Éditions Albert Lévesque (p. 127-132).

XIX

LA REVANCHE DES BONNES FÉES



LES fées Envie et Rageuse présidèrent l’assemblée réunie pour préparer la lutte finale. Il fallait jouer serré. La revanche des Bonnes-Fées prenait depuis la veille des proportions inquiétantes. Il était bien fini le temps de la haine impunément assouvie. Chaque jour amenait des représailles que l’on déjouait avec peine.

Envie et Rageuse montraient une arrogance, une certitude de la victoire finale que plusieurs membres de l’assemblée ne partageaient pas. L’on blâmait le supplice infligé aux otages distingués qu’étaient la princesse Aube, son fils et le seigneur de la Manche. Et les deux petits terriens, ces protégés de l’Oiseau bleu, si puissants auprès de la reine des Fées, pourquoi les avait-on fait disparaître ? Il eut été plus avisé de garder tous ces prisonniers pour transiger à l’heure de la victoire… ou de la défaite, qui sait ?

Pour ces raisons, l’orage grondait au cœur des alliés des fées Envie et Rageuse. Trop méchantes pour être habiles, elles servaient mal, les intérêts de tous. On n’osait cependant élever la voix. Les Sorciers et les Sorcières étaient en grand nombre autour d’elles et les approuvaient en tout.

Rageuse se souleva soudain et demanda la parole : « Chers alliés, dit-elle, un certain mécontentement règne parmi vous, je le vois. Vous avez tort. Envie et moi avons fait beaucoup de besogne et… permettez-moi de le dire, une besogne admirable… Je vous le dis bien, oui, admirable

Le magicien africain l’interrompit brutalement. « Trêve d’éloges, Rageuse ! Nous ne sommes pas les bonnes dupes que tu crois. Prouve séance tenante ce que tu dis là, ou tais-toi. L’heure est trop grave pour tes vantardises.

— Oui, oui, cria la foule. Des preuves, Rageuse !

— Misérables ! Ingrats !… Vous me faites écumer… Parle, Envie. Dis ce que tu veux à ces idiots venus d’Afrique ou d’ailleurs… Ils me font si bien rager que mon esprit s’embrouille.

— Ah ! ah ! ah ! riposta Envie, enchantée du peu de succès de sa compagne, cela t’apprendra à trop aimer le son de ta grosse voix… Lutins, ici, cria-t-elle. Amenez nos prisonniers, enchaînés deux par deux. Voilà comment je parle, moi, mes amis. Je vous fournis de délectables spectacles ! Eh ! regardez bien quels prisonniers inespérés je fais paraître devant vous ! Regardez-bien ! »

L’assemblée poussa des cris de joie. Le tumulte monta, grandit… Des clameurs, des hurlements éclatèrent. Ils devinrent étourdissants à l’apparition des prisonniers de guerre. Là ! que voyait-on au premier rang ? Une grande, belle, majestueuse personne à la figure invisible sous son voile blanc. Sa tête était couronnée de diamants. Elle apparaissait, vêtue d’argent et chaussée de souliers faits de si beaux, de si gros diamants, qu’ils faisaient mal aux yeux de tous. Les cyclopes se dépitaient d’être obligés de fermer bien juste leur œil unique.

— Madame, vociféra Rageuse, couvrez vos diamants. Ils aveuglent, ne le voyez-vous pas ?

Avec une grâce infinie, la belle fée leva sa main enchaînée. Elle voulut étendre jusqu’à terre le voile qui tombait sur ses épaules.

« Oh ! permettez, madame, dit près d’elle une voix profonde. Oh ! misère ! mes chaînes… je les oubliais. Pardon, madame, de ne pouvoir vous venir en aide.

— Ne vous troublez pas pour si peu, duc de Clairevaillance, je vous en prie… »

Mais l’assemblée s’exclama, cria, fit entendre un tonnerre d’applaudissements. « Le filleul du roi Grolo ! Prisonnier !… Il est notre prisonnier !… Bravo !… Bravo !… Victoire ! Victoire !

La Sorcière d’Haberville imposa le silence. Envie avait quelque chose à dire.

« Mes amis, dit celle-ci. Votre joie me va au cœur. La prise du duc de Clairevaillance me fait pardonner, n’est-ce pas, le supplice que j’ai infligé, imprudemment d’après vous, à la princesse Aube et à son nouveau-né ?…

Un cri de douleur lui coupa la parole. Le duc s’avança, repoussant avec une force étonnante, lutins, sorciers et cyclopes. Il était pâle, oppressé, les yeux agrandis.

