Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/05

Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 52-62).

CHAPITRE V.

une scène à bord.


Depuis que le Zéphyr était sorti de la baie de Matance, le vent avait été variable, sautant subitement d’un point à l’autre du compas, de manière à parcourir la rose des vents dans toutes ses directions. Toute la journée, de gros nuages sombres étaient restés suspendus à la voûte du firmament ; l’atmosphère était lourd et pesant ; le thermomètre, vers les cinq heures de l’après-midi, était tombé considérablement. Tout présageait l’orage pour la nuit.

Le capitaine Pierre se promenait sur le pont, regardant de temps en temps le petit hunier, qui fasiait au vent.

— Babord un peu la barre, cria le capitaine au timonier.

— Babord un peu la barre, répéta le timonier.

— Où le vaisseau a-t-il le cap ?

— Nord, quart nord-ouest.

— Holà, en avant là, des hommes à la hune de misaine, pour prendre deux ris dans le petit hunier.

Cinq à six matelots s’élancèrent par les haubans du mât de misaine, et en un instant furent sur son hunier.

— Amène le petit perroquet !

— Oui, oui, capitaine.

— Brasse sous le vent la grand’voile et le grand hunier ! — Des hommes à l’artimon pour serrer la perruche ! Un peu vite, mes enfants. — Borde roide la brigantine ! C’est bien. — Amarre partout.

Le capitaine, après avoir donné successivement ses ordres qui furent exécutés vivement par les gens du quart, fit trois à quatre tours sur le pont, puis revenant à l’arrière :

— Timonier, gagnons-nous sur la route ?

— Oui, capitaine.

— Combien ?

— Deux points.

— Babord encore la barre un peu !

— Babord la barre un peu, répéta le timonier.

— C’est bon là, droit la barre maintenant !

Et le Zéphyr, donnant à la bande sur tribord, fendait l’onde qui s’ouvrait en bouillonnant sous sa proue et laissant loin derrière lui une trace écumeuse.

Sir Arthur Gosford était assis sur le pont ayant d’un côté sa fille Clarisse, et de l’autre Miss Thornbull. Tous trois gardaient le silence, suivant des yeux les différentes manœuvres qu’exécutaient les matelots, et écoutant les ordres du capitaine.

Il y a quelque chose de si neuf dans ce langage de mer, si brusque, si rude, si court, que l’on semble involontairement l’admirer comme une expression d’un monde inconnu. Et, à la veille d’un orage, sur l’immensité des mers où l’on ne voit que des flots mugissant, s’entre-choquant, écumant, à droite, à gauche, à l’avant, à l’arrière et partout, l’âme est si impressionnable, qu’un rire, un accident de tous les jours, l’agite et la transporte !

Sir Arthur Gosford admirait la sublimité du spectacle qui se déroulait dans cet immense horizon. Miss Thornbull éprouvait une certaine crainte vague et indéfinissable ; et Clarisse, malgré sa vive gaieté, était sérieuse ; elle regardait furtivement le capitaine Pierre, admirant sa belle figure si noble, et sa voix sonore si mâle. Il était en ce moment appuyé sur le bastingage de tribord, regardant fixement à l’arrière, comme s’il eut cru entrevoir quelque chose. On n’entendait que le bruit des pas des matelots sur le pont, et le sifflement des vents dans les cordages.

— Quelqu’un là, ma longue-vue ! cria le capitaine.

— La voici, capitaine, dit Sir Arthur Gosford en se levant pour la lui donner.

— Pardon, merci, monsieur.

Le capitaine regarda quelque temps, balayant l’horizon de sa longue-vue et lui faisant décrire un cercle assez considérable.

— Rien, dit-il, en enfonçant avec la paume de sa main droite les tuyaux de la longue-vue les uns dans les autres ; j’avais cru apercevoir quelque chose.

— Hola, ho ! En avant là, un homme au haut du mât.

Un matelot monta dans le grand mât, et en quelques instants fut au grand cacatoës,

— Y a-t-il quelque chose en vue ?

— Non, capitaine.

