Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 131-132).

XXV


Brigalot avait donc cinquante ans quand il rentra à sa ferme, laquelle n’avait pas souffert de son absence, grâce à la bonne direction de sa femme et au travail intelligent et intéressé de ses deux domestiques. Il serait superflu de dépeindre longuement les transports de joie et de bonheur qui furent prodigués au prisonnier libéré ; les trois enfants, qui étaient en bas-âge à son départ, avaient grandi, les deux garçons avaient 18 et 20 ans et la fille 15 ans.

Cet homme était subjugué d’émotion, riant et pleurant tour à tour, ne pouvant en croire ses yeux de voir ses enfants si grands, qui, eux aussi, pleuraient de joie à s’en faire mal.

Il était un autre ami de la maison auquel on n’avait pas pris garde, c’était le chien âgé maintenant de 14 ans ; quand il vit son ancien maître descendre de la carriole, il ne le reconnut pas, il se mit même à japper de mauvaise humeur, et quand il vit tout le monde se jeter dans les bras l’un de l’autre, il alla en grognant sourdement se coucher dans le coin de la cheminée, sa place habituelle ; puis, tout doucement, il se mit à tourner autour du groupe, se frôlant parfois contre la jambe du revenant comme pour chercher à le reconnaître.

Au moment où cessaient ces effusions, le maître s’asseyait à côté de sa femme, pendant que la jeune fille accourait chargée d’un énorme géranium qu’elle avait entretenu avec soin pour faire présent à son père dès son retour ; le chien, tout d’un coup, se jeta sur son maître, lui enserrant le cou de ses deux pattes de devant comme l’aurait fait un enfant ; puis, poussant une longue plainte, il tomba raide mort avant que le maître ait eu le temps de lui rendre ses caresses ; la joie certainement avait tué cette bonne bête ; peut-être aussi que l’âge y avait été pour beaucoup.

Le lendemain, Brigalot voulut enterrer son chien lui-même et contrairement à la plupart des paysans, qui tout simplement les jetaient dans les ronces d’une marnière comblée en partie ou enterraient à fleur de terre les cadavres des chiens ou d’autres animaux, il l’enterra à un mètre de profondeur, le recouvrant d’un lit de chaux, afin que les autres chiens affamés ne le déterrent pas : il planta même des boutures de saules à cet endroit, qui se trouvait sur le bord d’une mare où les femmes venaient laver leur linge.

J’ai vu ces saules vingt ans plus tard ; ils formaient un ombrage contre le soleil, garantissant les laveuses qui, pour distinguer cette mare des autres proches, l’avaient surnommée : la mare au chien.

Maintenant, je vais te parler d’un autre chien.