Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/11

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 132-146).

CHAPITRE XI.

l’hospice des aliénés.


À l’encoignure des rues St. Louis et des remparts, il y avait en 1831, un hospice des Aliénés, devenu depuis la proie des flammes. Dans cet Hospice se trouvait un idiot de douze à treize ans, dont la figure chétive et la taille grêle et petite lui donnaient l’apparence d’un enfant de dix à onze ans. D’une excessive timidité, il n’osait jamais lever les yeux sur aucune des personnes avec lesquelles il se trouvait journellement en contact. Ses dispositions se ressentaient de sa timidité, il était toujours seul dans un coin de la salle affectée aux aliénés de son âge, ou sous un des arbres de la cour pendant la belle saison. Une de ses manies était de compter les doigts de sa main gauche, en les touchant les uns après les autres avec l’index de sa main droite ; après avoir répété cette manœuvre une dizaine de fois, il lâchait un petit cri aigu et criait : gladu, gladu, gladu ; puis il se prenait à courir une dizaine de pas, s’arrêtait recommençait à compter et à crier : gladu, gladu, gladu ! Tout le temps qu’il était dans la cour, il fesait ce manège. Dans la salle il s’accroupissait dans un coin, et suivait d’un œil morne et avec un regard vague les jeux des autres.

Son nom sur les livres était Jérôme, on ne lui en connaissait pas d’autres. Sans parents ni amis, il était à la charge de l’état depuis une dizaine d’années. On ignorait complètement et son âge, et le lieu de sa naissance et le nom de ses parents. D’une excessive sensibilité, il se serait bien attaché à quelqu’un, mais la figure sévère des gardiens et la malice de ses compagnons lui faisaient peur. Avec de la bonté et des soins, on eut peut-être pu arracher cette frêle créature à la démence, qui tous les jours faisait de nouveaux progrès dans son cerveau malade. Mais qu’attendre de la bonté et des soins de ces hospices, où il semble que ces qualités soient incompatibles avec les fonctions que l’on doit y remplir ? À part du Docteur Léon Rivard, le médecin de l’Hospice, du chef, du portier et des gardiens, personne ne mettait les pieds dans cette institution.

Dans le cabinet du portier plusieurs vieux registres contenaient les noms des aliénés depuis la fondation de l’Hospice. Chaque fois qu’un nouveau patient était amené, le portier écrivait sur le régistre son nom et prénom, et la date de son entrée ; à la marge, il faisait quelquefois quelques remarques, pour servir au besoin, et tout était dit. Si le nouveau patient était muni de hardes ou autres effets, le portier les remettait aux gardiens s’ils pouvaient lui servir ; et tout ce qui n’était d’aucun usage, était attaché, étiqueté et jeté dans une chambre destiné à cet effet, d’où on ne les retirait plus. Il était rare que l’on eut recours aux régistres, et encore bien moins aux paquets étiquetés.

Tous les jours, de midi à une heure, le docteur Rivard visitait l’Hospice, ce qui lui procurait un traitement de huit cents piastres de la part du gouvernement. Après avoir fait le tour des salles, jeté un coup-d’œil dans les cours, prescrit quelques remèdes, il s’en retournait pour ne revenir que le lendemain à la même heure. Rarement il lui arrivait de parler aux aliénés, ou de leur procurer quelque confort. Que lui importait, à lui, leur plus ou moins de bien-être ou de misère ? Il était payé pour les visiter en qualité de médecin du corps, il faisait régulièrement sa visite journalière ; que pouvait-on désirer de plus ? C’est vrai ; on ne pouvait strictement rien exiger de plus de lui ; mais si son âme dure eut eu une ombre de compassion, il eut pu faire beaucoup, car son autorité était grande dans cette institution. Tous les employés, depuis le chef jusqu’au dernier des gardiens, lui devaient leur situation ; il n’avait qu’à le vouloir pour les faire destituer, et ils le savaient bien.