Un instant après cependant, on entendit du haut du grand mât une voix qui criait :

— Deux voiles à l’arrière à nous.

— De quel côté ? demanda le capitaine.

— Babord à nous.

— À quelle distance ?

— Une trentaine de milles.

— Quelle route ?

— Sur nos traces.

— C’est bien. Tu peux descendre maintenant.

À peine le mot « deux voiles à l’arrière à nous » eut-il retenti sur le pont, qu’un homme dans la cabine se jetait à bas de son lit, à moitié mort de frayeur, passant à la hâte un pantalon, chaussant ses savates ; et s’enveloppant d’une vaste robe de chambre de flanelle blanche. Son immense bonnet de coton blanc et les traces visibles du mal de mer lui donnaient l’apparence d’un revenant.

— Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? criait notre malade du haut de sa voix nazillarde et tremblante.

À la vue de cette apparition, si grotesquement comique, qui, dans son trouble, au lieu de monter par l’escalier, avait sauté sur la table et débouchait par le grand hublot de la cabine, Clarisse Gosford ne put réprimer un éclat de rire si vrai, si franc, que, malgré la solennité du moment, chacun fut saisi de la contagion ; le capitaine lui-même, ne put s’empêcher de faire chorus. Il n’y eut que Miss Thornbull qui n’éclata pas.

— Mais ma chère, lui dit à voix basse Clarisse, qui était venu se mettre à ses côtés, as-tu jamais vu semblable figure ? on dirait du dernier des Mohicans, sortant de la tombe de ses pères pour réclamer le patrimoine de ses ancêtres !

Le capitaine, qui avait entendu la remarque de Clarisse Gosford à son amie, ne put s’empêcher de lui dire, en se penchant à son oreille et en souriant :

— Vous êtes une petite méchante !

— Vous croyez ! lui répondit-elle, sur le même ton, en faisant une petite moue pleine de coquette gentillesse ; puis élevant la voix :

— Oh ! monseigneur le comte d’Alcantara, que nous sommes heureuses de vous voir arriver. Si vous saviez comme ma pauvre Sara est effrayée ! Elle qui a si peur d’un orage sur terre, que sera-ce donc d’une tempête sur mer ? Croyez-vous que nous allons avoir une tempête ? vous qui êtes marin, vous connaissez cela.

— Mais cela dépend, répondit le comte, qui ne s’était pas aperçu que les éclats de rire avaient été dirigés à son adresse ; qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Je ne crois pas que nous ayions de tempête, peut-être un peu de vent cette nuit, mais pas trop fort.

— C’est aussi mon opinion, à moins cependant… hem ! Et il regarda Miss Thornbull, en se drapant dans sa longue robe de chambre et en prenant un air connaisseur.

— À moins cependant ? reprit Clarisse.

— À moins qu’il n’y ait… qu’il n’y ait… une tempête, continua-t-il.

— Oh ! c’est juste. Vois donc, ma chère Sara, comme nous devons être heureuses d’avoir avec nous un homme d’une aussi grande expérience. Savez-vous, monseigneur, que mon amie me disait, il n’y a encore que quelques minutes, que, sans vous à bord, elle mourrait de frayeur, surtout si nous avions le malheur de faire la rencontre de quelques navires suspects. Croyez-vous qu’il y ait quelque danger ?

— Mais cela dépend, mademoiselle, répliqua le comte en se dressant au moins un demi pouce sur ses talons de savates (ses savates aussi avaient des talons,) se croisant les bras, à la Marius, après avoir placé son bonnet de coton à la militaire sur le coin de sa tête, et se donnant l’air le plus capable ; mais cela dépend.

Sara était devenue rouge comme une cerise et était toute honteuse. Elle jeta un coup d’œil suppliant à Clarisse ; mais celle-ci, la gaie et la gâtée enfant qu’elle était, n’y fit pas attention et continua :

— Vous protégerez ma chère Sara, n’est-ce pas, monseigneur, elle a tant confiance en vous ! quant à moi, je suis brave, je suis la fille d’un officier ; j’ai mon père et peut-être aussi que M. le capitaine ne m’abandonnerait pas dans un danger ; mais comme Sara est peureuse, j’aime mieux qu’elle soit sous votre protection.

