Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 152-156).

vité après avoir été d’une activité intense, où les causeries avec les amis avaient pour toi un grand charme ; tu descends trop en toi-même pour tout analyser, même jusqu’aux bobos que les années nous apportent. Bon Dieu ! il faut réagir contre ce laisser-aller. De l’énergie ; je te dis, moi, que tu as encore de longs jours à vivre ; il faut prendre, que diable, la vie par le côté philosophique et tourner sa pensée vers les choses gaies, les images riantes ; la solitude, surtout quand on est malade et privé d’amis, engendre les maladies nerveuses ; mais tu n’es pas dans ce cas, tu es entouré d’amis, et ceux qui sont au loin te témoignent leurs encouragements et leurs espérances à te voir recouvrer la santé.

Pour mon compte, si, au printemps, tu ne viens pas à Paris, j’irai, moi, te voir ; nous irons ensemble dans la forêt, que tu affectionnes tant au moment où la vie s’y manifeste, cueillir les anémones et les coucous à la place où tu as vu, cet automne, les feuilles mortes couvrir la terre.

Courage, mon cher camarade ; M. Gudo, que j’ai rencontré hier, t’envoie une franche poignée de main.

Bien à toi.

Ton ami,
Savinien.

XXXIII

Les bons soins, les bonnes paroles, les bonnes lettres sont choses douces pour les malades, mais ne peuvent arrêter la mort quand elle a fixé son heure. Cadoret mourut en décembre, entouré de ses amis, emportant leur estime.

Comme ce n’était pas un sectaire, il n’avait pas d’ennemis, il fut conduit au champ de repos presque par tout le monde de la commune, où ces simples paroles furent prononcées sur sa tombe par le maire :


« Tu fus un homme bon et juste, repose en paix. »


M. Mage remit à la mairie, au nom de M. Cadoret, une somme pour une fête enfantine, la création d’un cours de chant pour les enfants des deux sexes et une autre somme pour une jeune fille, qui n’avait que ses travaux d’aiguille pour faire vivre sa mère presque aveugle.

N’ayant pas reçu à temps l’avis du décès de mon ami, j’ai tenu à aller saluer sa tombe, c’est en compagnie de M. Mage que je me rendis la semaine suivante au cimetière de la commune ; c’était le dimanche. Un bouquet de chrysanthèmes avait été déposé le matin même au pied de la petite stèle blanche où était gravé sa devise.


« La raison est ma religion.
« L’Humanité ma loi. »


Avant de repartir, M. Mage me remit une lettre inachevée que Cadoret avait écrite quelques jours avant de mourir. La voici :


Merci de ton envoi ; tout le monde a eu sa part de friandises. La vieille mère Clément, qui était venue annoncer qu’elle avait quatre-vingts ans, a eu deux oranges ; elle s’est montrée très contente.

Ces dernières nuits, il a fait un beau clair de lune ; le hibou a ululé dans le bois et la chouette est venue chanter sur le noyer en face la maison, ce qui a fait dire à la vieille quel c’était signe de mort. Mage a essayé de lui démontrer que ces oiseaux de nuit venaient près des bâtiments pour faire la chasse aux rats, mulots, souris, même aux belettes ; elle n’a rien voulu entendre. Elle a dit aussi que depuis quelques jours les corbeaux rasaient le sol en croassant, ce qui veut dire, dans leur langage :


Serre du bois, serre du bois,
Si t’en n’a pas tu gèleras.


La chouette dit : « Méfies-toi. »

Toi, ami, tu n’as rien à craindre, ces oiseaux n’iront pas au faubourg Poissonnière te jeter leurs cris lugubres.

J’ai lu Tartarin de Tarascon, qui m’a fait bien plaisir. C’est simple et spirituel ; j’aime lire cela.

La lecture ne me manque pas ; les revues que je lis suffisent à me renseigner sur toutes choses. Je constate que ce sont les livres de psychologie et le théâtre qui prennent à peu près toute la place.

