Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/14

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 174-185).

CHAPITRE XIV.

découvertes importantes.


Le Juge de la Cour des Preuves, qui avait conçu la plus haute estime pour le docteur Rivard, dont la conduite si désintéressée et si généreuse à l’égard de l’orphelin Jérôme avait excité son admiration, se proposa de faire toutes les recherches possibles pour découvrir la naissance du petit Jérôme. Il s’imagina que le plus grand plaisir qu’il pourrait faire au docteur Rivard serait de le mettre sur la voie de rendre son pupille à ses véritables parents s’ils existaient encore, ou du moins de lui faire connaître leurs noms. Le juge pensa aussi qu’il pourrait se faire que l’orphelin eut droit à quelque héritage, et il aurait été heureux de pouvoir procurer au docteur les moyens de les acquérir.

En conséquence, le juge crut que le mieux à faire était de commencer ses recherches à l’Hospice des Aliénés ; il se rendit donc à l’Hospice, aussitôt qu’il eut délivré au docteur Rivard ses lettres de tutelle.

Jérémie, en reconnaissant le juge de la Cour des Preuves dans la personne qui descendait d’une superbe barouche arrêtée à la porte de l’hospice, ôta son chapeau de toile cirée et courut au devant de son honneur, qui en ce moment entrait.

— Vous êtes le portier de l’hospice ?

— Oui, votre honneur, à votre service.

— M. Charon, le chef de l’Institution, est-il ici ?

— Oui, votre honneur.

— Pourriez-vous l’aller chercher, j’aurais quelque chose à lui dire.

— Oui, votre honneur ; si vous préferez, je vais vous conduire à sa chambre.

— Volontiers, je vous suis.

Et Jérémie, son chapeau à la main et se courbant en deux pour rendre son salut plus respectueux, passa devant le juge pour lui montrer le chemin.

Le juge trouva M. Charon dans sa chambre, assis devant un bureau et arrangeant quelques papiers, qu’il numérotait. En voyant son honneur le juge, il se leva et lui fit un salut respectueux, en lui offrant un fauteuil pour s’asseoir.

— Je viens, M. Charon, lui dit le juge, pour vous prier de me donner quelques renseignements sur un pauvre enfant, que mon ami, le docteur Rivard, a bien voulu retirer aujourd’hui de cette Institution.

— Vous voulez parler du petit Jérôme ?

— Précisément.

— Que le docteur Rivard, votre ami a retiré aujourd’hui de cette Institution ?

— Celui-là même.

— Ah ! Il paraît que c’était un bien bon enfant, le petit Jérôme, si gentil, si timide ; et il paraît que sa maladie n’était pas incurable, et je ne doute pas que le docteur Rivard le ramène complètement à la raison avec des soins, comme il ne manquera pas de lui en donner.

— C’est ce que dit le docteur.

— Jérôme montrait, sur ces derniers temps, des signes sensibles de retour à la raison ; je les avais remarqués, et j’en avais parlé au docteur, qui fut de mon opinion. Ah ! c’est une bien généreuse personne que le docteur.

— Je désirerais savoir si vous connaissez les parents de Jérôme, ou quelques personnes qui les aient connus.

— Non, monsieur, personne. Depuis que le petit Jérôme a été amené à l’Hospice, personne, pas une âme ne s’est occupé ou informé de lui.

— Ne connaissez-vous pas la personne qui l’a amenée, n’y aurait-il pas moyen de la voir ou du moins de savoir son nom ?

— Ma foi, non ; il y a si longtemps de cela. C’est ordinairement le portier qui est chargé du soin de recevoir les personnes qu’on amène à l’Hospice ; et celui qui était portier ici, quand le petit Jérôme a été amené, en est parti depuis longtemps, et je crois qu’il est mort maintenant. Cependant… Arrêtez…

M. Charon se passa la main sur le front, regarda au plafond de l’air d’une personne qui croit avoir fait une découverte importante.

— Arrêtez, continua-t-il, après une petite pause, je crois que l’on doit trouver quelque chose dans les régistres ; on a coutume d’y entrer les noms de ceux qui amènent ici des orphelins. Si vous voulez m’accompagner, nous examinerons les entrées des registres.

M. le Juge suivit. M. Charon qui le conduisit au parloir.

— Voulez-vous avoir la bonté de nous donner l’index des régistres dans lesquels on entre le nom des aliénés ? dit M. Charon à Jérémie.

