Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/07

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 76-101).

CHAPITRE VII.

l’abordage.


Le reste des passagers se hâta de suivre le capitaine. Celui-ci vit que dans deux heures, tout au plus, la corvette les aurait rejoints, et qu’il était inutile à lui de songer à réparer les avaries qu’avaient éprouvées les mâtures et les cordages de son navire. Sa figure, de gaie et souriante qu’elle était au déjeuner, était devenue sérieuse et sombre. C’était une bien critique situation que celle dans laquelle il se trouvait. Sa vie qu’il allait risquer, il n’y songea pas un seul instant ; ce n’était pas ce qui l’occupait ; il pensait au sort bien plus effrayant que la mort qui attendait ses deux jeunes passagères, dont l’une était si aimable dans sa gaieté et l’autre si intéressante dans sa timide mélancolie, si les pirates parvenaient à s’emparer de son navire. Cet homme si fort eut un instant un indicible sentiment de crainte ; mais il sentit instinctivement qu’à ce moment tout le monde avait les yeux sur lui, et il fit violence à l’émotion qui commençait à le dominer.

— Faites venir ici le maître d’équipage ! cria-t-il.

En un instant le maître d’équipage fut auprès de lui.

— Débarrassez-moi le pont de tous ces bouts de cables, d’épaves, de voiles ; serrez-moi tout ça dans les soutes !

— Oui, oui, mon capitaine.

Et le capitaine, qui venait de donner cet ordre bien plus pour rendre à sa physionomie son expression de calme ordinaire, que pour l’urgence de la chose, se tourna vers Sir Gosford auquel il fit signe de s’approcher.

— Passons ensemble sur le gaillard d’avant, j’ai quelque chose à vous dire et je n’aimerais pas à être entendu de vos enfants, lui dit tout bas le capitaine.

Et ils passèrent tous les deux à l’avant du navire.

— Sir Gosford, lui dit le capitaine, je n’ai pas besoin de vous le cacher, vous le voyez aussi bien que moi, nous allons bientôt avoir un combat à mort avec cette corvette, qui nous poursuit avec acharnement. Dans deux heures elle nous aura rejoints. Dans deux heures nous serons peut-être forcés d’en venir à l’abordage.

— Et croyez-vous qu’il n’y a pas moyen de l’éviter ?

— Oh ! si mon Zéphyr avait toutes ses voiles, mais n’en parlons pas ; s’il les a perdues, c’est galamment au moins ! Non, Sir Gosford, je ne crois pas qu’on puisse l’éviter. Et ce qui me fait le plus de peine, croyez-moi, c’est d’avoir à bord vos deux intéressantes jeunes filles. Si elles n’étaient pas à bord, ah ! morbleu, je ne les aurais pas laissés courir si longtemps, ces pirates, et je leur aurais au moins sauvé la moitié du chemin. Ce n’est pas la première fois que mon bon Zéphyr s’est trouvé bord à bord d’un forban. J’ai un équipage, Sir Gosford, comme vous n’en trouverez peut-être pas un autre semblable. Mais, vous savez, il ne faut qu’un accident, une chose qu’on ne peut prévoir, un rien, pour tourner les chances, et je crains pour vos enfants, seulement pour elles.

— Et si mes enfants n’étaient pas à bord !

— Oh ! alors ce serait bien autre chose. Vous rappelez-vous, il y a dix huit mois, avoir vu sur tous les journaux des États-Unis la destruction d’un nid de pirates et la prise de trente-cinq forbans qui furent jugés et exécutés à la Nouvelle-Orléans ?

— Oui, je m’en rappelle.

— Eh ! bien, ces trente-cinq forbans faisaient partie d’un équipage de soixante-dix, qui montaient un navire de plus grande force que cette corvette qui nous suit à l’arrière ; et c’est mon Zéphyr avec mon équipage qui ont attaqué et pris ces pirates, après avoir tué la plus grande partie de leur monde et avoir vu périr le reste avec leur vaisseau dans les flammes.

— Et n’aviez-vous pas un plus nombreux équipage ?

— Non, le même nombre, et tous les mêmes hommes, à l’exception de sept qui furent tués dans le combat, et que j’ai remplacés depuis.

— Eh bien, capitaine, voici ce que j’ai à vous dire : je suis le père de l’une de ces jeunes filles et l’autre est sous ma protection, vous sentez que leur vie et leur honneur me sont aussi précieuses que ma propre vie.

— Sir Gosford, vous êtes un noble père, lui dit le capitaine ; vous veillerez sur vos filles dans la cabine.

— Non, capitaine. Je me battrai sur le pont avec vous.

— Et pourquoi faire ? Ne serez-vous pas bien mieux auprès de vos enfants pour les rassurer et veiller sur elles ? Retournez maintenant les trouver et le plus tôt vous pourrez descendre sera le mieux. Surtout donnez-leur à entendre que la corvette est un vaisseau de guerre et non un pirate.

— Croyez-vous qu’il y ait actuellement quelque danger ?

— Non, pas encore, leurs boulets ne pourront pas nous atteindre de quelque temps. Allez et je vous dirai encore un mot avant le combat.

