Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/06

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 62-76).

CHAPITRE VI.

la chasse.


Durant la nuit, les deux vaisseaux, dont le haut des mâts était à peine visible à l’horizon au coucher du soleil, s’étaient tellement rapprochés qu’au point du jour l’un d’eux se trouvait par le travers du Zéphyr du côté du vent, à une portée de canon. C’était une polacre, sous toutes ses voiles, et offrant au vent tous les chiffons de toile qu’elle pouvait porter. À cinq ou six milles en arrière, une corvette, qui elle aussi charriait de la voile autant qu’elle en pouvait porter, faisait tous ses efforts pour gagner au vent du Zéphyr.

La polacre semblait attendre la corvette, car elle commença à rentrer ses bonnettes et à amener ses perroquets volants.

L’officier de quart crut qu’il était à propos de réveiller le capitaine, et il descendit dans la cabine.

— Capitaine, deux voiles en vue !

— Et après ?

— Je n’aime pas leurs manœuvres !

— À quelle distance ?

— L’une par notre travers, au vent ; et l’autre à cinq ou six milles en arrière.

— Quelle espèce de navires ?

— Le plus près est un trois-mâts. Je n’ai pas pu bien distinguer, mais j’ai cru entrevoir des sabords. Le second est à peine visible.

Le capitaine sauta à bas de son hamac, saisit sa longue-vue et monta sur le pont.

L’aurore commençait à poindre ; une lueur pâle et faible semblait sortir des flots vers l’Orient ; de gros nuages noirs, poussés par la brise, semblaient courir au dessus des mâts.

D’un coup d’œil le capitaine reconnut que c’était une polacre, armée en guerre. Il ne pouvait encore reconnaître le vaisseau qui était à l’arrière, et qui apparaissait comme une masse noire, s’avançant en roulant sur les ondes, comme le génie des tombeaux.

— En haut, tout le monde sur le pont ! cria le capitaine.

Cet ordre fut répété par l’officier de quart, et en un instant tout l’équipage fut debout.

— Largue les ris du petit hunier !

— Oui, oui, capitaine.

Et cinq à six matelots s’élancèrent dans les haubans du mât de misaine.

— Borde le grand foc, en avant là !

— Timonier, veille à la risée !

— Oui. oui, capitaine.

— Lof à la risée !

— Lof, répéta le timonier.

— Laurin, cria le capitaine en s’adressant au maître canonnier, vieux loup de mer à la moustache grise, chargez moi un canon à poudre pour assurer notre pavillon. Ce vaisseau ne montre pas ses couleurs, nous allons lui montrer les nôtres.

— Oui, oui, capitaine.

Un instant après, le pavillon américain montait au haut du mât le long de sa drisse, son battant flottant au vent et déployant ses couleurs nationales. Un coup de canon, tiré à poudre, vint ébranler le Zéphyr jusqu’au fond de sa cale.

Frappé comme par un coup d’électricité, un homme bondit comme une balle dans la cabine et retomba sur ses pieds en dehors de son lit. La première impulsion de cet homme fut de se fourrer sous la table, mais la vue de Sir Arthur Gosford, qui s’habillait à la hâte, modifia considérablement l’évolution qu’il allait exécuter.

— Oh ! mon cher monsieur, qu’est-ce que ça veut dire ? nous avons été surpris par des pirates ! je crois les entendre qui montent à l’abordage ; ils nous ont tiré une bordée à bout touchant ! Entendez-vous ? quel piétinement sur le pont !

— J’espère que ce n’est rien, répondit Sir Gosford, d’une voix calme. Peut-être quelque signal. Montons sur le pont pour nous en informer.

— Oui, c’est ça, montez ; vous descendrez ensuite me dire ce que c’est. Pendant ce temps là, je vais m’habiller et charger mes pistolets.

— Oh ! comte, vous n’avez pas besoin de vos pistolets, je vous en garantis.

— C’est toujours plus prudent, qui sait ?

Quand Sir Gosford fut monté sur le pont, il vit le capitaine Pierre, sa longue-vue à la main, examinant de dessus la hune d’artimon où il était monté, le vaisseau qui ne se trouvait plus qu’à une petite portée de canon et qui s’avançait vers le Zéphyr.

La moitié de l’équipage était distribuée dans les mâts et sur les vergues déferlant toutes les voiles ; l’autre moitié de l’équipage, rangée par file à tribord, se tenait prête à exécuter les moindres ordres.