— Le voici, votre honneur, répondit le portier en apportant l’index.

M. Charon regarda à l’index et lut : « Jérôme, Folio 4, page 147. » Le Folio 4, était couvert de plus de deux lignes de poussière.

— Excusez, M. le juge, ce régistre est si couvert de poussière. Il y a plus de dix ans qu’il n’a point été touché. — Jérémie, veuillez enlever la poussière.

Quand le régistre eut été épousseté, M. Charon et le juge l’ouvrirent à la page 147.

— Ah ! ah ! s’écria le juge de la Cour des Preuves, ceci est important « 5 avril 1826… la femme Coco-Letard… Deux vieux livres attachés d’une ficelle et étiquetés No 278… Et cette note à la marge… Le véritable nom de Jérôme est Alphonse Pierre, né à la paroisse St. Martin, le 21 mai 1823. Sa mère était Léocadie Mousseau, femme de — actuellement décédée. » — Mais, M. Charon, ceci est important, bien important. — Nous sommes sur les traces des parents de Jérôme et j’espère réussir. Je vais écrire de suite à la paroisse St. Martin — Permettez que je prenne copie de ces notes.

Le juge écrivit sur son portefeuille les entrées du régistre.

— Mais, c’est curieux, M. Charon, que vous n’ayiez jamais entendu parler des parents du pauvre enfant ; et lui-même, l’enfant, ne prononça-t-il jamais d’autre nom que celui de Jérôme ?

— Jamais.

— Si fait, interposa ici Jérémie ; pardon, votre honneur, mais j’ai entendu dire à Gaspard le gardien, qu’il croyait que Jérôme, au lieu de montrer des signes de raison, en montrait au contraire de folie, et qu’il disait « qu’il savait bien son nom et qu’il ne s’appelait pas Jérôme. »

— Allez chercher Gaspard, M. Jérémie, lui dit le juge, si M. Charon n’a pas d’objection.

— Certainement.

« Sa mère était Léocadie Mousseau ! » répétait le juge vivement excité et se promenant de long en large dans le parloir, les deux mains derrière le dos. « Léocadie Mousseau… 1823… paroisse St. Martin ! »… Mais c’est étrange ; j’ai connu cette Léocadie Mousseau ; j’ai de vagues souvenirs ; mais non, ce n’est pas possible ?… ce serait extraordinaire !… cependant !…

Ici le juge fut interrompu dans ses réflexions par l’arrivée de Jérémie accompagné du gardien Gaspard.

— Si vous me le permettez, M. Charon, je désirerais faire quelques questions à M. Gaspard.

— Sans doute, tant qu’il vous plaira, répondit M. Charon en inclinant doucement la tête.

— Vous êtes un des gardiens de l’Hospice, monsieur ? dit le juge à Gaspard.

— Oui, monsieur.

— Que connaissez-vous du petit Jérôme ?

— Oh ! pas grand chose, si ce n’est que j’ai cru m’apercevoir dernièrement qu’il était plus gai que d’habitude.

— Preuve, s’écria M. Charon en faisant un signe au juge, preuve que l’enfant revenait à son bon sens, car une des plus grandes marques de sa maladie, c’était sa taciturnité. Le docteur Rivard avait bien raison.

— Et après ? continua le juge, en s’adressant à Gaspard.

— Après, je remarquai que le petit Jérôme se parlait souvent à lui-même, et je lui demandai ce qu’il avait. « Oh, rien, dit-il, je sais que je ne m’appelle pas Jérôme et que je vais bientôt aller voir maman à la paroisse St. Martin. »

— Il a dit ça ? s’écria M. Charon.

— Oui, monsieur.

— Après ? dit le juge.

— Je lui demandai comment il savait tout ça, et quel était son nom, puisque Jérôme n’était pas le sien. « Je ne vous le dirai pas, car on me traiterait de fou ; mais je sais bien que je m’appelle Alphonse Pierre, et que maman se nomme Léocadie Mousseau… » Le pauvre petit, après avoir dit ces mots, se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Il a dit tout ça ? s’écria encore M. Charon en faisant un signe significatif à M. le juge ; pauvre petit, il revenait à la raison ; de vieux souvenirs surgissaient à sa mémoire, et la pensée de sa mère, pauvre petit malheureux, le faisait pleurer. Que pensez-vous de tout ça, M. le juge ?

— Et après, dit le juge en s’adressant à Gaspard, sans faire attention à la question de M. Charon.

