Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 148-153).

XXXII


Malgré le climat plus sec de Nice, le mal n’avait pas lâché prise, Cadoret était des semaines entières, toussant et respirant à peine, sans une minute de sommeil. Cette terrible maladie se complique naturellement par des affections nerveuses de l’estomac et du cœur, des douleurs, de la faim même, de sorte que la vie n’est plus qu’une angoisse impossible à décrire ; aussi sentant sa fin proche, il voulut revenir aux Simons.

Voici la lettre qu’il écrivit à son ami après son retour.


Les Simons, 15 octobre 1911


Mon cher Savinien,


Comme tu le vois, je t’écris des Simons, où je suis depuis huit jours ; j’étais tellement fatigué du voyage que je n’ai pu aller te voir en passant à Paris, où après m’être reposé deux jours, je suis venu ici ; j’étais attendu par les braves gens et amis que sont Mage et sa femme.

Autrefois, je ne pensais pas pouvoir passer un hiver dans ce coin, charmant l’été, mais triste au possible l’hiver entre la petite rivière et la forêt, sans horizons ; mais les crises que j’ai eues depuis quelques mois, mon affaiblissement général, car je ne suis plus qu’une loque, il n’y a d’intacte que la pensée. Le désir m’a pris de venir finir mes jours dans ce petit pavillon que tu connais.

Il fait beau en ce moment ; je vais le long du ruisseau ; je m’amuse à regarder tomber les feuilles, je remarque que celles des vergnes s’enfonçent presque tout de suite, tandis que les feuilles de saules et d’accacias s’en vont très loin au fil de l’eau avant de tomber, ou s’ammoncellent dans une échancrure de la rive parmi les branches mortes, ce qui fait, me dit un connaisseur, un refuge où les poissons frileux se mettent à l’abri, peut-être aussi pour se garer du vorace brochet.

Le maire du village a déjà réalisé une partie de son programme : une caisse des écoles a été fondée ; elle rend déjà des services tout comme dans les grandes villes ; à midi, on sert aux enfants une bonne soupe chaude et des légumes ; des jeux de boules ont été installés ; ils sont très fréquentés ; villageois et paysans ont besoin d’activité ; aussi, le dimanche, les joueurs sont nombreux, jeunes et vieux ; il en vient même des hameaux très reculés. En jouant, on boit du vin et on délaisse l’eau-de-vie de mare, qui cependant était la goutte favorite des campagnards ; enfin, à ce qu’il paraît, on ne s’y ennuie pas ; au contraire, le temps passe trop vite.

Le curé a demandé à faire partie d’une équipe ; seul, il s’ennuie à mourir, car il ne va plus personne à l’église.

Hier, j’ai eu la visite du père Grumet, tu sais le vieux brave homme qui nous avait invités à manger des cornichons pour déjeuner ; il m’a chargé de te donner le bonjour ; c’est surprenant comme il raisonne juste pour un homme qui ne sait pas lire, vit comme un loup seul dans sa petite maison isolée. Il me disait :

« Monsieur Cadoret, croyez-vous qu’on aura la guerre avec l’Allemagne, comme on en parle ? C’est que, voyez-vous, la guerre serait la ruine pour tout le monde ; on enverrait des jeunes gens et aussi des hommes mariés à la boucherie ; on réquisitionnerait tout : bêtes et gens ; il ne resterait plus que les femmes, les enfants et les vieux comme moi, bons à rien. Qui est-ce qui cultiverait alors ?

« Il y a encore autre chose. Ainsi les deux moulins du pays, qui tournaient depuis plus de cent ans, ont cessé de moudre faute de blé ; il est passé des commissionnaires qui en ont tant acheté qu’il n’en reste pas cinquante sacs dans la commune ; ce blé vendu s’en va on ne sait où, dans les grands moulins ; notez qu’aujourd’hui, que presque plus personne ne fait son pain soi-même, on laisse tomber en ruines les fours qui faisaient partie intégrante de toutes les vieilles maisons, et l’on n’en fait plus dans les neuves ; tout le monde se fournit chez le boulanger, qui va porter le pain tous les deux ou trois jours au fond des hameaux.