Pendant que le maître d’équipage faisait exécuter les ordres du capitaine, celui-ci, un bras passé par dessus l’étai de misaine, réfléchissait à la terrible responsabilité qui en ce moment pesait sur lui. Il se figurait les atrocités que commettraient les pirates s’ils s’emparaient de son navire, son cœur se serrait dans sa poitrine et il tressaillait involontairement. « Oh ! non, se dit-il à lui-même, oh ! non, avant que cela arrive, ils me marcheront sur le corps ou je ferai sauter mon vaisseau. On peut mourir avec honneur, cela n’arrive qu’une fois ; mais vivre pour voir un tel spectacle, oh ! jamais ! » Sa figure s’était animée, son œil brillait, ses narines se dilataient comme s’il eut respiré le carnage.

— Holà ! mes enfants, nettoyez-moi ce pont bien net, leur dit-il en se retournant vers son équipage ; si ces messieurs veulent nous faire une petite visite, qu’on les reçoive au moins proprement !

— Et moi, mon maître, interposa Trim en riant de son gros rire de nègre, j’ai envie de leur préparer une ratatouille de ma façon accompagnée d’un gombo filé, ce qu’on appelle filé, mais tel qu’ils n’en mangent pas souvent.

— Bravo ! cria l’équipage.

Le capitaine sourit et s’assit sur l’affût d’un des canons du gaillard d’avant. Il ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment d’orgueilleuse satisfaction de se voir à la tête d’aussi braves marins. En effet, il aurait été difficile de trouver soixante hommes, y compris Trim, aussi braves, aussi robustes, aussi actifs, aussi expérimentés, aussi obéissants. Il sentait qu’il fallait qu’ils mourussent tous, jusqu’au dernier, avant que les pirates pussent se dire maîtres du vaisseau, et que tant qu’il y en aurait un, un seul, celui-là ferait plutôt sauter le navire que de se rendre. Cette idée était bien une consolation sans doute, mais elle n’en était pas moins une preuve que, dans l’opinion du capitaine au moins, l’engagement qui se préparait allait être acharné, et que les chances étaient douteuses.

Quand le pont eut été nettoyé, le capitaine fit distribuer à chacun les armes suivant son occupation, il fit ouvrir les soutes aux poudres et apporter aux pieds des mâts tout ce qui pouvait servir à l’abordage. Les gabiers avec leurs carabines montèrent dans les hunes, les canonniers se rangèrent près de leurs pièces, la mousqueterie se distribua le long des passe-avants ; les grapins, les piques, les grenades, tout fut disposé en son lieu et place.

Les passagers, sans en excepter l’intrépide comte d’Alcantara, étaient dans une inquiétude facile à imaginer ; Sir Gosford seul conservait son calme et son sang-froid habituel. Quant au capitaine, sa résolution était prise, se battre jusqu’à la mort, et à la dernière extrémité faire sauter le navire. Sa résolution était extrême, mais enfin mieux valait la mort que le déshonneur.

Clarisse Gosford ôtait restée sur le pont, examinant tous ces préparatifs de défense et de destruction. En vain son père lui avait conseillé de descendre et de suivre sa jeune amie dans la cabine. Clarisse avait suivi avec une anxieuse curiosité toutes ces dispositions ordonnées avec calme par le capitaine, et exécutées tranquillement, sans confusion, sans bruit, mais promptement, par les gens de l’équipage, dont la figure impassible et sévère ne trahissait pas le moindre signe de crainte, quoiqu’elle exprimât en même temps la gravité avec laquelle ils considéraient la présente conjoncture.

Le capitaine, qui avait évité de se trouver près de Clarisse, ayant été obligé de se rendre, pour surveiller une manœuvre, sur le gaillard d’arrière, où elle était avec son père, elle alla droit à lui et lui demanda d’un ton ferme :

— M. le capitaine, je sais que nous allons avoir une bataille, vous n’avez pas besoin de me le cacher, je le vois bien ; je n’ai pas peur, ainsi ne craignez pas de me dire la vérité. Croyez-vous que vous ne pourrez éviter l’abordage ?

La question était directe. Il n’y avait pas moyen d’éluder la réponse. Dire ce qu’il ne pensait pas, pouvait avoir de funestes résultats, au cas où ses plus sérieuses craintes se réaliseraient ; dire ce qu’il pensait, pouvait lui causer un choc dangereux. Le capitaine se trouvait plus embarrassé qu’il ne l’aurait été, s’il eut eu à répondre à dix brigands qui lui auraient demandé la bourse ou la vie, le pistolet sur la gorge.

— Vous ne répondez pas, capitaine.

— Pardon, mademoiselle, mais je ne sais pas… peut-être… voyez-vous… ça dépend.

— Tenez, capitaine, je vais vous dire : je vous comprends, c’est assez. Vous croyez qu’un abordage est inévitable, et vous n’osez me le dire. C’est bien bon à vous, capitaine, mais ne vous inquiétez pas par rapport à moi, j’ai ici de quoi me défendre, et elle lui montra deux petits pistolets en miniature, damasquinés et montés en bois d’acajou.