Ainsi, dernièrement, quelques lignes seulement étaient consacrées à un chimiste qui avait trouvé un engrais chimique capable d’augmenter de 10 0/0 la production du blé ; tu vois que cela mérite que l’on en parle : 10 millions de plus d’hectolitres par an, et l’on n’aurait plus besoin d’acheter à l’étranger ; soit environ 250 à 300 millions de francs qui resteraient en France. Tandis que ce sont des tartines à n’en plus finir quand il s’agit de parler d’un roman ou d’une pièce de théâtre, et, le plus souvent, c’est tellement surfait, que l’on pense qu’il faut pour lire ces ceuvres ne pas savoir comment tuer le temps. Ainsi, dans ces ouvrages tous les personnages sont très riches, les femmes sont toutes belles et distinguées, les maris beaucoup moins, et plus âgés que leurs femmes. Une femme fait-elle la moue, le marie lui achète des brillants ; si elle boude, il lui achète des perles. Jeunes filles, elles sont sages ; sitôt mariées, elles ont des amants. L’une de ces héroïnes, fille de marquis ruiné, a épousé un banquier. Elle lui est fidèle, lui reconnaît toutes les qualités, bon généreux ; elle se dit qu’il faudrait être folle pour ne pas aimer un tel homme. Lui, aime tellement sa femme qu’il voit avec plaisir qu’un vrai marquis, beau et très riche, cherche à les fréquenter. Au moins elle pourra causer avec un homme distingué pendant les absences qu’il fait à Paris pour ses affaires ; elle ne s’ennuiera pas au moins. Cette vertueuse épouse n’a done rien à redouter du tête-à-tête. Mais voilà qu’un jour le beau marquis lui dit que la seule preuve véritable que l’on peut donner d’un véritable amour est de tout sacrifier à l’objet aimé ; ainsi que lui, il donnerait ses millions jusqu’au dernier sou à la femme qu’il aimerait et dont il serait aimé. Cette honnête femme ne résiste pas à une pareille déclaration ; elle oublie aussitôt le mari modèle pour le beau marquis.

Et cet autre couple, qui s’aiment toujours à la folie, qui se quittent presque aussitôt mariés parce qu’ils sont jaloux tous deux. Ils se retrouvent dans une ville d’eau un an après ; ils ont un entretien. La femme veut se faire reprendre ; l’homme lui fait de graves reproches, lui dit qu’il l’aime encore, mais que tout lien est brisé entre eux, il va la quitter pour jamais ; alors elle lui dit qu’elle va devenir la maîtresse du baron X… Ce mari vertueux met aussitôt aux pieds de sa femme sa personne et ses millions.

À lire ces auteurs qui parlent de tout comme des gens instruits par l’expérience, on croirait que ce sont des vieux chez qui l’enthousiasme est mort ; on sent en eux un besoin d’obéissance à tout ce qui est puissant par la richesse. Une seule chose dont ils ne parlent pas, c’est de la classe ouvrière ; on dirait que cette jeunesse intellectuelle a été élevée sur les genoux de l’Église, qu’elle cherche à tuer tout élan généreux vers un idéal humain par ses idées pondérées, par un égoïsme qui n’a d’autre objectif que d’arriver au succès d’argent.

C’est là l’esprit étroit d’une caste privilégiée, bien fait pour creuser encore le fossé qui sépare la bourgeoisie du peuple. Une bonne nouvelle à t’annoncer : depuis quinze jours, Madame Mage a une petite fille. Tout le monde nage dans la joie. Madame Bertin ne serait pas plus empressée auprès du bébé que si c’était elle la mère ; aussi il a été décidé d’un commun accord qu’elle ferait partie de la famille, comme une sœur, quand je n’y serais plus. Cela m’a causé un grand contentement.

On a déjà fait une sorte de baptême civil ; les voisins sont venus ; le père a chanté ma chanson préférée d’autrefois : Le Carillon de notre village. Tout le monde a pris du plaisir, jusqu’au chien Miron, qui jappait, ne pouvant s’exprimer autrement.

Tu le vois, voilà l’image réelle de la vie. Moi, j’ai fait mon temps, je vais partir. C’est déjà le passé ; l’enfant vient, c’est l’espérance, l’avenir.

Même l’eau de la rivière, qui en été chante comme un gazouillis d’oiseaux, en roulant ses petits flots de cristal, s’en va maintenant jaunie, poussant les feuilles mortes avec un murmure attristé, comme si elle avait conscience qu’elle aussi s’en va fatalement mourir dans la vaste mer, néant des rivières.


1912.
FIN

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