« Alors voyez ce qui arriverait avec la guerre : chemins de fer et voitures, tout serait réquisitionné pour l’armée ; on ne conduirait plus comme maintenant de la farine chaque semaine au boulanger ; les campagnards n’ayant plus de blé, et même ceux qui en auraient, ne pourraient plus avoir leur fournée, puisque les moulins ont cessé de moudre ; mais alors ce serait la famine. Et Paris, comment ferait-on pour l’approvisionner ? car là c’est plusieurs milliers de voitures qu’il faut chaque jour. Voilà ce que l’on ne dit pas dans les journaux ; ça mérite pourtant que l’on y fasse attention. S’il n’y avait pas tant d’avocats et hommes d’affaires à la Chambre, ils feraient entendre raison au gouvernement, lui faisant comprendre qu’il faut éviter la guerre.

« La belle affaire que les colonies, qui coûtent de l’argent et ne rapportent rien ; ceux que l’on ne tue pas reviennent au pays et, comme mon pauvre garçon, meurent des fièvres qu’ils y ont attrapées.

« On parle aussi d’argent difficile à retirer, ça ne me touche pas, je n’ai rien ; mais il y a des petits qui en ont un peu tout de même. J’en connais un que je ne veux pas nommer, qui a 3.000 francs à la Caisse d’épargne ; ça lui rapporte dans les 80 à 90 francs par an ; c’est une somme pour un pauvre vieux, et on dit qu’il ne pourrait pas ravoir ses quatre sous, mis de côté en se privant de tout, parce que le gouvernement en aurait besoin pour faire la guerre.

« Les Allemands sont des hommes comme nous, qui ont aussi des fusils et des canons ; de plus, la population est presque le double de nous. Nous serions peut-être encore battus ; il vaudrait mieux vivre en bon accord et en paix ; on ne peut pas rester toujours ennemi. C’est Napoléon qui a déclaré la guerre en 1870, et pas la France.

En 55, on a fait la guerre aux Russes (je m’en souviens, j’étais à Sébastopol). On en disait à ce moment sur eux, on faisait des chansons, on les traitait de sauvages, de mangeurs de chandelles, que leur empereur était un despote cruel qui faisait fouetter et pendre par milliers ceux qui lui déplaisaient ; et cependant aujourd’hui il vient chercher des milliards chez nous, qu’il ne rendra jamais, et pourtant il n’a rien donné à la France, lui. »

Voilà ce que disait ce vieux brave homme ; si un diplomate tenait le même langage, on le publierait dans le monde entier.


Les Simons, 30 octobre 1911.


Aujourd’hui, me sentant plus alerte, j’ai voulu profiter du beau soleil pour faire la même promenade que nous avons faite ensemble voilà trois ans : tu sais, la Garenne. Je partis avec ma bonne gouvernante. Ce ne sont pas les paroles qui m’ont fatigué, car c’est à peine si l’on a échangé quelques remarques ; nous avons revu le beau hêtre que tu avais tant admiré. Il n’était plus le même ; sa belle chevelure était à terre ; quelques feuilles rousses seulement adhéraient encore à une basse branche. Son vis-à-vis, le chêne, où se trouvait le nid d’écureuil, est aussi dépouillé de ses feuilles. Le nid a disparu ; seul le lit de mousse verte qui entourait le tronc s’est élargi comme un tapis moelleux très beau. Les charmes aussi sont dépouillés. C’est curieux de voir l’épaisseur des feuilles à terre ; aucun bruit ne se fait entendre ; on ne voit plus d’oiseaux, seules quelques pies qui hochent de la queue au faite d’un chêne en montrant leurs ventres blancs.

Quand on pose le pied sur ces feuilles, un bruit comme une plainte se produit ; on se retourne pour voir si quelqu’un n’est pas derrière vous. Ce bruit est comme le crissement des grosses sauterelles sur les prés, mais il n’y a aucun insecte caché ; c’est peut-être que ces feuilles ont une âme, qu’elles se révoltent d’être foulées au pied, alors qu’hier encore elles étaient si majestueuses ; elles pensent à leur vie faite toute de charme et ne veulent pas mourir.

Hélas ! la nature en a décidé autrement ; il faut que toutes ces palmes tombées s’anéantissent dans la mort, dans la pourriture, et, détrempées par les pluies, descendront dans sol vivifier les racines, leur apporteront le carbone nécessaire à faire fonctionner le cœur des arbres, pour qu’au printemps le sang de la séve aille jusqu’à leurs extrémités les parer d’une verdure nouvelle, offrir leur ombrage à l’admiration des hommes, tandis que les oiseaux viendront faire leurs nids sur les branches en chantant l’éternel amour, et de dessous les feuilles mortes aujourd’hui, sortiront des fleurs et des insectes par myriades, image de la vie des forêts.