— C’est juste, la moins brave doit avoir le meilleur protecteur ; et quoique je n’aie pas la présomption de me croire plus puissant que votre père et le capitaine réunis, j’ose au moins espérer que, dans la circonstance, Mlle Sara n’aura pas occasion de se repentir de l’honneur qu’elle me fait de me choisir pour son défenseur. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

Et le comte sembla se grandir encore d’un demi-pouce, tant il étirait les muscles de son col par en haut.

En ce moment son bonnet de nuit de coton tomba, et comme il avait oublié sa perruque, il laissa voir à nu son crâne nouvellement râsé. Dans son excitation, le comte ne s’était pas aperçu de la perte de son bonnet.

Cette nouvelle exhibition vint mettre le comble à l’hilarité des spectateurs.

— Oh mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Clarisse, et elle se roula sur son banc, se tenant le côté avec ses deux mains, — oh ! mon Dieu ! je vais mourir !…

— Qu’est-ce que c’est, ma chère demoiselle, s’écria le comte, en faisant un pas et étendant les bras pour soutenir Clarisse ; permettez…

— Oh ! n’approchez pas, n’approchez pas ; ce n’est rien, un point de côté… et se levant elle alla en courant s’enfermer dans la cabine, que leur avait cédée le capitaine.

Sara profita du départ de Clarisse pour la suivre et descendre avec elle dans la cabine.

— C’est extraordinaire, comme elle est nerveuse, votre fille, Sir Gosford ! est-elle souvent sujette à ces points de côtés ? s’informa le comte d’un air tout à fait intéressé.

— Oh ! mais non, répondit Sir Gosford, qui avait de la peine à tenir son sérieux.

— Vous feriez bien d’y veiller ; j’ai connu une jeune personne, qui, par parenthèse, était une de mes nièces, si sujette à des attaques de nerfs, qu’elle finit par devenir toute perclue par les rhumatismes.

— Vraiment.

— Bien sûr, ceci est arrivé… attendez donc… je me rappelle bien de la date pourtant… C’était… oh ! c’est un peu ancien, c’est vrai, c’était deux ans avant que j’eusse l’âge de raison.

— Et depuis combien de temps l’avez-vous votre âge de raison ? demanda une agaçante petite voix, qui semblait venir de l’escalier de la cabine.

— Oh ! mademoiselle Clarisse, est-ce vous ? comment vous trouvez-vous ?

Sir Arthur fit un signe sévère à sa fille, qui supprima sur ses vermeilles petites lèvres, quelque sarcastique remarque prête à s’échapper.

— Mais mieux, bien mieux, merci. Et vous, comment vous sentez-vous du mal de mer ?

— Le grand air me fait du bien, et d’ailleurs l’espèce d’imperceptible émotion que m’a causée, par rapport à vous et à mademoiselle Sara, l’annonce de deux voiles étrangères, m’a complètement guéri.

— Vous êtes bien bon, monseigneur, de vous inquiéter ainsi de nous.

— Au contraire, voyez-vous, nous autres militaires, nous sommes les protecteurs nés du sexe le plus faible.

Le mot Don Quichotte vint trembler sur les lèvres de Clarisse.

— Mais, à propos, continua le comte, où sont-elles ces voiles étrangères ? j’ai beau regarder partout, je ne vois que le ciel et l’eau.

— On ne les voit pas encore, répondit Clarisse en jetant un coup d’œil au capitaine, il commence à faire sombre, mais du haut du mât, on a parfaitement pu distinguer que c’était deux vaisseaux pirates. Il est tout probable que demain nous serons attaqués !

Clarisse Gosford et tous les autres étaient loin de penser que ce qu’elle disait là, par esprit d’innocente malice, pouvait bien être la vérité.