Le capitaine ayant terminé son examen, redescendit sur le pont.

— Que pensez-vous de ce vaisseau ? demanda Sir Gosford, en s’approchant du capitaine.

— Ma foi, je n’en sais trop rien. Nous avons montré nos couleurs ; il ne montre pas les siennes, j’ai envie de lui demander pourquoi. Après, nous saurons à quoi nous en tenir sur son compte. Et le capitaine se tournant vers maître Laurin :

— Un coup de canon à boulet à l’avant de ce navire !

Et un canon tonna, son boulet allant ricocher à l’avant de la polacre.

— Ah ! ah ! s’écria le capitaine, il montre ses couleurs ! c’est un pavillon Hollandais. Et la polacre s’avançait toujours, en maintenant sa position par le travers du Zéphyr.

— Babord la barre !

— Babord la barre, répéta le timonier.

Au mouvement du gouvernail, le Zéphyr, arrivant un peu, prit plus de vent dans ses voiles et s’élançait gracieusement en s’éloignant graduellement de la polacre, qui serrait au plus près afin de ne pas dépasser le Zéphyr, qui était sous le vent à elle.

La polacre exécuta la même manœuvre que le Zéphyr et fit une semblable arrivée.

— Capitaine, ce vaisseau manœuvre comme nous que prétend il faire ?

— Je n’en sais rien, répondit celui-ci en secouant la tête ; je n’aime pas son apparence ; et j’aime encore moins celle de cette corvette, qui charrie de la voile, plus qu’il n’en faut pour marcher décemment.

Il faisait alors grand jour et l’on pouvait facilement distinguer la corvette, qui n’était guère plus qu’à quatre à cinq milles, et gagnait à chaque instant sur le Zéphyr qui n’avait pas encore toutes ses voiles dehors.

En ce moment, Trim, le gros nègre, qui regardait attentivement la polacre, appuyé sur le bastingage de bâbord, fit signe à Tom de venir près de lui.

— Tom, lui dit-il quand il fut arrivé, je ne sais si je me trompe, mais ce vaisseau m’a tout l’air d’une certaine polacre que nous avons rencontrée aux environs du Cap Frio, il y a un mois, lorsque nous allions à Rio, et que nous avons alors reconnue pour un de ces maudits pirates, qui infestaient les côtes du Brésil a cette époque.

— Trim, tu as raison.

— Tiens, Tom, regarde sa voile de misaine ; vois-tu cette pièce de toile ronde au milieu, et cette autre, un peu au-dessous ? oh ! je suis bien sûr maintenant.

— Moi aussi je la reconnais maintenant, c’est bien la même polacre. Nous allons danser tout à l’heure au son du canon. Si encore nous n’avions pas à nos trousses cette maudite corvette, que je n’aime pas du tout, je me moquerais bien de la polacre ; nous lui ferions bien vite prendre le large comme nous le lui avons déjà fait prendre !

— Capitaine, cria un matelot, placé en vigie au mât d’artimon, la corvette fait des signaux à la polacre.

Le capitaine dirigea un instant sa longue-vue sur la corvette.

— Courez vite en bas, Sir Gosford, pour rassurer votre fille et mademoiselle Thornbull. Vous les ferez passer dans la grande cabine. — Nous allons bientôt essuyer une bordée et peut-être aussi aurons-nous besoin des canons de poupe qui sont dans ma cabine. Dans tous les cas, soyez tranquille, je tâcherai d’éviter le combat et ferai force de voiles pour leur échapper, si, comme je le crois, ce sont des ennemis. Si une fois je puis virer de bord, je me moque bien d’eux. Allez, allez vite.

À peine Sir Gosford fut-il descendu, que les flancs de la polacre s’embrasèrent, un nuage de fumée l’enveloppa toute entière, et trois à quatre gros boulets vinrent mourir à une demi encâblure du Zéphyr. Au-dessus de la fumée on vit un pavillon noir, sur lequel se dessinait en blanc une tête de mort et au-dessous deux os en croix, monter le long de sa drisse et se fixer à la tête du grand mât.

— Oh ! oh ! murmura le capitaine Pierre, il parait qu’on ne fait plus de mystère maintenant ; ils ont eu tort de même de commencer le bal à cette distance, avec des caronades qui importent qu’à moitié chemin.

