Imprimerie ESTAMPE & DUQUENOY (p. 126-129).

XXIII


Le lendemain de cette bonne causerie, je repris le chemin de Paris. En nous rendant à la gare, je me fis raconter par Cadoret l’histoire de ce paysan des Ruches qui avait tant fait parler de lui en son temps ; il me la conta ainsi.

Tu veux parler de Brigalot. En effet, ce qui lui est arrivé n’est pas banal ; si l’on ne connaissait pas les faits, on croirait plutôt à un conte, ce récit peut servir à montrer l’état d’esprit des gens des campagnes à cette époque.

En 1830, il avait trente ans. Avec sa jeune femme il exploitait son propre bien d’environ douze hectares de bonnes terres, propres à la culture du blé et des foins, sans oublier les nombreux pommiers, poiriers et noyers qui, dans les années d’abondance, était en cidre et en huile de noix une petite fortune pour son propriétaire. Il était de ceux qui, peu nombreux à cette époque, savaient lire et écrire, c’est à cela et aussi à ses manières affables et douces qu’il devait d’être appelé monsieur, autrement il eût été appelé comme tous les paysans de la contrée, par son nom tout court, c’est-à-dire Brigalot dans sa jeunesse et, plus tard, quand il aurait eu des enfants, c’aurait été le père Brigalot.

Sa maison, isolée comme sa propriété, s’appelait les Ruches-en-Loiret, canton de Châteaurenard ; il l’habitait avec sa jeune épouse, qui dirigeait bien son intérieur ; elle aimait son mari autant qu’elle en était aimée.

Deux domestiques, l’homme et la femme, faisaient le travail de la ferme ; on cuisait le pain tous les huit jours. Une remarque à faire à ce sujet et qui faisait parler en bien de ce paysan une lieue à la ronde, ce qui était beaucoup à cette époque pour un hameau isolé et éloigné du village, c’est qu’il était le seul dans la contrée faisant son pain avec de la farine de pur froment, tandis que les autres y mélangeaient une bonne partie de farine de seigle ou d’orge, et ne cuisaient que tous les dix ou quinze jours, de sorte que ce pain était moisi et aussi mauvais au goût qu’indigeste, alors que le sien était bon.

Quand décembre venait avec ses longues veillées, on teillait le chanvre, car à cette époque chaque propriétaire de ce pays cultivait le chanvre. C’était beau au moment où il venait à graines, de voir les nuées de petits chardonnerets venir en gazouillant s’abattre sur les tiges en graines ; depuis la disparition des chenevières ces charmants oiseaux ont à peu près disparu. Pendant ces veillées, on cassait aussi les noix, à cette occasion les voisins les plus proches étaient invités à venir casser et trier, cela donnait aux jeunes filles et garçons l’occasion de se voir ; la maîtresse, à ces soirées, offrait le pain grillé avec du cidre sucré chaud ou des galettes faites avec l’écume de beurre fondu.

Aucune de ces réunions ne se passait sans qu’il y soit parlé du diable ou des revenants ; les hommes riaient, disant que le diable c’était de ne pas avoir d’argent, que ceux qui n’avaient pas peur ne le voyaient jamais, etc. ; mais les femmes en parlaient en tremblant et souvent en se signant, et rapportaient que partout où il y avait eu des seigneurs, soit dans la cour de leurs châteaux, aujourd’hui démolis, ou dans les bois environnant, il se trouvait des trésors cachés, que le diable seul pouvait faire découvrir ; mais pour cela il fallait, la nuit, faire un pacte avec lui ; cela n’était pas sans impressionner vivement les gens simples, sans aucune culture intellectuelle.

À une de ces soirées, un casseur de noix, un sabotier qui était embauché depuis six mois dans le village voisin, ayant dit qu’il n’était pas besoin de faire un pacte avec le diable pour découvrir un trésor, mais en raison que ces trésors étaient un bien mal acquis, puisque les seigneurs avaient volé cela aux pauvres paysans, c’était le diable qui en avait la garde, et que l’imprudent qui le découvrait était tué sur le coup ou mourait dans l’année. À cela, M. Brigalot, qui n’était ni croyant ni peureux, répondit que s’il savait où se trouve un trésor, ce ne seraient ni Dieu ni diable qui l’empêcheraient de le prendre.

Alors comme aujourd’hui il y avait des chevaliers d’industrie ; ce cheminot avait l’étoffe d’un de ces voleurs que l’on nomme maintenant voleur à l’américaine ; il venait souvent à la ferme, où il était presque toujours retenu à dîner ; comme il savait lire et écrire, le patron était heureux de l’avoir en sa société pour causer ; il avait fait son tour de France et avait vu beaucoup plus de choses que le fermier, qui, pour être intelligent, avait autant de naïveté que de bonté.

Ce sabotier sut si bien jouer son rôle, disant que s’il était venu dans le village ce n’était pas pour gagner les douze francs par mois que son patron lui donnait plus la nourriture, mais que c’était pour rechercher, d’après des papiers qui lui venaient de sa famille, l’endroit où devait se trouver un trésor caché par les anciens seigneurs de Couffraut ; il fit si bien qu’après des fouilles faites en commun dans le coin du bois où il avait eu soin d’enfouir quelques sous de cuivre à l’effigie de Louis XVI, qu’il se fit donner trente écus par Brigalot, moyennant cela, il pourrait faire les recherches seul et lui donner la somme qu’il voudrait quand le trésor serait découvert.

La nuit où il se mit à fouiller au pied d’un énorme fouteau[1] centenaire, il fut assommé par le garnement de sabotier, qui s’était caché derrière un massif, et que le pauvre naïf n’avait pu voir, tant il était actionné à piocher la terre. Il va sans dire qu’il ne trouva pas de trésor, mais il rentra chez lui en se traînant et fut longtemps entre la vie et la mort ; de plus, il avait failli perdre la raison, car, si brave qu’il fut, il avait eu le sang retourné en voyant que celui qui le frappait avait deux cornes ; on a su plus tard que le misérable s’était affublé de la peau d’un bouc pour ne pas être reconnu et aussi faire croire que c’était le diable ; enfin, grâce aux soins dévoués de sa femme, la victime de cet attentat était sur pied deux mois après.

L’auteur de ce guet-apens ne cessait pas de rendre visite à sa victime et de lui prodiguer des marques d’amitié ; il faut dire tout de suite que le mobile qui l’avait fait commettre ce lâche attentat, c’est qu’il convoitait la femme de Brigalot ; il espérait que, celui-ci mort, il pourrait épouser sa veuve.

  1. Hêtre.