Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 130-131).

XXIV


Dix ans après ces événements, la ferme a prospéré, les enfants sont venus resserrer encore ce ménage uni ; le laboureur s’est marié avec la servante et le patron les a de suite intéressés dans les bénéfices ; tant par sac de blé, tant par botte de foin, par livre de beurre, etc. ; c’était là un bel exemple, et unique, que donnait le propriétaire.

Dans l’intervalle de ces dix ans, le sabotier s’était marié et établi au village ; il gagnait sa vie en travaillant ; il ne faisait parler de lui ni en bien ni en mal ; seulement, comme le plus grand nombre des hommes du village, il aimait licher un coup, surtout l’eau-de-vie de marc ; un jour qu’il avait son compte, il conta dans un rire à n’en plus finir qu’il en connaissait avoir failli mourir des coups que le diable leur avait donné au moment où ils creusaient le sol pour y trouver un trésor.

Ces paroles arrivèrent aux oreilles de Brigalot, qui avait cessé de recevoir les visites du sabotier depuis que celui-ci s’était marié ; de plus, il avait expliqué son agression d’une toute autre façon qu’elle avait eue lieu ; tout à coup, le soupçon s’encra en lui ; il se rappela bien des petits détails qui l’éclairaient, entre autres celui-ci, où sa femme lui avait dit que ce cheminot n’était pas franc ; maintenant elle lui révélait qu’avant son accident, il lui avait dit plusieurs fois en plaisantant : Si Brigalot mourait, me prendriezvous pour mari ? Elle lui avait répondu qu’elle ne savait pas ce qu’elle ferait si elle venait à perdre son mari, qu’elle aimait, et qu’enfin, se rappelant ses façons de faire, elle le considérait comme un homme faux, capable de faire un mauvais coup.

Brigalot, comme tous les gens simples et de cœur, avait au fond le sentiment inné de la justice et des responsabilités ; il résolut de tirer vengeance sur cet homme s’il pouvait avoir la certitude que c’était lui qui avait voulu le tuer ; d’abord, sous un prétexte quelconque, il l’emmena avec d’autres personnes à l’endroit où il avait été frappé ; déjà il crut voir en lui une certaine impression de malaise ; enfin, une autre fois, il lui commanda des sabots pour toute sa famille, lui fit boire force marcs, feignit lui-même l’ivresse, si bien que l’autre, en présence de témoins livra son secret à moitié, et devant le défi que lui lançait Brigalot de dire tout ce qui en était ; par bravade, le sabotier, dans son état complet d’ivresse, se vanta que c’était bien lui qui s’était déguisé, disant : Dagora ayant dépouillé son bouc la veille, je me suis capuchonné de la peau pour te faire peur ; mais il nia avoir donné les coups, les mettant sur le compte du diable. À ce moment, Brigalot lui dit : Vous êtes un faux ami et un assassin ; défendez-vous, car je vais vous tuer, et il le jeta avec tant de force sur les rondins de bouleaux déposés là pour faire des sabots, qu’il fut écrasé en tombant ; le misérable mourut deux mois plus tard des suites de ses coups ; alors on emprisonna Brigalot.

Au jour du jugement, presque tous les gens du village et des hameaux de la commune vinrent témoigner en sa faveur ; seuls quelques gros bonnets étaient témoins à charge ; tels M. le comte de X…, M. le curé, parce qu’ils disaient qu’un homme qui ne croit ni à Dieu ni au diable doit être capable de tout. Ce pauvre Brigalot fut condamné à dix ans de prison avec amende.