— Mais que feriez-vous avec cela, faible et courageuse enfant que vous êtes ?

— L’un pour le premier qui osera me toucher ; l’autre pour moi, plutôt que de tomber vivante entre leurs mains !

— Vous exagérez notre position ; quand même nous serions vaincus, ce qui n’est pas encore accompli, nous en serions quittes pour être faits prisonniers de guerre et être relâchés quelque temps après, aussitôt qu’ils auront reconnu que nous sommes citoyens américains, naviguant sous le pavillon américain.

— Mais ce navire n’est donc pas un vaisseau pirate ?

— Pirate ? mais non ; ne voyez-vous pas le pavillon anglais qui flotte au haut de son mât ? C’est un vaisseau de guerre qui nous prend pour quelqu’ennemi portant de fausses couleurs.

— Oui, c’est vrai ; je vois bien le pavillon anglais. Ainsi vous croyez donc que ce ne sont pas des pirates, comme nous l’a dit le comte d’Alcantara ?

— Le comte ? Mais comment peut-il vous avoir dit une semblable folie ? À moins qu’il ne soit troublé, il aurait dû voir, comme vous et moi, que c’est un vaisseau de guerre anglais. Demandez à votre père, il vous dira comme moi.

— Holà, Sir Gosford, n’est-ce pas que ce vaisseau porte le pavillon…

— De la Grande Bretagne, répondit Sir Gosford qui venait d’entendre ce que le capitaine avait dit. En ce moment un éclair brilla à l’avant de la corvette, une légère fumée s’éleva à sa proue et une détonation se fit entendre.

— Un coup de canon ! dit Clarisse, en tressaillant malgré tous ses efforts pour rester calme.

— Oui, mademoiselle, répondit le capitaine. Le boulet est venu s’ensevelir dans une lame à deux ou trois encablures de nous ; vous feriez bien d’aller rejoindre votre amie, qui n’est pas aussi courageuse que vous. Aussi bien j’ai un mot à dire à votre père, qui ira bientôt vous retrouver.

— Sir Gosford, dit-il aussitôt que Clarisse fut partie, voici ce que j’avais à vous dire : mon parti est pris, je n’attendrai pas que les pirates viennent à l’abordage ; j’irai, moi, les trouver chez eux. Aussitôt que je verrai la corvette assez près, je virerai de bord sur elle, et ce sera sur le pont de la corvette que se décidera la bataille. Si nous sommes vaincus, vous ne me reverrez plus, car je serai mort. Dans ce cas, il ne vous restera plus qu’une chose faire, et ce sera bien mieux que de tomber aux mains des pirates : vous ferez sauter le Zéphyr. Vous connaissez l’écoutille qui communique à la soute aux poudres ; un tison ou un coup de pistolet, et l’affaire est faite ! J’ai confiance toutefois que vous n’en serez pas réduit à cette extrémité. Je vous connais et je ne crains pas d’imprudence de votre part. Je vais faire boucher et clouer le grand hublot de la cabine et fermer toutes les issues. Il n’y aura que l’escalier à garder, dans lequel il ne peut descendre qu’un homme à la fois. Vous fermerez la porte et je vais vous donner trois hommes, en outre de mon nègre Trim, sur lesquels vous pouvez compter comme sur vous-même. Je réponds que tant que Trim ne tombera pas, il n’y a pas de danger. Il tiendra son poste jusqu’à la mort. D’ailleurs j’aurai moi-même un œil à la cabine, et comme la scène sera transportée sur le pont de la corvette, il n’y aura pas de danger, j’espère.

— Capitaine, mais n’est-ce pas un grand risque que vous faites-là ? Il serait, ce me semble, plus prudent d’attendre l’ennemi que d’aller chez lui. Il peut vous préparer quelques embûches.

— C’est vrai ; mais cependant comme il ne s’attend certainement pas à ce que nous l’abordions, il sera surpris ; et en profitant du premier instant d’étonnement, nous en viendrons peut-être à bout plus facilement. Dans tous les cas telle est ma décision pour le moment, et à moins qu’il ne survienne quelque chose pour déranger mes plans, je l’aborderai.

— Je sens que c’est par rapport à mes enfants que vous en êtes venu à cette détermination ; merci, capitaine !

Une larme de reconnaissance vint un instant trembler à la paupière de Sir Gosford ; il pressa la main de Pierre dans les siennes, et le quitta pour aller rejoindre ses enfants, en lui jetant un de ces regards qui veulent dire : « J’ai foi en vous, vous êtes le plus noble et le plus généreux des hommes. » Une amitié vive et profonde venait de se former entre ces deux hommes qu’un simple hasard avait rapprochés.

— Timonier, comment est la barre ?

— Ouest quart nord-ouest, capitaine. Le vent mollit.

— Jetez le loch.

— Oui, oui, répondirent deux matelots, qui s’élancèrent pour jeter le loch à la mer ; ils comptèrent.

— Combien de nœuds ?

— Cinq, capitaine.