Chaque fois que le docteur Rivard visitait l’Hospice, c’est-à-dire tous les jours, sa figure sévère annonçait que c’était pour lui un devoir importun. Or le portier de l’Hospice fut bien surpris, le 28 octobre, jour où monsieur Pluchon avait remis la petite cassette au docteur Rivard, de voir arriver ce dernier, vers onze heures du matin, la figure presque souriante. « Le docteur, se dit le portier, a fait quelque bonne œuvre ce matin ; il n’est content que lorsqu’il a rempli quelque mission de charité ; c’est drôle cependant que pour un si saint homme, il ne fasse rien pour ces pauvres insensés. Peut-être est ce au fond le meilleur traitement : il faut bien le croire, puisqu’il n’en veut pas d’autre. Mais il me semble tout de même, qu’il n’y en a guère qui y gagnent à son traitement ; et bien peu sortent d’ici, une fois entrés, excepté que ce ne soit pour aller au cimetière ! » Le portier avait à peine terminé son monologue, que le docteur Rivard entra.

— Bonjour, monsieur le portier.

Le portier fut si étonné d’entendre le docteur Rivard lui souhaiter le bonjour, ce qui ne lui était pas arrivé depuis le jour de l’an dernier, qu’il resta tout ébahi, la bouche ouverte.

— Eh ! qu’avez-vous donc, mon brave monsieur Jérémie ? lui dit le docteur, en lui frappant familièrement sur l’épaule.

— Mais rien, monsieur le docteur.

— Allons, c’est bon. Et comment va ce pauvre enfant, le petit Jérôme ?

— Je n’en sais rien, docteur, je ne l’ai pas vu depuis une semaine ; voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Non, ce n’est pas la peine. Je vais aller le voir. C’est un bon enfant celui-là ; depuis longtemps je m’intéresse à lui. À propos, mon cher monsieur Jérémie, j’ai oublié mon livre de prescriptions à la maison, faites-moi donc le plaisir de l’aller chercher, la vieille Marie vous le donnera. Tenez, voici pour boire un petit coup à ma santé. Allez, mon cher. Je vais appeler un des gardiens pour rester au parloir durant votre absence.

— Merci, monsieur le docteur ; je ne serai pas longtemps, dans dix minutes je serai de retour.

Et Jérémie partit sans s’occuper de qui garderait son parloir. Le docteur savait bien qu’il serait au moins une bonne demi heure avant de revenir ; c’est tout ce qu’il voulait. Quand Jérémie fut hors de vue, le docteur tourna la clef de la porte d’entrée, ainsi que de celle qui communiquait du parloir à l’intérieur du logis. Le docteur prit l’index des régistres, où on entrait les noms des aliénés, et il lut : « Jérôme, folio 4, page 147. » Il ouvrit le folio 4, tout couvert de poussière, et il lut à la page 147 : « Jérôme — orphelin, parents inconnus, abandonné sur la levée au bas du couvent des Ursulines ; âgé de — amené à cet Hospice, le 5 avril 1826, par une femme se nommant Coco-Letard ; deux vieux livres ont été remis par la femme disant qu’ils appartenaient à l’enfant ; je les ai attachés d’une ficelle et étiquetés No 278. Ils sont dans la chambre aux étiquettes. Signé, P. Asselin, P. H. A. »

Le Dr. Rivard vit avec satisfaction qu’il n’y avait pas de notes à la marge. Il remit avec précaution l’index et le registre à leur place, après en avoir pris un extrait. Il passa dans la chambre aux étiquettes, dont la porte donnait dans le parloir ; la clef était à la serrure. Une foule de paquets de toutes sortes, de toutes grosseurs, de toutes façons, étaient rangés avec ordre sur des tablettes, ayant leurs étiquettes en dehors. Le Dr Rivard n’eut pas de difficulté à découvrir le No 278 ; il détacha la ficelle et ouvrit les deux bouquins, dont les premières feuilles étaient déchirées ; mais il importait fort peu au docteur de savoir le titre des livres, ce qui lui importait c’était de pouvoir glisser un papier dans l’un d’eux, de les rattacher avec la ficelle et de les remettre en leur lieu et place, sans en avoir secoué la poussière et sans avoir été aperçu ; tout réussit au docteur, comme il le désirait. Après avoir fermé la porte de la chambre aux étiquettes, il alla ouvrir celles qu’il avait fermées, et sonna un des gardiens. Il en arriva bientôt un, auquel le docteur recommanda de garder le parloir durant l’absence de Jérémie ; puis il entra dans l’intérieur de l’hospice, et monta droit à la chambre qui lui était réservée ; après quoi, il donna ordre qu’on lui amena le petit « Jérôme, » en recommandant de le traiter avec douceur.