« Que dis-tu, méchante femme ?… Un fis de moi serait ta proie… Tu mens, tu mens ! Je n’ai pas de fils.

— Ah ! ah ! ah ! ricana Envie, mon bonheur est trop grand, ma haine trop bien assouvie, pour que je m’amuse à mentir. Votre fils est né ici, oui ; il y est même devenu le captif de Carabosse… Elle le garde comme la prunelle de son œil… Il dort… pour un siècle, au moins.

— Oh ! malédiction ! Mon fils ! Mon fils… entre les mains de ces êtres sataniques… »

Le duc chancela, chercha à se retenir à un sorcier, puis s’effondra avec un long gémissement. Un murmure parcourut l’assemblée. On ne s’attendait guère à de pareilles émotions.

La belle fée s’avança. Elle posa sa main sur le front du duc de Clairevaillance.

« Duc, dit-elle dans un souffle. Revenez à vous. Je vous avais prévenu que des révélations douloureuses vous attendaient. Relevez-vous… Confiance ! »

À cet instant, trois gros dogues pénétraient en hurlant dans l’assemblée. Sans qu’on puisse intervenir, ils vinrent s’accroupir, hurlant toujours, aux pieds de la Sorcière d’Haberville. Elle poussa un cri de détresse.

« Tais-toi, sorcière, lui cria Rageuse. Explique-nous plutôt pourquoi tu t’effraies du manège de tes bêtes ?

— Pourquoi, je m’effraie… pourquoi je… essaya de dire en claquant des dents la Sorcière.

— Douchez-la, lutins. Je la connais. Sans un moyen énergique, elle nous glissera entre les mains sans rien révéler. Ne craignez rien, chers alliés, ajouta-t-elle plus haut à l’assemblée, nous avons en la personne de la reine… oui, oui, écoutez bien tous, en la personne de la Reine des fées que vous voyez ici, bien sottement couverte de ses beaux diamants, un otage qui nous obtiendra mer et monde, dès que nous le jugerons à propos…

« Bravo ! bravo ! Envie ! Rageuse !… C’est génial | La Reine des fées est ici ! »

L’assemblée délirait, chantait, manifestait de toutes façons. De chaque coin de la salle partaient les noms de quelques nouveaux prisonniers. On les reconnaissait peu à peu aux côtés de la belle fée et du duc, revenu de sa prostration. Ceux qui se trouvaient près de lui, voyaient des larmes briller dans ses yeux, ses yeux noirs habituellement si pleins d’un beau feu orgueilleux.

Rageuse profita de cette crise d’enthousiasme pour interroger tout bas la sorcière. « Qu’y a-t-il ?… Allons, parle, avant que l’assemblée fasse silence. Tes dogues ont du flair. Que signifient leurs agissements ? »

La sorcière, toute ruisselante de l’eau de la douche énorme, appliquée sans ménagement, répliqua vivement. « Une tempête s’annonce. Les frères géants du Saguenay ont réussi à capter d’effroyables décharges électriques qui vont s’abattre ici.

— Mais qui les a avertis, ces géants un peu bêtes, de notre lieu de réunion ? Qui ?…

— Rageuse, mes chaudrons et mes philtres me l’apprendraient si j’avais le temps de les consulter. Il est trop tard !… Écoutez, quel vent souffle sur la forêt… Elle se tord, elle gémit… Rageuse, Envie, écoutez !… Penchez-vous un peu à droite, là, là, près de cette petite ouverture… Quelle tempête effroyable !… Oh ! oui, quel traître nous a vendus… a révélé le coin de notre retraite. Si je tenais Polichinelle. Je le soupçonne… Je le hacherais menue, comme chair à pâté, ce bossu qui a toute la scélératesse et la finesse du diable… il doit être au fond de cette horrible affaire où l’on convoque les forces de l’air…

— Si tu gardais le silence, Sorcière de malheur, dit avec colère Envie. Nous avons une dernière chance. La Reine des fées peut nous tirer de cette impasse. Elle est notre captive, tu le sais bien… Allons, éloigne-toi avec tes dogues. Je vais tenter une chance suprême. Es-tu prête, Rageuse ?

— Certes ! Et je voudrais bien voir si nous ne réussirons pas avec de pareils atouts entre les mains.

— Toujours un peu sotte, ma vieille Rageuse ! Rien n’est moins certain que notre victoire en ce moment, car cette assemblée nous suivra-t-elle, comprendra-t-elle ? Tout cela tient à coup de dé ! Tu m’entends ? À un coup de dé !