Puis se tournant vers son équipage :

— Allons, mes enfants, pointez dans la voilure !

— Oui, oui, capitaine.

— Attention ! feu !

Et les quatre canons de bâbord, qui éclatèrent en même temps, firent trembler le Zéphyr dans toute sa membrure. Le capitaine suivit de l’œil l’effet de sa bordée dans la voilure de la polacre.

— C’est bien, mes enfants, donnez-moi des dix-huit à cette distance : ça parle au moins.

— Holà en avant là, nettoyez le gaillard d’avant ! c’est au tour de Cicéron à parler maintenant, il aura peut-être quelque chose à dire !

En un instant tout fut prêt.

Le capitaine se rendit lui-même sur le gaillard d’avant, et là, de sa voix qui dominait le bruit du combat et les clameurs du pont, il fit entendre les ordres suivants, de l’exécution vive et prompte desquels dépendait peut-être le salut du Zéphyr.

— Pare à virer !

Tous ceux de l’équipage destinés à la manœuvre coururent se placer à leur poste, le timonier amena un peu pour faire poster les voiles.

— Adieu-va !

Aussitôt on brassa l’ourse d’artimon tout à fait sous le vent et le timonier mit la barre sous le vent.

— Largue le lof !

En un clin d’œil les écoutes des focs et des voiles d’étai ainsi que l’amarre de la grande voile, furent larguées.

Le capitaine profita de l’instant où l’on exécutait cette manœuvre, pour pointer lui-même son canon favori, son Cicéron. Aussitôt que la proue du Zéphyr arriva en droite ligne avec le flanc de la polacre :

— Feu ! cria le capitaine.

Et sans prendre le temps de regarder l’effet que pouvait avoir produit l’éloquence de son prince des orateurs à la parole de fer, il cria à l’équipage d’une voix sonore et retentissante :

— Décharge derrière !

Et au moment où la proue du Zéphyr, obéissant à cette manœuvre, commençait à dépasser le lit du vent, encore une fois la voix du capitaine retentit et fit entendre l’ordre de :

— Décharge devant !

À ce commandement, les vergues des voiles de misaine furent vivement brasseyées et orientées sur le côté opposé ; et le Zéphyr, ayant viré de bord vent de vent, s’élança en bondissant à travers les flots comme un coursier qui, un instant retenu par le mors, se sent enfin libre sous les rênes qu’on lui abandonne, tressaille, secoue sa crinière et dévore l’espace. Le Zéphyr frissonnait dans sa membrure sous l’effet du vent qui sifflait dans ses voiles, en ce moment toutes dehors ; sa proue, en fendant l’onde, faisait jaillir à l’avant des tourbillons d’écume, qui s’enlevaient et se dispersaient en vapeur emportée par la brise.

— Hourra ! hourra ! crièrent spontanément tous les matelots du Zéphyr, en le voyant si gracieusement franchir les lames écumantes.

Mais la manœuvre si hardie de virer de bord vent de vent sur un vaisseau ennemi, n’avait pu s’exécuter sans approcher le Zéphyr à la portée des canons de la polacre, qui envoya sa bordée en plein dans ses voiles, emportant le grand perroquet et la perruche, causant plusieurs avaries assez importantes dans ses cordages, et blessant légèrement deux gabiers dans les huniers.

Quant à la polacre, elle avait bien plus considérablement souffert dans sa mâture, ayant eu son mât de misaine brisé, un peu au-dessous de son hunier, entraînant dans sa chute une partie des cordages du grand mât, déchirant du haut en bas le grand hunier et la grand’voile.

Trim, qui durant tout ce temps s’était tenu campé au-dessus de la cambuse, avait suivi de l’œil l’effet de la décharge de Cicéron. Au moment où le coup partit, il se dressa sur ses genoux, et quand il vit le mât de misaine de la polacre tomber, il jeta un cri de triomphe, lança sa casquette pleine de graisse dans les airs et sautant sur le pont, il se mit à crier à tue-tête, en gesticulant et cabriolant comme un fou :

— Hi ! hi ! hi ! Bonjou la polacre, en voulez-vous encore ? hi ! hi ! hi ! Bien visé ça, mon petit maître ! hourra pour mossiê Céron ! Cré mâtin ça que mossié Céron ! il est temps moué couri faire le déjeuner ! Cré matin ça que mossié Céron ! hourra ! hourra !