Jérôme, en apprenant que le docteur le faisait demander à sa chambre, se mit à trembler de tous ses membres et à jeter des cris. Le gardien fit tout ce qu’il put pour l’apaiser, et ce ne fut que lorsqu’il lui eut assuré que le docteur voulait lui donner du sucre candi, que Jérôme se décida à le suivre.

— Il va me donner du sucre candi ! Va-t-il m’en donner bien gros ?

— Oh ! oui, bien gros.

— Bien gros… hi ! hi ! hi ! et le pauvre petit malheureux se mit à rire d’un rire qui faisait peine à entendre. En entrant dans la chambre du docteur Rivard, il courut à lui en criant : sucre candi ! sucre candi ! Le docteur, qui connaissait l’excessive passion du petit malheureux pour les sucreries, avait apporté un cornet de dragées qu’il lui donna, après l’avoir affectueusement caressé et lui avoir dit quelques paroles de consolation. Jérôme, peut-être plus étonné des marques d’affection que lui avait données le docteur qu’il n’était joyeux d’avoir ses sucreries, regarda le docteur avec ses grands yeux vitrés, puis il regarda son cornet de dragées, puis le remettant au docteur :

Je n’en veux pas, lui dit-il les larmes aux yeux, vous vous êtes trompé, docteur, ce n’est pas pour moi, je suis Jérôme, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Oui, mon pauvre Jérôme, je te reconnais bien, je t’aime ; tu sais que je t’aime ; je veillais sur toi sans que tu le sçusses, et tu seras bien traité à l’avenir.

Et le pauvre idiot, ne comprenant pas ce langage si nouveau pour lui, regardait toujours le docteur avec ses grands yeux.

— Connais-tu ton père et ta mère, Jérôme, lui dit le docteur en l’attirant doucement près lui ?

— Non, monsieur.

— Eh bien ! je vais te le dire, tâche bien de le retenir, surtout ne dis pas que c’est moi qui te l’ai appris ; car vois-tu, si tu le dis, je ne te donnerai plus de sucre, et puis tu serais cause que l’on me ferait bien du mal. Tu ne voudrais pas que l’on me fit de mal à moi qui veux te tenir lieu de père et te donner du sucre candi tous les jours, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, non, non.

— Eh bien ! tu t’appelles Alphonse Pierre !

— Alphonse ! oh ! quel joli nom ! est-ce que je m’appelle Alphonse Pierre ?

— Écoute donc : Ta mère s’appelait Léocadie Mousseau.

— Ma mère ! j’ai donc une mère, moi ? Et elle s’appelle Léocadie Mousseau ! Oh ! je veux voir ma mère, ma mère, ma mère !

— Tu ne peux pas, pauvre enfant, elle est morte à la paroisse St. Martin, en 1823.

— Elle est morte, c’est égal, je veux la voir, ma mère ! oh ! mon bon docteur, vous me la laisserez voir ma mère, n’est-ce pas ?

— Quel âge as-tu ?

— Je ne sais pas.

— Quoi, tu ne sais pas, mais tu devrais le savoir : tu as treize ans ; treize, entends-tu ? Tu es né à la paroisse St. Martin.

— Ah ! j’ai treize ans ! je ne le savais pas, et je suis né ?

— À la paroisse St. Martin.

— À la paroisse St. Martin ?

— Mais oui, te rappelles-tu le nom de ta mère ?

— Ma mère… arrêtez… ah ! oui… Léocadie Mousseau.