En cette saison le soleil décline vite, la sapinière était toute noire d’ombre, les aiguilles des pins ressemblaient à des pointes d’acier imparfaitement bleuies. Les beaux platanes que nous avions tant admirés ensemble ont résisté plus longtemps à perdre leur parure ; une partie seulement est déjà à terre ; elles tombent à plat lourdement ; de loin on dirait un épervier tombant du ciel sur un oiseau ; quelques-unes, séchées sur les branches, sont recroquevillées et font l’effet, en tombant, de cocottes en papier comme en font les enfants à l’école.

Tout cela c’est bien l’image de la mort ; mais le printemps fera renaître la vie.

La promenade est terminée ; à peine rentré, le vent s’élève et fraîchit ; une petite brume tombe ; le soleil est à peine couché que déjà c’est la nuit. Me voici rentré dans ce petit pavillon où je t’écris ces lignes à la lueur de la lampe, avec devant moi un bon feu de souches dans la cheminée. Et quoique portes et fenêtres soient bien closes, on entend le mugissement du vent dans les hauts peupliers d’Italie. Là encore c’est un contraste ; au printemps, c’est une harmonie qui chante dans les branches feuillues ; maintenant, c’est une plainte triste et sans fin.

Ma journée m’a rappelé mes souvenirs d’enfance. Chassé de ma famille par l’ignorance et la jalousie d’un frère pourtant point méchant, justement dans cette même saison de deuil qui est la Toussaint ; parti sans un mot d’encouragement de personne, avec le remords de ne pas avoir serré dans mes bras ma vieille grand’mère qui m’aimait tant. Ces pensées ont attristé ma vie ; mais les souffrances que j’ai reçues au cœur m’ont fait apprécier plus tard tout le prix du bonheur.

Je termine par ces paroles qui sont de toi : « Pour être véritablement heureux, il faut avoir souffert par le cœur. » Je ne sais pas, mon cher ami, si je t’écrirai encore bien des fois ou si je te reverrai ; j’en doute. Je souhaiterais revoir le printemps, revenir encore une fois ; c’est si beau le printemps.

J’attends ta lettre, ta longue lettre ; je te lis avec tant de plaisir.

Bien à toi de tout mon cœur.

Ton sincère ami,
Pierre Cadoret.
Paris, 15 novembre 1911.
Mon cher Cadoret,


J’ai attendu d’être de retour à Paris pour répondre à ta belle lettre du mois dernier. Si la souffrance, mon cher camarade, abat ton énergie physique, elle ne déprime pas ta lucidité d’esprit. Celui qui lirait ta lettre et qui ne te connaitrait pas aurait peine à croire que c’est l’ex-écolier du village à 30 sous par mois, le jeune ouvrier bourrelier parti sur son tour de France avec 10 francs en poche pour toute fortune, qui écrit ces lignes admirables, si pleines de poétiques réflexions et d’images vraies.

Celui qui est capable d’écrire ainsi n’est pas près de fausser compagnie à ses amis. Certainement que tu souffres cruellement ; mais permets-moi, mon pauvre ami, de te dire que tu exagères un peu, et cela se comprend, te voir réduit à l’inactivité après avoir été d’une activité intense, où les causeries avec les amis avaient pour toi un grand charme ; tu descends trop en toi-même pour tout analyser, même jusqu’aux bobos que les années nous apportent. Bon Dieu ! il faut réagir contre ce laisser-aller. De l’énergie ; je te dis, moi, que tu as encore de longs jours à vivre ; il faut prendre, que diable, la vie par le côté philosophique et tourner sa pensée vers les choses gaies, les images riantes ; la solitude, surtout quand on est malade et privé d’amis, engendre les maladies nerveuses ; mais tu n’es pas dans ce cas, tu es entouré d’amis, et ceux qui sont au loin te témoignent leurs encouragements et leurs espérances à te voir recouvrer la santé.

Pour mon compte, si, au printemps, tu ne viens pas à Paris, j’irai, moi, te voir ; nous irons ensemble dans la forêt, que tu affectionnes tant au moment où la vie s’y manifeste, cueillir les anémones et les coucous à la place où tu as vu, cet automne, les feuilles mortes couvrir la terre.

Courage, mon cher camarade ; M. Gudo, que j’ai rencontré hier, t’envoie une franche poignée de main.

Bien à toi.

Ton ami,
Savinien.