Et le pauvre Trim, ivre de joie, entra dans la cambuse où il tisonna vigoureusement le feu et brassa ses chaudrons. Puis un instant après, ressortant sur le pont quand la bordée de la polacre vint causer les avaries dont nous avons parlé, dans la voilure du Zéphyr, il agita son poing vers la polacre, en lâchant un énorme juron, et s’étonnant que le capitaine ne lui courut pas sus, pour la punir de sa témérité. Mais le capitaine ne pensait pas ainsi, et d’ailleurs il avait bien d’autres choses à faire.

Le Zéphyr qui, sous sa nouvelle bordée, courait grand largue, fut bientôt hors de la portée des caronades de la polacre ; mais comme il avait perdu deux de ses mâts et souffert de graves avaries dans son gréement, il était évident que la corvette gagnait considérablement sur lui.

Le capitaine Pierre appela le maître d’équipage, et lui recommanda de faire servir à ses gens une double ration de rum et un bon déjeuner.

Après avoir fait l’inspection de la mâture, examiné les avaries, s’être assuré que les blessures de ses matelots étaient légères et avoir assisté à leur pansement, il donna quelques ordres au contre-maître et descendit dans la cabine, où il crut qu’il était temps de se rendre.

Sir Arthur Gosford était assis sur un sofa tenant une des mains de Sara, qui sanglottait et pleurait à chaudes larmes, et qu’il s’efforçait de rassurer ; Clarisse, calme et tranquille, était assise près de son père, sa tête appuyée sur son épaule.

À l’arrivée du capitaine, tous trois se levèrent à la fois, et d’une seule voix lui demandèrent où en étaient les choses sur le pont.

— Tout est clair maintenant. Pas d’accident sérieux, quelques voiles et quelques gréements endommagés. Voilà tout.

— Pas de blessés ? demanda Sara d’un air timide.

— Pas pour en parler, deux hommes égratignés.

— Et la polacre ? demanda Sir Gosford.

— La polacre ! oh ! nous lui en avons donné assez pour aujourd’hui. Je ne crois pas qu’elle y revienne une seconde fois… Mais à propos où est donc M. le comte d’Alcantara ?

— Le comte d’Alcantara ? répétèrent Clarisse et Sara d’une voix.

— Oui, je ne le vois nulle part ; il ne s’est pas montré sur le pont, il doit être resté dans la cabine, continua le capitaine.

— Il était ici quand la canonnade a commencé, lisant dans ce livre à l’autre bout de la table. Je suis sorti un instant pour aller chercher mes deux enfans, et quand je suis rentré il n’y était plus.

— Vous êtes bien certain ?

— Bien certain.

Le capitaine s’avança pour voir par curiosité quel était ce livre qui pouvait avoir assez intéressé le comte, au milieu de la confusion de la canonnade.

C’était un livre d’heures, ouvert à la prière des agonisants.

— Comte d’Alcantara, cria le capitaine à haute voix, où êtes-vous ?

Personne ne répondit.

Le capitaine appela le maître d’hôtel, et lui ordonna d’aller sur le pont voir si le comte d’Alcantara y était, et s’il ne l’y trouvait pas, de s’informer et de le chercher partout.

On appela, on chercha, mais en vain.

— Écoutez, s’écria Clarisse, il me semble avoir entendu quelque chose au fond de la salle, écoutez !

Le capitaine, Sir Gosford, Clarisse et Sara coururent à l’endroit d’où semblait venir un son faible et étouffé. On écouta encore, puis on entendit une voix qui criait : « au secours. » La voix venait de la soute aux vivres. Le capitaine voulut ouvrir la porte, mais elle était fermée en dedans ; sans perdre de temps, il l’enfonça d’un coup de pied et entra. Personne !

C’est pourtant bien d’ici que venait cette voix, dit Clarisse.

— Oui, oui, répondit une voix, qui semblait venir de l’autre monde.

— Où ?

— Ici.

— Où, ici ?

— Ici, ici, j’étouffe, dans le baril à fleur ; vite, vite, j’étouffe !

Le capitaine en un instant comprit tout, il débarrassa un baril à fleur qui se trouvait couvert de sacs, de boîtes et d’autres choses ; et au même instant on vit le couvercle se soulever, puis une tête et une figure, toutes blanches, sortir de dedans un baril à demi plein de farine, soufflant et éternuant comme un marsouin.