— C’est bien, mon enfant, et quel âge as-tu ?

— Quel âge ?… attendez… treize ans.

— C’est bien ; et où es-tu né ?

— Oh ! ça, je me le rappelle bien, à la paroisse St. Martin.

— C’est bien, mon enfant, viens m’embrasser. Tous les jours, si tu es bon garçon, je t’apporterai des sucreries.

— Voudriez-vous aussi m’apporter un petit cheval de bois, comme celui de la petite fille de M. Charon, le chef de la maison ?

— Nous verrons ; maintenant mange ton sucre candi et amuse-toi dans cette chambre, en attendant que je revienne ; je ne serai pas longtemps.

Jérôme se mit à dévorer ses sucreries. Le docteur retourna au parloir où Jérémie venait d’arriver, n’ayant pu trouver le livre du docteur : ce dernier, qui ne tenait pas fort à son livre de prescriptions, alla faire le tour des salles et remonta à sa chambre. Avant d’entrer, il prêta l’oreille et il entendit Jérôme, qui lâchait de petits cris de joie et répétait gladu ! gladu ! gladu ! gladu ! gladu ! signe infaillible qu’il était content. En entrant, le docteur lui sourit d’un air de bonté, et Jérôme courut à lui en lui demandant « s’il lui avait apporté le petit cheval de bois. »

— Non, mon enfant, pas encore ; dans deux ou trois jours, si tu es bon garçon, et si tu retiens bien ce que je t’ai dit.

— Pour sûr ?

— Pour sûr. Tiens, voyons si tu as oublié. Quel est ton nom ?

— Jérôme.

— Non ; le nom que tu avais avant de venir ici ?

— Je n’en avais pas.

— Mais oui, tu t’appelais Alphonse Pierre.

— Ah oui ! Alphonse Pierre, je me souviens.

— Quel est ton âge ?

— Treize ans.

— C’est bien. Où es-tu né ?

— À la paroisse St. Martin.

— C’est bien. Quel était le nom de ta mère ?

— Ma mère, ma mère ah ! attendez. Et l’enfant se mit à pleurer.

— Ne pleure pas ; voyons, je ne te donnerai pas de cheval de bois. Quel était le nom de ta mère ?

— Léocadie Mousseau ! Vous me donnerez mon cheval de bois, n’est-ce pas, docteur ?

— Oui, mon enfant, si demain et après demain tu te rappelles bien ce que je viens de te faire répéter. À propos, je t’ai dit tout à l’heure que j’allais t’apprendre ton âge et ton nom et celui de ta mère, mais ce n’est pas moi qui te les ai appris, tu le savais avant moi ; c’est toi-même qui m’as dit tout ça, les premiers jours que tu es entré ici. Ne t’en rappelles-tu pas ?

— Non, je ne m’en rappelle pas.

— Tu ne t’en rappelles pas ? Eh bien, si tu ne t’en rappelles pas, je ne te donnerai pas de cheval de bois.

— Oui, oui, je m’en rappelle.

— Nous verrons ça demain.

Quelques temps après, le pauvre idiot fut reconduit à sa salle ; il courut dans un coin et il se mit à répéter à voix basse son âge, son nom et celui de sa mère, de peur de les oublier, tant il craignait de ne pas avoir son petit cheval de bois.

Le docteur Rivard retourna à son logis d’un pas leste et joyeux ; il avait mieux réussi qu’il n’avait osé l’espérer.

Si vous voulez maintenant entrer avec le docteur dans son cabinet, nous pourrons peut-être avoir une explication des motifs qui l’avaient fait agir ainsi, à l’Hospice des Aliénés.

Le docteur, en entrant dans son cabinet, en ferma la porte à clef, ouvrit une armoire et en retira la petite cassette de maroquin rouge qu’il déposa sur son bureau. Parmi plusieurs liasses de papiers, soigneusement numérotées, il choisit un petit paquet qu’il étendit sur la table, ils étaient marqués au dos No 1, No 3, No 4.