— Et après, c’est tout, je ne pus plus rien tirer du petit Jérôme. Je n’en fis pas grand cas dans le moment, et loin de penser que c’était un retour à la raison, je pensai que c’était plutôt un signe de folie ; j’en parlai à M. Jérémie et depuis je n’y ai plus pensé.

— Et c’est tout ce que vous savez, M. Gaspard ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer. Je crois, M. Charon, que nous ferions bien d’examiner les deux vieux livres attachés d’une ficelle et étiquetés No 278, dont parlent les régistres ; nous y trouverons peut-être quelque chose, qui pourra encore nous guider dans nos recherches.

Jérémie alla chercher les deux bouquins, couverts d’une si épaisse couche de poussière qu’on eut dit qu’ils n’avaient pas été touchés depuis vingt ans ; Jérémie, en soufflant sur la poussière, en fit un tel tourbillon que l’habit de M. Charon en fut tout couvert.

— Allons, M. Jérémie, ne pourriez-vous pas prendre plus de précaution, grommela le chef de l’Hospice, vous aveuglez M. le Juge.

— Pardon, votre honneur, je suis un benet et un maladroit !

Et le pauvre Jérémie, tout confus de sa mésaventure, prit son mouchoir pour en essuyer les bouquins ; après quoi il les présenta au juge, en lui faisant un profond salut.

Le juge ne put s’empêcher de sourire, malgré sa préoccupation, de la contenance penaude du portier. Il prit les livres, ouvrit l’un des volumes, après avoir placé l’autre sur une table qui se trouvait près de lui. Il feuilleta quelque temps et ne trouva rien, pas un nom d’écrit, pas une note, pas une seule écriture. Il le déposa sur la table d’un air contrarié, et ouvrit le second volume à la première page ; rien d’écrit au commencement, rien d’écrit à la fin ! la figure du juge témoignait un vif désappointement.

— Je pensais bien, dit M. Charon, que l’on ne découvrirait rien dans ces vieux bouquins ; maître Asselin n’aurait pas manqué de les visiter.

Tout en disant cela, M. Charon avait les yeux sur le livre que le juge tenait entre ses mains et dont il faisait rapidement passer les feuilles, en laissant couler son pouce sur les tranches usées du volume.

L’œil de M. Charon avait entrevu quelque chose de blanc.

— Ah ! M. le juge, arrêtez donc ; je crois qu’il y a un papier.

— Un papier !

En effet il y avait un papier, bien sale, tâché de jaune comme s’il eut été trempé dans du jus de tabac.

— Un extrait de naissance ! s’écria le juge, dont la figure s’anima et les yeux brillèrent ; voyons : et ils lurent : « Extrait du Régistre des Baptêmes, Mariages et Sépultures de la paroisse St. Martin, état de la Louisiane, pour l’année mil huit cent vingt-trois. »

« Le vingt-et-un mai, mil huit cent vingt-trois, par nous, prêtre, soussigné, a été baptisé Alphonse Pierre, né ce matin, du légitime mariage de Sieur Alphonse Meunier, négociant, résidant à la Nouvelle-Orléans, et de Léocadie Mousseau, du même lieu. Le parrain a été Vital Desnoyers et la Marraine Alphonsine Mousseau qui, ainsi que le père présent, ont signé avec nous. »

(Signé)Alphonse Meunier,
Vital Desnoyers,
Alphonsine Mousseau.

« Lequel extrait, nous soussigné, curé desservant la dite paroisse St. Martin, certifions être conforme au régistre original déposé dans les archives de la cure de la dite paroisse St. Martin. Ce quatre octobre mil huit cent vingt-trois. »

D. Curato, Ptre. Curé.

Le juge, tout ému et tenant le papier dans ses mains, regardait tour à tour M. Charon, le papier et M. Jérémie.

— C’est étrange, dit-il enfin avec émotion, je vais immédiatement écrire à la paroisse St. Martin pour avoir des renseignements. Il y a quelque chose de mystérieux et de providentiel en tout ceci. Un orphelin dont on ignore et la naissance et les parents, dans un asile de fous, lui l’héritier de la plus brillante fortune de la Nouvelle-Orléans. Et son père, le vénérable Alphonse Meunier, qui croyait son fils mort !

— Est-ce possible ? M. le juge, s’écria M. Charon, tandis que Jérémie, les yeux fixés sur le juge et la bouche béante, semblait stupéfié.

— Si c’est possible ! mais vous voyez comme moi.