Une explosion d’éclats de rire vint saluer cette grotesque apparition. Étrange combinaison des facultés humaines. Tout à l’heure des pleurs, maintenant des rires ! Tant il est vrai que souvent les extrêmes se touchent. Le sublime et la mort à un bout, le ridicule et la folie à l’autre ; la bravoure sur le pont et la peur dans un baril de farine ! quels contrastes, et quels rapprochements !

— Ne riez pas de mon malheur, je vous en prie, cria le comte, en essuyant sa figure du revers de sa main. Je vais vous raconter comment cet accident m’est arrivé ; attendez.

Et en ce disant, il passa dans la cabine du maître d’hôtel, où il se lava et fit sa toilette.

— Allons sur le pont, mes enfants, dit Sir Gosford à Clarisse et à Sara, pour prendre l’air un peu, et examiner ce qui se passe au dehors.

Sur le pont, tout se ressentait des effets de la dernière escarmouche. Des bouts de cordage coupés, des tronçons de mâts, des épars, des vergues brisées qu’on était activement occupés à réparer. À l’arrière du Zéphyr, la corvette qui avançait toujours, et qui avait regagné le chemin que la manœuvre si heureuse et si hardie du Zéphyr lui avait fait perdre. Plus loin dans la distance, la polacre qui avait abandonné la chasse pour le moment, et réparait ses avaries.

Ce spectacle avait quelque chose d’effrayant, aussi Sir Gosford eut-il regret d’être venu sur le pont avec ses deux jeunes filles. Il fut bien aise de redescendre dans la cabine quelque temps après, quand la cloche du maître d’hôtel vint annoncer que le déjeûner était servi.

— Allez déjeûner, Sir Gosford, lui dit le capitaine, ne m’attendez pas ; j’irai vous rejoindre dans un instant.

Le capitaine donna les ordres nécessaires pour se préparer à l’abordage, car il vit bien qu’il n’y aurait pas moyen de l’éviter. Après avoir jeté encore un coup d’œil sur la corvette qui s’avançait toujours, il recommanda qu’on vint l’avertir aussitôt qu’elle commencerait à arriver à la portée de ses deux pièces de retraite, qui étaient dans sa cabine ; et il descendit prendre sa place à la table du déjeuner.

Le silence le plus profond régnait dans la cabine. Les figures étaient sérieuses ; celle du comte d’Alcantara trahissait une certaine confusion qu’il s’efforçait de surmonter. Le capitaine, qui voulait prolonger le repas, et faire diversion aux sombres pensées qui occupaient l’esprit de ses convives, s’adressa au comte d’Alcantara et le pria, en s’efforçant de supprimer un sourire, de leur raconter la cause de l’accident qui lui était arrivé.

— C’est une vraie fatalité, répondit le comte, imaginez que voulant monter à la hâte sur le pont, pour aller me mêler aux combattants, je pris le chemin de cette chambre croyant y arriver plus tôt. Je cherchais à mettre le pied sur un baril pour sortir par l’écoutille, quand, fatalité ! le couvercle s’enfonça sous mes pieds et voulant me soutenir sur une espèce de tablette, la planche manqua et je fus précipité dans le baril, entraînant avec moi sacs, boîtes et tout ce qui se trouvait sur la tablette.

— Mais, c’est un terrible accident, vous pouviez, étouffer.

— Dans toute autre circonstance, continua le comte en reprenant tout son aplomb, ce n’eut été rien ; mais vous pouvez juger des tortures que j’endurai, quand je vis qu’il m’était impossible de soulever l’énorme poids qui était tombé sur le baril, surtout quand je réfléchis, que peut-être ma présence sur le pont pouvait être de quelque secours !

— L’effronté et impudent bavard ! pensèrent tous les passagers. Le capitaine se moucha, Sir Gosford toussa, Clarisse avala une énorme gorgée de thé au risque de se brûler, et Sara sourit tristement. Cependant à mesure qu’il parlait, l’idée de la scène du comte sortant de la farine, vint peu à peu prendre la place des idées plus sombres, que la vue du spectacle sur le pont avait réveillées dans leur esprit.

Déjà le déjeuner avait duré quelque temps, quand un coup de canon se fit entendre. Tous se levèrent à la fois. Le capitaine s’élança sur le pont.