Le vent avait molli tout d’un coup. Il ne ventait plus que par petites risées inégales, et le vaisseau ne filait plus que cinq nœuds. Les voiles étaient à peine enflées, et par moment battaient sur les mâts quand le Zéphyr revenait, en se soulevant sur la lame. Le capitaine fit border la brigantine et orienter toutes les voiles au plus près. Sous cette nouvelle allure, le Zéphyr faisait autant de route que la corvette ; il se tint ainsi à la même distance, hors de la portée de canon, pendant plus d’une demi-heure.

Quand il ne venta plus qu’une brise légère, le capitaine donna l’ordre aux gabiers de descendre, fit déposer les armes aux pieds des mâts, et commanda tout le monde à la réparation des manœuvres. Deux vigies furent placées dans les hunes pour surveiller les mouvements de la corvette. Au bout d’une heure le temps était à peu près calme ; le navire cependant continuait à plonger à la lame, et tanguait considérablement.

En un instant toutes les soutes aux cordages, aux voiles, aux mâts de rechanges, furent ouvertes. La plus grande activité régnait sur le pont, qui avait changé son apparence de guerre pour celle d’un vaste atelier où cent bras étaient activement employés.

Le capitaine, qui se sentait soulagé d’une immense responsabilité, descendit à la cabine.

— Eh bien ! capitaine, quelle nouvelle ?

— Le vent est tombé. Si le calme peut durer vers les trois heures de l’après-midi, nous aurons réparé nos avaries, jumelé les mâts, remplacé nos voiles, et après cela qu’il souffle tant qu’il voudra, nous sommes sauvés.

— Et vous croyez que le calme tiendra ?

— Il y a toute apparence.

Cette nouvelle fut reçue comme une bénédiction du ciel, puis chacun s’empressa de monter encore une fois sur le pont, où un spectacle bien différent de celui qu’ils y avaient vu une heure auparavant, vint frapper leurs regards. À l’arrière, la corvette, un peu en dehors de la portée de canon, se balançait lourdement et s’élevait sur les lames, ayant toutes ses voiles dehors. Le Zéphyr aussi portait ses voiles, qui clapotaient sur les mâts à chaque roulis du vaisseau.

Le temps était chaud, le soleil dardant à pic ses rayons brûlants ; quelques nuages gris restaient stationnaires au firmament, et semblaient contempler ces deux vaisseaux prêts à s’entre-détruire, et qui n’attendaient qu’un souffle de vent pour commencer leur œuvre de destruction et de carnage.

À mesure que le calme durait, la sérénité prenait dans l’âme de tout le monde la place des sentiments si naturels d’appréhension et de crainte, que l’on éprouve à la veille d’une bataille et surtout d’une bataille sur mer, où il n’y a pas de retraite possible. Sur mer, la mort vous environne de tous côtés ; sur le vaisseau le fer, le feu, les balles ; hors du vaisseau la mer et ses abîmes. La mort, partout la mort !

Les heures s’écoulèrent ainsi, chacun parlait peu mais pensait beaucoup, jusqu’à ce que la clochette du maître d’hôtel, encore une fois, vint annoncer que le dîner était servi. *

Sur les quatre heures de l’après-midi, la mer était tout à fait calme ; les avaries du Zéphyr était complètement réparées ; des mâts de rechange avaient été substitués à ceux qui avaient été brisés, de nouvelles voiles avaient remplacé celles qui manquaient. Quand le dernier cordage eut été fixé dans les poulies, un hourra s’échappa simultanément de la poitrine de tout l’équipage, et à bord tout sembla rentrer dans les habitudes de routine journalière. Il semblait que la corvette n’était plus là, à leurs talons. Le Zéphyr avait toutes ses voiles maintenant et pouvait se jouer de la corvette ! À la profonde sollicitude avait succédé une espèce de folle et insouciante sécurité. Les tribordais descendirent dans la batterie, et les babordais faisaient nonchalamment leur quart.

Le reste de la journée se passa ainsi et le soleil descendit dans la mer où il s’engloutit lentement comme un globe de feu.

Après le souper, l’atmosphère était lourde et le temps bas et sombre. Aucun souffle de vent ne ridait la surface des eaux. Le timonier avait quitté la barre et regardait, par-dessus le couronnement de poupe, la mer qui phosphoresçait lorsque quelque poisson venait soudre à la surface de l’eau. Les gens de quart, assis par groupes, conversaient entre eux et fumaient.

Il n’y avait pas d’apparence de vent. Tout annonçait une nuit tranquille. Peu-à-peu les passagers descendirent à leurs cabines et se couchèrent.

Le capitaine Pierre fit le tour du navire, examina soigneusement toutes choses, fit mettre les canons en serre, après quoi il appela l’officier de quart.

— Vous aurez soin, lui dit-il, de tenir constamment une vigie à la hune d’artimon, et de veiller strictement les mouvements de la corvette à l’arrière. Au moindre signe de brise, faites-moi éveiller. Surtout, veillez la corvette.

— Oui, mon capitaine.

Le capitaine Pierre descendit se coucher, non sans quelqu’inquiétude à l’endroit des pirates.