Le No 1 contenait ce qui suit :

« Extrait du régistre des baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse St. Martin, État de la Louisiane, pour l’année mil huit cent vingt. Le dix-neuf mars, mil huit cent vingt, par nous, prêtre soussigné, ont été mariés Alphonse Meunier, né au Canada, fils majeur de sieur Antoine Meunier et de Marguerite Giard, ses père et mère, et demoiselle Léocadie Mousseau, née dans le royaume de France, fille majeure de Cyprien Mousseau et d’Adélaïde Villeray, ses père et mère. Les dits Alphonse Meunier et la dite Léocadie Mousseau ont signé ainsi que les témoins, avec nous. »

« D. Curato, Ptre. Curé. »

Le No 2 n’était pas dans la cassette. C’était l’extrait de naissance d’Alphonse Pierre Meunier, fils unique d’Alphonse Meunier et de Léocadie Mousseau, né à la paroisse St. Martin, le 21 mai 1823.

Le No 3 contenait l’extrait de sépulture de Léocadie Mousseau, femme de feu Alphonse Meunier, décédé à la paroisse St. Martin, le 29 mai 1823.

Le No 4 contenait l’extrait de Sépulture d’Alphonse Pierre Meunier, décédé à la paroisse de Natchitoches, le 24 août 1825.

Le docteur prit les Nos 1 et 3, et les remit dans la cassette, qu’il renferma à clef dans l’armoire. Le No 4, il le déchira en petits morceaux, qu’il alla jeter dans le feu.

Un instant après le docteur revint, tira son livret de notes et lut l’extrait qu’il avait fait, le matin, du régistre de l’Hospice des Aliénés.

— « P. Asselin ! » C’est bien là, se dit-il, le nom de l’ancien portier de l’Hospice, Mais où est-il maintenant ? est-il mort ? vit-il encore ? Je donnerais cent piastres pour savoir où il est ! Si je pouvais le voir seulement un quart-d’heure ! et le docteur se mit à marcher de long en large, se frottant les mains et se grattant le front de temps en temps. « Tiens ! une idée… » Et le docteur prit son chapeau et se rendit chez un marchand libraire, à quelque distance de chez lui.

— Bonjour, monsieur, dit-il au commis, pourriez-vous me laisser voir votre livre d’adresse ?

— Oui, monsieur, le voici.

Le docteur chercha à la lettre A, et trouva « P. Asselin, fabricant d’allumettes, No 130, rue des Allemands. » Il ne perdit pas de temps, prit une voiture de remise et se rendit au No 130 rue des Allemands ; là il trouva P. Asselin, le même P. Asselin, ancien portier de l’Hospice des Aliénés de la Nouvelle-Orléans.

— Tiens, père Asselin, mais c’est vous, et moi qui vous croyais mort depuis le dernier choléra.

— Eh bien, non, monsieur le docteur, je ne suis pas mort, comme vous voyez. Toujours à l’ouvrage nuit et jour, pour compléter une petite somme.

— Pour compléter une petite somme ! Et pourquoi ?

— Je voudrais passer en France, pour y aller finir mes jours auprès de ma vieille sœur, qui m’a écrit le mois dernier qu’elle m’attendait.

— Et quand voudrais-tu partir ?

— Mais dès demain, si j’avais l’argent pour payer mon passage.

— Combien te faut-il ?

— Encore vingt-cinq piastres, mais comme je trouve vingt piastres de mon établissement, je n’ai plus besoin que de cinq piastres.

— Ce n’est pas le diable. Pourquoi n’es-tu pas venu me trouver !

— Ah ! monsieur le docteur, vous êtes toujours si bon, si généreux ! mais voyez-vous, je n’ai jamais mendié, et j’aimerais mieux mourir que de demander.

— Allons, allons, fausse honte que tout ça ; entre vieilles connaissances on ne fait pas tant de façons. Ah ! à propos, maintenant que j’y pense, un vieux souvenir qui me revient de bien loin ; il y a cinq à six ans, je me suis aperçu que tu avais oublié de faire quelques notes dans le registre des entrées de l’Hospice des Aliénés. Pour le moment je ne me rappelle pas bien ce que c’est, il y a si longtemps que je n’ai vu les régistres.