— Il y a dans tout cela le doigt de la providence dont les desseins cachés se révèlent parfois pour confondre nos raisonnements. Vous ne sauriez, M. Charon, concevoir la joie que je ressens d’avoir fait cette découverte, et je suis convaincu que le père Meunier doit se réjouir au ciel de voir que le docteur Rivard, son meilleur ami sur cette terre, a été appelé, à son insçu, à servir de père à l’enfant de celui qui lui avait été si cher en ce monde.

— C’est bien vrai ce que vous dites là, M. le juge, répondit M. Charon.

— Les décrets de Dieu sont admirables, car soyez sûr que le docteur Rivard aurait refusé d’accepter la tutelle de Jérôme, s’il eut pu même soupçonner qu’une fortune quelconque devait écheoir à son pupille, et à bien plus forte raison s’il eut su que la plus grande fortune de la Louisiane devait lui tomber en partage.

— C’est bien vrai, s’écrièrent à la fois M. Charon et Jérémie.

— Je ne serais pas surpris que le docteur, en apprenant cette importante découverte, voulût se démettre de sa tutelle afin de ne pas se charger de l’administration d’une si grande fortune. Il est si délicat, si consciencieux ; il a si peu de présomption, une si grande défiance de ses capacités ; et pourtant il est le seul, dans toute la Nouvelle-Orléans, que je considère, en conscience, digne et capable de bien administrer une telle succession.

— C’est bien vrai, dit M. Charon.

— C’est bien vrai, répéta Jérémie.

— Prenez bien soin, M. Charon, de ces livres et de cet extrait, dans deux ou trois jours je pourrai en avoir besoin ; surtout je vous recommande de garder le secret sur l’importante découverte que nous venons de faire, jusqu’à ce qu’il soit temps de tout faire connaître.

— Nous n’y manquerons pas, répondirent à la fois M. Charon et Jérémie.

— Il serait important, continua le juge, de savoir si la femme Coco-Letard vit encore et où elle demeure ; elle pourrait peut-être jeter quelque lumière sur une aussi mystérieuse aventure. Faites des perquisitions ; je vais, de mon côté, en faire immédiatement et expédier à la hâte un courrier pour la paroisse St. Martin. Adieu, messieurs, et, tenez la chose secrète.

Quand le juge fut parti, le chef de l’hospice remonta à sa chambre, et Jérémie s’assit dans un coin du parloir sur un banc, prit son chapeau qu’il mit à terre, s’enfonça la tête entre ses deux mains appuyant ses coudes sur ses genoux, et dans cette posture il essaya de sonder les décrets de la providence. — Mais après une demi-heure d’une profonde méditation, il se leva en poussant un long soupir, prit son chapeau qu’il replaça avec lenteur sur sa tête, et avoua franchement « qu’il n’y comprenait rien du tout. »

Le lendemain, quand le docteur Rivard alla faire sa visite quotidienne à l’hospice, Jérémie ne put s’empêcher de lui dire avec un air mystérieux : “ Docteur, nous avons eu une grande visite hier, son honneur M. le juge de la Cour des Preuves est venu prendre des informations à l’égard du petit Jérôme, et si vous saviez ce que l’on a trouvé dans deux vieux livres… mais, tenez, c’est un secret et je suis sous silence ! Dans deux ou trois jours vous saurez…

Le docteur Rivard, qui d’abord s’était senti tout bouleversé, avait repris tout son sang-froid, et son impassible physionomie ne trahissait aucune émotion.

— Tant mieux, répondit-il, pourvu que mon cher petit Jérôme puisse y trouver son avantage !

— Vous verrez, vous verrez… À propos connaissez-vous une femme du nom de Coco-Letard ? M. le juge dit qu’il est de toute importance qu’on la découvre.

— Coco-Létard, Coco-Létard, répéta le docteur Rivard, en affectant un air pensif ; mais il me semble avoir connu quelqu’un de ce nom là… Oui, en effet, je me rappelle, une vieille femme ; mais elle est morte il y a trois à quatre ans ; je m’en remets bien maintenant, elle est morte du choléra, j’étais son médecin.

— Elle est morte ! c’est un malheur mais puisqu’il en est ainsi, on ne peut rien y faire !

Et le docteur, sans plus faire attention à Jérémie, comme si tout ce que ce dernier lui aurait dit était de peu d’importance, entra dans les corridors de l’hospice, alla visiter les salles, et dix minutes après retourna à son logis.