Quatre coups viennent d’être piqués sur la cloche. Les passagers dorment profondément ; le capitaine ronfle ; le Zéphyr est immobile, comme une sentinelle des horse-guards à Londres ; le matelot qui vient de piquer la cloche fait entendre son monotone refrain « à l’autre bon quart ! Tout repose à bord du Zéphyr. »

Cependant tout ne reposait pas à bord de la corvette. Qui eut pu voir ce qui s’y passait et entendre ce qui s’y disait, eut entendu beaucoup de choses et vu beaucoup de mouvements et d’activité. Il eut vu des canots, des chaloupes et toutes les embarcations de la corvette descendre tranquillement à l’eau ; il les eut vues remplies de figures féroces ; il eut vu des pistolets et des poignards à leurs ceintures, et il eut lu dans leur physionomie « mort et carnage ; » il eut vu les embarcations glisser rapidement et sans bruit sur la surface liquide et se diriger vers le Zéphyr.

Parmi l’un des groupes qui causaient nonchalamment et fumaient à bord du Zéphyr, il y avait un homme qui n’était pas de quart, mais qui veillait parce qu’il ne pouvait pas dormir. Cet homme c’était le docteur Trim. Le docteur était très-aimé des matelots pour ses contes, qui les amusaient, et ses chansons de nègre, qui les faisaient rire. Or Trim leur racontait, en ce moment, une des plus intéressantes histoires de nègres marrons, et il en était à une scène qui les faisait rire à cœur-joie, quand tout à coup Trim se redressa, fit un signe du doigt et leur cria « chut. » Il écouta encore de toutes ses oreilles.

— C’est rien, dit-il, moué cru entendi qué chose.

— Qu’as-tu entendu ?

— Moué sé pas, pit-être la brise, pit-être la lame li clapoté, pit-être rien.

— Allons, continue.

Trim continua son histoire, la reprenant où il l’avait laissée. Il eut à peine dit quelques paroles, qu’il s’arrêta tout court.

— Chut ! moué enten’di qué chose, c’est sûr, C’est pas la lame, c’est pas la brise. Allons voir par dessus le bord.

Tout le groupe alla avec Trim ; ils regardèrent mais ils ne virent rien.

— Écoutez, dit Trim, entendez-vous ? moué entendi qué chose ; moué sé pas quoué, mais entendi toujou.

Ils prêtèrent l’oreille et n’entendirent rien.

— Tu rêves, Trim, viens nous rachever ton histoire ou bien vas-t-en rêver dans ton hamac.

— Non, moué pas rêve : dans tout cas moué va aller rêver comme vous di, non pas dans mon l’hamac, mais dans la zune.

Trim monta dans la hune d’artimon à côté de la vigie qui s’était endormie, et qui se réveilla en entendant monter dans les haubans.

— Trim, est-ce toi ? que viens-tu faire ici ?

— Y fairi trop chaud en bas, et moué vini prendre l’air en haut ; et pis encore moué cri avoir entendi qué chose, sé pas quoué, comme le bruit des rames sourdes, écoutons, regardons. Ah ! moué entendi encore.

Le matelot en vigie mit sa grosse main goudronnée derrière son oreille, en forme de cornet acoustique, et écouta.

— Je n’entends rien, rien du tout.

— Eh bien, moué entendi bien à c’t’heure ; Ah ! tiens, regarde du côté de l’arrière, là bas, vois t’y qué chose qui brille sur l’eau ?

— Sur l’eau, non ; ah ; oui, arrête ; mais ce n’est rien ; quelques gros poissons qui dorment à la surface, et qui agitent l’onde et la font étinceler avec leurs nageoires.

Trim regarda et écouta encore quelques instants, et quand il eut été satisfait de son examen :

— Vois ti et entends-ti maintenant ?

— Je n’entends rien, et je ne vois rien, si ce n’est de temps en temps l’eau qui étincelle, quand quelque poisson vient l’agiter.

— Oh non, n’est pas poisson qui agite l’eau, trop régulier pour ça ; moué voyé bien longue trace continuelle et de chaque côté itou des étincelles comme des rames qui plongent. Tiens, regarde, y a un, deux, trois, quatre embarcations. Moué sûr, moué descendi avertir officier de quart.

— Eh bien, va ; je vais veiller de mon côté.

Trim descendit et alla faire part à l’officier de quart de ses soupçons. L’officier de quart, après s’être satisfait par lui-même qu’en effet il y avait quelque chose qui remuait et faisait étinceler l’eau à une grande distance encore dans la direction de la corvette, descendit réveiller le capitaine.

— Capitaine, capitaine.

— Eh bien, qu’y a-t-il ?

— Je ne sais trop, on aperçoit au loin, à l’arrière du navire, la mer qui étincelle comme si elle était frappée par quelque chose comme le mouvement régulier de rames. Le docteur Trim m’assure qu’il entend le bruit de rames.

— Trim dit-il qu’il entend le bruit de rames ?

— Distinctement.

— C’est bien, retournez ; dans un instant je vous suis.

Le capitaine à la hâte s’habilla et monta sur le pont. Les divers groupes de matelots s’étaient levés et regardaient par dessus les bastingages. Trim était remonté à la hune d’artimon où le capitaine le suivit, tenant à la main sa longue-vue de nuit.