— Pas possible. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Ce que j’en pense, répondit le capitaine, c’est que ce sont deux bons vaisseaux marchands, qui vont probablement à la Nouvelle-Orléans ou à la Mobile et que demain nous aurons complètement perdus de vue et laissés bien loin derrière nous.

En ce moment la clochette du souper se fit entendre, et le comte, passant cette fois par l’escalier, alla réparer sa toilette pour se mettre à la table, où le capitaine et tous les passagers s’assirent.

Le repas fut gai, comme le sont tous les repas en mer lorsqu’il ne fait pas de tempête.

Le comte rassuré par le capitaine, à l’endroit des deux voiles à l’arrière, fut d’une excessive jovialité.

Après le souper, on monta sur le pont ; le capitaine et Sir Gosford se promenèrent ensemble ; Clarisse et son amie, appuyées sur le bord du navire, regardaient les bouillons phosphorescents qui semblaient courir le long du navire, en faisant un bruit semblable à celui d’un bâton mouillé avec lequel on brasserait des cendres rouges. Le comte lui, alla se coucher pour prévenir l’effet du tangage, qui commençait un peu, disait-il, à lui remuer les vivres sur l’estomac, qu’il avait affaibli par de copieux tributs journellement répétés.

Le vent avait un peu renforcé, mais le ciel s’était éclairci ; les nuages s’étaient dispersés ; et le firmament d’un bleu si pur sous les tropiques étincelait des feux des milliards d’étoiles dont il était parsemé.

Les deux jeunes filles continuèrent longtemps à garder le silence, chacune emportée par ses pensées dans des songes bien différents. Clarisse songeait à la Nouvelle-Orléans et à New-York, aux théâtres, aux bals et aux plaisirs de toutes sortes qui allaient éclore sous ses pas. Sara, elle, pensait à sa vieille mère et à son père ; et aussi elle avait bien regret pour quelqu’autre personne ; un beau jeune homme qu’elle laissait derrière elle à Matance. Ce beau jeune homme, au teint brun, à la moustache légère, à la taille si souple, si, brave, si galant et si amoureux, elle le quittait, et peut-être pour ne plus le revoir ? Son nom venait involontairement mourir sur ses lèvres. Pauvre Sara, elle pensait à son amant. Son cœur était gonflé et ses lèvres entr’ouvertes semblaient murmurer le nom d’Antonio, mais si faible, mais si bas qu’il n’y eut que son âme qui l’entendit ; sa pauvre âme si triste ! une larme vint briller à sa paupière et un soupir s’échappa de sa poitrine.

— Clarisse, je vais me coucher, vas-tu venir avec moi ?

— Attends donc encore un peu, il fait si beau, l’air est si pur, le vent si frais.

— Je ne me sens pas bien, je crois que j’ai un peu la fièvre, ma tête est lourde.

— Oui ! ma chère ; eh bien ! allons. Et toutes deux, après avoir embrassé Sir Gosford et souhaité le bonsoir au capitaine, descendirent à leur cabine.

Quelque temps après, un matelot piqua huit coups sur la cloche, et carillonna ; c’était la fin du quart. Une voix se fit entendre sur l’avant qui criait :

— Tribord au quart !

Et le quart de tribord monta sur le pont pour remplacer les babordais, qui allèrent à leur tour se reposer, en attendant qu’un nouveau quart vint les rappeler à la manœuvre.

Le capitaine Pierre fit prendre un ris dans la grande voile et border. Après s’être assuré que tout était en ordre il alla se coucher, en recommandant qu’on le fit éveiller s’il survenait quelque chose d’inusité. Quand le capitaine descendit, il ventait une forte brise.

Tout était tranquille à bord. Les gens de quart, étendus sur le gaillard d’avant, fumaient leurs cigares.

De demi-heure en demi-heure, un matelot piquait la cloche, et criait d’une voix monotone :

« À l’autre et bon quart ! brise réglée ! »

Chaque fois que ce cri se faisait entendre, un homme faisait un soubresaut dans la cabine, et se couvrait de son drap par dessus la tête dans son lit.

Cet homme, laissons-le reposer ; il a le mal de mer : nous le retrouverons demain.