Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 145-147).

XXXI


Nice, décembre 1910.


Mon cher ami,


J’ai bien reçu ta dernière bonne lettre qui m’a causé tant de plaisir. J’ai quitté Cannes le mois dernier, non pas que je ne m’y plaisais plus, au contraire ; c’est à mon sens la plus jolie ville du littoral méditerrannéen ; c’est le séjour des gens riches et tranquilles.

Si je suis allé à Nice, quoique cela me plaît moins à cause qu’il y pleut souvent et que le vent y fait rage également, c’est pour avoir un peu plus de distraction, voir plus de monde ; à Nice aussi, ce ne sont pas les théâtres ou casinos qui font défaut.

J’ai besoin d’un peu de mouvement, de changement, pour guérir ma maudite maladie d’emphysème, qui me tient depuis si longtemps. Pour ne pas tomber dans des idées noires, enfin la maladie à la mode, la neurasthénie ; j’occupe un modeste pavillon bien au soleil, près de la gare du sud, boulevard Garnier 77 bis. S’il te fait plaisir de venir ici, il y a une chambre à ta disposition.

Ces jours derniers, j’ai été en excursion à Levens (25 kilomètres). C’est un petit pays perché sur un rocher, dont le sommet ressemble à un pain de sucre ayant le bout coupé ; aujourd’hui, dans le bas, il se construit sur la route, des maisons plus gaies, plus logeables, car les anciennes du vieux village sont de véritables toits à lapins. Comme culture, on ne voit aux alentours que quelques souches de vignes, des figuiers, de maigres oliviers ; on se demande comment peuvent vivre les habitants de ce pays, et cependant autrefois, là où se trouvait une agglomération, si petite soit-elle, il y avait un seigneur. Comme tu le vois, partout on aperçoit un coin de la question sociale.

À Levens il y avait, au XVIIe siècle, un seigneur dont on voit encore les ruines de sa demeure. À cette époque, les habitants mécontents, lui dirent de choisir : S’en aller ou être pendu. Il préféra partir bien entendu. Pour marquer leur victoire, les habitants plantèrent une borne sur la place, et depuis cette époque, le jour de la fête du pays, filles et garçons, en dansant la farandole, mettent le pied sur cette pierre, cela en souvenir de leurs ancêtres, qui ont foulé aux pieds l’esclavage.

En ce moment, le soleil chauffe, c’est bon pour tout le monde, y compris les malades. Je suis allé aussi à Menton, serrer la main d’un ami, malade aussi, mais lui est jeune.

C’est dans ce pays que, d’après la légende, Eve et Adam vinrent se réfugier après avoir été mis à la porte du paradis pour avoir mangé le fruit défendu. Eve, qui avait apporté du paradis des pépins de citron, les planta ; ils vinrent tellement bien, qu’aujourd’hui, Menton récolte 40 millions de ces fruits.

Avant de quitter le littoral, j’ai voulu aussi aller, dans la même journée, jusqu’à Vintimille, ville frontière d’Italie ; c’est une petite ville sans charme ; par exemple, il y fait grand vent, à ce point qu’il m’a été impossible de monter à la vieille ville, située sur un rocher pointu ; la plupart des maisons ne sont plus habitées. Enfin, après avoir déjeuné près de la gare, dans un des meilleurs restaurants où les fourchettes étaient en fer battu, les couteaux avec des manches grossiers en bois, semblables aux couteaux de cuisine, je suis revenu à Menton me chauffer au soleil.

Malgré qu’il n’y a qu’une distance de quelques lieues, entre ces deux villes, c’est le jour et la nuit pour la température.

De retour d’Italie à pied, une chose qui frappe en entrant à Menton, c’est de voir sur le pont du torrent qui marque la limite des deux pays, du côté de Menton, c’est-à-dire en France, de nombreux orangers, citronniers et des fleurs jusque sur le bord du torrent, tandis que du côté italien, il n’y a rien, ni arbres, ni fleurs, c’est nu complètement.

Après avoir vu Menton, j’ai visité à nouveau Monte-Carlo, le jardin public est beau ; deux arbres sont curieux, ce sont deux caoutchoues, qui ont cinq pieds de tour, alors qu’à Paris on les élève dans des pots pour les mettre dans l’antichambre.

Monaco est toujours sur son rocher, avec ses boulets ronds et ses vieux canons braqués sur la mer. Le prince régnant n’a que 700 sujets, cependant il trouve moyen d’avoir un palais et soldats, autos, bateaux de plaisance ; ce qui fait le plus gros de ses revenus, c’est le palais de jeu de Monte-Carlo.

J’y suis retourné une autre fois, c’est toujours très intéressant ; du reste on ne va là que pour jouer et voir jouer, le palais de marbre est admirable et si bien décoré.

Ah certes ! quand on voit la foule qui se presse aux douze tables de jeux, mettre sur le tapis jusqu’à des milliers de francs, qui, sur un coup de carte ou de roulette vont être perdus en deux minutes, cela fait penser qu’il faut à un travailleur toute une journée de peine pour gagner son pain quotidien.

Partout où les riches s’amusent, le travail et les ouvriers ne comptent pas.

Dans les hôtels, c’est la même chose ; plus ils sont luxueux, moins on a d’égards pour le personnel ; il m’a été donné de voir une dame de 50 ans, parlant l’anglais et l’allemand, attachée comme interprète à l’un des plus importants établissements, elle devait rester dans un petit couloir, une sorte de bureau où il n’y avait jamais de feu ; elle passait toute la journée dans cette espèce de boîte et n’en sortait qu’appelée par la sonnerie électrique d’un tableau, placé au-dessus de sa tête. S’étant plaint, une fois qu’elle avait froid, il lui fut répondu qu’elle était trop âgée pour occuper la place ; qu’il y avait dix demandes pour une ; elle quitta cette maison pour s’aliter.

À côté de cette indifférence envers les petits, on voit la barbarie dans son horreur, n’est-il pas criant de voir devant ce palais de jeu, des centaines, des milliers même de jolis pigeons gracieux qui viennent manger jusque dans votre main, et tout à l’heure, ils tomberont morts ou pantelants, les ailes saignantes et fracassées sous le plomb de l’amateur qui, s’il en a abattu le plus grand nombre, recevra un prix.

Oh ! société pourrie et barbare qui n’a que des instincts morbides, quand donc un monde nouveau, imbu de justice et de bonté te précipitera dans l’oubli.

Aujourd’hui à Nice, la mer est d’une beauté de rêve, tandis qu’hier elle était très vilaine, le temps était couvert de nuages d’un gris sale ; naturellement, la mer les reflétaient aussi, elle était comme du lait caillé.

Après midi, un petit bateau de pêche a amené deux requins, qui ont été déposés sur le sable ; cachés par un bout de toile, on donnait quelques sous pour les voir ; l’un des deux pesait 550 kilogs, ils avaient été pêchés en vue des côtes de Corse.

Si ma santé le permet, j’irai la semaine prochaine en excursions à la gorge aux Loups, je te dirai mes impressions.

En attendant de tes bonnes nouvelles, je te serre la main de parfaite amitié.

Pierre Cadoret.