— Eh bien, Trim, que vois-tu ?

— Cinq chaloupes, mon maître, là-bas.

Et il étendit la main dans la direction de la corvette.

— Et entends-tu quelque chose ?

— Oui, mon maître, la plonge régulière de rames dans l’eau et leurs contrecoups contre les tolets.

— Es-tu sûr ?

— Bien sûr.

Le capitaine, qui connaissait l’extraordinaire développement des organes visuels et acoustiques de son nègre, crut qu’il était prudent de prendre ses précautions, quoique lui-même ne put rien entendre, et qu’avec sa longue-vue il put à peine distinguer la phosphorescence, régulièrement interrompue et renouvelée de la mer, dans la direction que Trim lui avait désignée. Il fit en conséquence appeler tout l’équipage sur le pont, fit carguer toutes les basses voiles et les focs, et recommanda le plus grand silence et la plus stricte attention. Il fit placer au pied du mât de misaine un chaudron qu’il remplit de combustible et d’alcool, afin de donner de la lumière sur l’avant en cas de besoin, Un baril de goudron fut défoncé et placé auprès afin d’alimenter la flamme, s’il était nécessaire. Les armes furent distribués, deux canons furent tirés de leurs embrasures, chargés à mitraille et placés sur le gaillard d’arrière à tribord et à bâbord, de manière à enfiler le pont de bout en bout. La plus grande obscurité régnait sur le pont ; le capitaine fit éteindre tous les fanaux, un seul fut allumé et suspendu au beaupré. Il fit soigneusement enlever et retirer toutes les amarres qui pendaient le long du navire, excepté celles qui pendaient au beaupré. Puis quand toutes ces opérations furent terminées, il alla à l’arrière du vaisseau. Appuyé sur le couronnement de poupe il pouvait alors clairement distinguer les chaloupes par leur sillage phosphorescent. Il entendait aussi le bruit sourd que faisaient les rames rembourrées sur leurs tolets. Il n’y avait point à s’y tromper, quoique les chaloupes et les pirates fussent enveloppés dans la plus profonde obscurité. Grâce à l’extrême finesse de l’ouïe du docteur Trim, une surprise n’était plus possible de la part des pirates. Les écoutilles furent fermées, le grand hublot de la cabine cloué, trois hommes et Trim, furent placés au pied de l’escalier de la cabine, armés de pistolets et de sabres. Trim avait préféré s’armer d’une énorme barre de fer quarrée, qui semblait en ses puissantes mains comme une baguette légère. Les gabiers de combat étaient placés sur les hunes avec leurs carabines et des provisions de grenades ; tout le long des passe-avants se tenaient cachés ces hardis marins du Zéphyr, dont le capitaine avait raison d’être si fier. Le capitaine était partout, examinant et ordonnant tout par lui-même. Son pas léger et actif, sa parole vive et animée, ses manières posées et assurées, tout annonçait chez lui la plus grande confiance dans les dispositions qu’il avait prises pour recevoir ses nouveaux hôtes. À chacun il adressait un mot bienveillant et une parole d’encouragement.

— Remercions la providence, mes enfants, leur disait-il, de ce que nous avons été avertis à temps pour pouvoir faire à ces gens-là une réception digne de leur visite. Ils ont cru nous prendre à l’improviste et nous trouver plongés dans les bras du sommeil ; ils pensaient nous surprendre, et ils vont être bien surpris à leur tour. Les choses sont arrangées pour leur faciliter l’abordage par l’avant ; nous leur avons allumé un fanal et tendu des amarres ; c’est par là qu’ils monteront et nous saurons où les prendre. Silence, mes enfants, et attention. Quand je vous donnerai le signal, vous vous jetterez tous à plat-ventre et nous essayerons sur eux l’effet de ces deux canons à mitraille, que nous avons braqués à l’arrière.

En ce moment une figure montait de la cabine. Cette figure c’était celle du comte d’Alcantara, qui, ayant entendu tous ces préparatifs et voyant quatre hommes armés dans la cabine, ne put résister à son envie d’aller sur le pont voir ce qui s’y passait. Par précaution il s’était armé de deux pistolets à six coups chaque, espèce de revolvers nouvellement en usage, qu’il mit dans les poches de son paletot. En arrivant sur le pont, son premier soin fut de regarder tout autour de lui, puis ne voyant rien, n’entendant rien, il s’assura que la brise dormait et qu’il n’y avait pas de vaisseau à craindre, alors il se hasarda à faire un pas en avant. Ayant appris que le capitaine était en ce moment près du mât d’artimon, il passa à l’avant. À mesure qu’il avançait sa résolution et son assurance faiblissaient en voyant tous ces hommes silencieux, qui se baissaient pour ne pas se montrer au-dessus des bastingages.

— Mais, est-ce que je rêve, se dit-il en se frottant les yeux et les écarquillant ? Sont-ce des hommes ou des spectres ? Et il allongea la main pour juger par lui-même si c’était une réalité ou une illusion. Il eut peur, et il retourna à la cabine. La porte était fermée.

— On n’entre pas, lui dit une voix sourde et gutturale.