— Mais, docteur !

— Il n’y a pas de mais, ce n’est qu’une affaire de forme. Allons, monte en voiture avec moi et dans dix minutes je te ramènerai.

Le père Asselin se lava les mains, mit son habit des dimanches et monta dans la voiture du docteur Rivard.

— Postillon, à l’Hospice des Aliénés.

Les chevaux partirent au grand trot, et bientôt le docteur entrait au parloir de l’Hospice, suivi du père Asselin.

Jérémie, en voyant venir le docteur pour la deuxième fois dans la même journée, crut que le docteur rajeunissait.

— Bonjour, Jérémie. Tu vas me trouver un peu fatiguant aujourd’hui ? — sais-tu que j’ai encore une petite commission à te faire faire.

— Pas du tout, docteur.

— Eh bien ! fais-moi donc le plaisir d’aller chez l’apothicaire m’acheter deux onces d’opium.

Le docteur mit un billet de deux piastres dans la main de Jérémie, en lui disant de garder le change pour lui.

Aussitôt qu’il fut parti, le docteur prit le folio 4 des régistres des entrées de l’Hospice, et prenant bien soin de n’en point secouer la poussière, il l’ouvrit au hasard, feuilleta quelques pages, fit faire quelques corrections insignifiantes au père Asselin ; puis étant arrivé, comme par hasard, à la page 147.

— « Tiens, dit-il, je ne m’étais pas aperçu de ceci ! mais, père, tu avais donc oublié d’entrer à la marge ce que je t’avais dit à l’égard du petit Jérôme ? »

— Mais, vous ne m’en avez jamais rien dit !

— Ah bien, par exemple, en voilà une bonne ! c’est bien heureux que je m’en sois aperçu aujourd’hui ; il est vrai que c’est de bien peu d’importance, mais enfin, c’est une justice à ce pauvre enfant. Qui sait, peut-être qu’un jour ça pourra lui servir ?

— Qu’est-ce que vous m’avez dit, docteur ?

— Écris.

Et le père Asselin écrivait à la marge, en face de l’entrée de « Jérôme, » sous la dictée du docteur :

« Le véritable nom de Jérôme est Alphonse Pierre, né à la paroisse de St. Martin, le vingt et un mai mil huit cent vingt trois. Sa mère était Léocadie Mousseau, femme de — actuellement décédé. »

— C’est bien, signe de tes initiales maintenant.

De père Asselin signa sans se douter de l’importance de ce qu’il venait de faire. Le docteur remit avec précaution les régistres à leur place, et, sans attendre le retour de Jérémie, partit avec le père Asselin, qu’il reconduisit chez lui.

Le lendemain un vaisseau partait pour le Hâvre-de-Grâce ; le père Asselin, qui avait complété sa somme, était passager à bord.

Quand le docteur Rivard retourna le lendemain à l’Hospice, il fit encore venir Jérôme à sa chambre, lui donna des sucreries, et après s’être assuré qu’il se rappelait parfaitement la leçon qu’il lui avait apprise la veille, il lui recommanda de ne dire à personne qu’il savait son vrai nom et celui de sa mère, excepté que quelqu’un ne lui demandât spécialement : « car, lui dit-il, si tu t’en ventais de toi-même, on te croirait fou. Ainsi si on ne te le demande pas, n’en dit rien ; si on te demande pourquoi tu ne le disais pas, tu répondras que tu craignais qu’on ne se moquât de toi. » Le docteur lui fit encore répéter deux ou trois fois sa leçon, après quoi il alla trouver le chef de l’institution, auquel il n’eut pas de peine à persuader que Jérôme manifestait des signes sensibles d’un prompt retour à la raison. Le chef de l’institution, qui ne s’occupait jamais des aliénés, laissant ce soin aux gardiens, crut le docteur, et ne s’en occupa pas davantage. C’est tout ce que ce dernier désirait.