Il se retourna vers un matelot et lui demanda ce que tout cela signifiait.

— Silence, répondit la sentinelle, on ne parle pas ici…

— Allons, se dit-il à lui-même, décidément je ne comprends plus rien. Il paraît que je joue le rôle de Télémaque, descendant sur la rive de l’Achéron, et ne rencontrant sur ses pas que les ombres de guerriers muets. Si on ne parle pas, on marche du moins ; et encore une fois il se dirigea vers le gaillard d’avant.

À peine fut-il arrivé vis-à-vis le mât d’artimon qu’un cliquetis, comme celui de fusils que l’on arme, se fit entendre sur toute la longueur des passe-avants. Le premier mouvement du comte fut de se sauver à la cabine, mais il se souvint que la porte en était fermée et gardée, et il s’élança dans les haubans du mât d’artimon. Il ne put parvenir sur la hune, craignant de se hasarder dans les haubans de revers ; il se blottit du mieux qu’il put, n’osant ni descendre ni monter.

En ce moment les pirates arrivaient ; nageant sans bruit et lentement ; ils firent le tour du vaisseau et passèrent à la proue. Tout était dans le plus profond silence et la plus grande obscurité, seul le fanal du beaupré jetait une faible lueur sur le gaillard d’avant. Bientôt on vit une tête s’élever au-dessus du coltis et regarder avec précaution, puis un homme se hissa sur le beaupré et fit un signe. En un instant vingt pirates grimpèrent par les amarres, tenant leurs sabres entre les dents. De leurs deux mains ils ont saisi le beaupré ; déjà leurs pieds touchent les bastingages, la lame de leurs sabres brille au reflet de la lumière du fanal, ils se baissent pour sauter sur le pont, quand tout à coup on entend une voix qui crie :

— Feu !

Et la détonation d’une trentaine de mousquets retentit dans le silence de la nuit ; les balles sifflent et cinq à six pirates culbutent à la mer, frappés à mort ; d’autres tombent blessés sur le pont.

— Dieu, mes enfants, cria le capitaine, en avant maintenant !

Les marins du Zéphyr s’élancent sur le gaillard ; le capitaine ordonne de mettre le feu au chaudron, et une immense flamme s’élance et répand au loin sa lumière sur les eaux. Ce fut alors une horrible mêlée. Les pirates montent par les amarres, se hissent les uns sur les autres ; ils lancent leurs grapins dans les cordages et grimpent dans toutes les directions. Une voix retentit qui les encourage. C’est Cabrera, Antonio Cabrera leur chef. Il est sur le gaillard d’avant avec une dizaine des siens, repoussant l’attaque et favorisant l’abordage des pirates. Le tumulte est à son comble. Tout est confusion. Pirates et Zéphyr sont confondus. C’est une lutte acharnée, homme à homme ; tout se culbute et se relève pour rouler et se culbuter encore. Les fusils ne servent plus ; les pistolets sont déchargés. Le sang ruisselle et rend le pont glissant. Tous les pirates sont maintenant montés, Le gaillard d’avant est trop petit pour les contenir. Les Zéphyrs semblent céder sous les efforts prodigieux de Cabrera et de ses gens. La flamme bleuâtre de l’alcool et des combustibles, qui brûlent dans le chaudron, répand une lueur blafarde sur leurs figures, couvertes de poudre et de sang. Ils sont serrés en masse compacte et pressent devant eux les Zéphyrs qui reculent pied à pied, mais en ordre.

Le capitaine Pierre n’est pas avec eux, il est à l’arrière, debout sur son banc de quart, son porte-voix à la main ; il suit avec sang-froid la lutte qui rugit à l’avant du navire. Il voit ses Zéphyrs qui cèdent peu à peu ; il ne craint rien, car il sait que c’est une manœuvre qu’ils exécutent afin d’amener les pirates sous la portée de ses deux canons. Arrivés près du mât d’artimon, les Zéphyrs déchargent leurs derniers coups de pistolet ; les pirates hésitent, s’arrêtent et se pressent en masse serrée.

— Ventre à terre ! cria le capitaine à travers son porte-voix.

— Feu !

Et les deux canons partent ensemble, enfilant le pont de bout en bout, à la hauteur de poitrine d’homme ; la mitraille balaye et fauche à travers les rangs des pirates qui sont restés debout. Ceux qui ne sont pas tombés, se retirent précipitamment vers le beaupré pour sauter dans les chaloupes. Mais Cabrera est là, il les arrête de sa voix : — « Je tue le premier qui recule, crie t-il, en avant ! suivez-moi ! » Et il s’élance encore une fois à la tête des siens. Mais cette fois Pierre est aux premiers rangs de ses braves Zéphyrs. La mort suit leurs sabres qui tranchent et fauchent dans les rangs des pirates. Cabrera a reconnu Pierre, et c’est sur lui que se concentrent toute sa rage et toute sa fureur. Il fait des efforts inouïs pour le rejoindre. En vain son sabre promène la mort devant lui, la mêlée est trop affreuse, des masses d’hommes le séparent de celui qu’il voudrait tenir sous sa main.

Déjà les pirates cèdent au nombre ; ils hésitent, ils reculent ; Cabrera en vain les exhortent à le suivre, quand tout à coup un cri perçant retentit dans les airs ; une masse tombe du mât d’artimon dans le baril de goudron, le baril roule sur le pont sous le poids qui l’entraîne, cette masse se redresse et retombe dans le chaudron de combustible pour s’en relever tout en feu. C’est un homme ! Les combattants s’arrêtent et s’étonnent à ce phénomène inattendu ; les flammes l’enveloppent de langues de feu, la douleur lui arrache des cris qui ne sont pas humains.

Il ne voit plus, il se précipite partout, se darde à travers les rangs des pirates ; ses pistolets à six coups ont pris feu et partent d’eux-mêmes, tuant et blessant à droite et à gauche ceux qui l’entourent.

Le capitaine, qui a compris et reconnu l’infortuné comte d’Alcantara, profite de la confusion et pousse les pirates le sabre dans les reins. Le pont est jonché de cadavres ; tous ceux qui échappent à la mort sautent à la mer. Cabrera, qui voit que tout est perdu, s’élance pour sauter par-dessus le bord, mais une main de fer le saisit par le collet de son habit, et lui crie dans les oreilles :

— Ah ! ah ! c’est vous qui avez voulu me frotter à Matance, nous allons voir ; c’est à mon four maintenant.

Mais à peine Tom a-t-il le temps de lui porter une couple de coups de poing, que trois à quatre Zéphyrs se jettent sur Cabrera et le font prisonnier. Avec Cabrera finit le combat, qui avait duré près d’une demi-heure avec un épouvantable acharnement.

On est parvenu, non sans peine, à s’emparer du comte d’Alcantara et à éteindre le feu qui le dévorait. Il est grièvement brûlé. On le transporte dans la cabine où les soins les plus empressés lui sont donnés par Sir Gosford. Heureusement qu’il ne s’est fait aucun mal dans sa chute. Après avoir lavé ses blessures, on lui applique du coton en ouate pour soutirer le feu de ses plaies, qui le font souffrir cruellement, quoiqu’elles n’aient rien de dangereux.,

Pendant ce temps-là, Pierre est sur le pont. Cinq pirates sont prisonniers et étroitement liés. Les matelots du Zéphyr sont rangés sur le pont et répondent à l’appel. Le résultat de l’appel fait voir qu’il y a eu trente deux blessés et cinq morts. Les pirates ont laissé treize morts sur le pont, sans compter ceux qui tombèrent à la mer sous le feu de la première décharge, et dix prisonniers y compris Cabrera. Les autres avaient sauté par dessus le bord dans l’espoir de regagner leur navire.

Quand le capitaine eut assisté au pansement de ses blessés, et qu’il eut vu que tout avait été remis en ordre sur le pont, il descendit à la cabine pour changer ses vêtements couverts de sang et en lambeaux. En le voyant entrer dans la cabine, Clarisse fondit en larmes ; elle voulut parler, mais son émotion était trop forte. Son amie, assise sur le sofa, n’avait pas la força de se lever et ne trouvait pas une parole pour exprimer au capitaine, tout ce qu’elle ressentait de reconnaissance. Sir Gosford-Vint tendre la main à Pierre et lui dit : « Vous êtes mon ami ! »

— J’accepte ; maintenant permettez que j’aille changer de toilette, dit le capitaine, en montrant sa chemise tachée de sang et son gilet en lambeaux ; et si vous le voulez bien, nous prendrons un réveillon ensemble.

Trois quarts d’heure après, un splendide réveillon fut servi par le maître d’hôtel. Le champagne et toutes les richesses de monsieur Lafond, le maître d’hôtel, furent mis en réquisition, et contribuèrent puissamment à bannir les sombres reflets, qui restaient encore, des scènes dont le Zéphyr avait été si récemment le théâtre. La conversation roula tout naturellement sur les événements qui venaient de se passer et plus particulièrement sur ce qui était arrivé au malheureux comte d’Alcantara.

— Il paraît, capitaine, que le chef de ces brigands est en ce moment prisonnier et en vos mains, demanda Sir Gosford.

— Oui, monsieur, et c’est un terrible homme. C’est dommage qu’il se soit laissé entraîner à ce genre de vie, il aurait pu jouer un rôle dans la société.

— Et que pensez-vous qu’on en fera ?

— Oh ! ils seront pendus lui et les autres prisonniers, c’est le sort qui les attend.

— Je serais bien curieux de le voir.

— Eh bien ! si vous le voulez, suivez-moi. Ils sont en ce moment sur le pont, liés et garrottés auprès du cabestan.

Clarisse et Sara se pressèrent contre Sir Gosford et suivirent le capitaine.

Quand ils arrivèrent auprès du cabestan, Cabrera retourna fièrement la tête vers les nouveaux arrivants. Sara pressa convulsivement la main de Clarisse, lâcha un cri déchirant et tomba sans connaissance dans les bras de Sir Gosford, en murmurant le nom « d’Antonio. »

En ce moment la lune se levait, et la brise commençait à se faire sentir.