Une Ambassade au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 407-428).
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UNE
AMBASSADE AU MAROC

III.[1]
ENTRÉE A FÊS. — AVANT L’AUDIENCE DU SULTAN.


VII. — ENTREE A FES.

L’entrée des ambassades européennes à Fès donne toujours lieu à une manifestation éclatante dont le programme, arrêté d’avance, ne varie guère de l’une à l’autre, mais peut être rempli avec plus ou moins de solennité. Nous savions que nous allions être reçus dans la ville sainte du Maroc, dans la capitale principale du sultan, avec toute la pompe qu’il est possible de déployer en pareille circonstance. Moula-Hassan tenait à la fois à nous éblouir et à nous charmer. Ayant eu d’assez nombreux démêlés depuis quelque temps avec la France, sachant que nous venions, non pour les prolonger, mais pour y mettre un terme, il désirait nous faire un accueil qui montrât que ses intentions n’étaient pas moins amicales que les nôtres. La veille au soir, nous avions reçu par un envoyé spécial une lettre officielle, rédigée dans le plus pur arabe et écrite en caractères d’une perfection calligraphique tout à fait remarquable, qui nous indiquait l’heure et les détails de la manifestation dont nous devions être les héros et les acteurs principaux. C’est vers neuf heures du matin seulement qu’il fallait arriver aux portes de Fès, car plusieurs heures étaient nécessaires pour que la population se présentât à notre rencontre et pour que la troupe se rangeât en bataille à notre approche. Depuis plusieurs jours, des crieurs publics parcouraient sans cesse la ville, ordonnant au nom du sultan que toutes les boutiques fussent fermées, toutes les affaires suspendues, et que chacun prît ses dispositions en vue de se trouver sur notre passage et de nous saluer. Nous ne pouvions donc pas nous attendre à un enthousiasme spontané ; c’est un enthousiasme de commande qui se préparait à éclater sous nos pas ; mais peu importe ! il n’est jamais bon de sonder les reins et les cœurs, de chercher ce qu’on ne voit pas sous ce qu’on voit. Que ce fût pour obéir au sultan ou par simple amitié que les habitans de Fès se disposaient à nous faire escorte, nous n’en avions cure, pourvu que le spectacle que nous réservait leur réception fût noble, original, imprévu et coloré.

Or, il a été tout cela, et certainement de toutes les scènes pittoresques auxquelles j’ai assisté au cours de mes voyages, aucune n’était aussi étrangement belle que cette entrée dans une ville qui conserve encore sa virginité musulmane, dans une ville sur laquelle le niveau de notre civilisation et l’uniformité de nos mœurs n’ont point passé. A huit heures du matin, nous avions levé le camp et nous étions en selle. Pour éviter tout encombrement, nous avions même pris le soin de faire filer devant nous, outre nos bagages, les présens que nous portions au sultan, nos jumens et nos batteries d’artillerie. Nous n’avions conservé que notre escorte de cavaliers. Les diplomates avaient revêtu leurs costumes, les militaires leurs uniformes ; nos cuirassiers, en particulier, avec leurs casques dorés et leurs cuirasses, excitaient déjà l’étonnement et l’admiration des indigènes qui se pressaient autour de nous, ce qui nous permettait d’entrevoir le grand succès qu’ils allaient obtenir auprès de la population et de l’armée rassemblées. Seuls M. Henri Duveyrier et moi, en simples redingotes sombres, faisions tache, comme on dit aujourd’hui, au milieu de tant de galons et de ferblanterie. M. Henri Duveyrier avait arboré ses décorations pour relever le ton de son vêtement ; mais hélas ! j’avais oublié d’apporter les seuls ordres dont je sois honoré, les palmes académiques et le Nicham-Iftikar ! Une inspiration heureuse m’a pourtant permis, au dernier moment, de racheter quelque peu le vide de ma boutonnière et le noir de ma redingote : nous eûmes tout à coup l’idée, M. Henri Duveyrier et moi, de mettre sur nos redingotes, lui une écharpe bleue, moi une écharpe rouge, qui produisaient le plus heureux effet. S’il y avait eu un troisième plumitif en écharpe blanche, toutes les couleurs nationales s’y seraient trouvées : c’eût été parfait. Mais la perfection n’est pas de ce monde, même au Maroc. Donc, vers huit heures, nous nous mîmes en route. En sus de notre escorte, nos rangs étaient pressés par une foule d’Algériens et de juifs, protégés français qui étaient venus naturellement participer aux honneurs qu’on allait nous rendre, et dont l’effet devait leur être plus profitable qu’à personne. Un certain nombre d’habitans de Fès, poussés par leur zèle ou par leur curiosité, étaient de même arrivés jusqu’à notre campement. Tout s’annonçait à merveille, sauf, il faut l’avouer, une chose bien importante pourtant, une chose capitale en Afrique, sauf le temps ! Moula-Hassan avait négligé d’ordonner au soleil de prendre part à la fête de notre entrée à Fès ; le ciel était gris, la pluie menaçait de tomber, et les murs de la ville s’étaient de nouveau éloignés dans cette ombre qui la veille nous avait fait croire parfois que nous étions encore bien loin d’eux.

Cependant, malgré la mauvaise volonté d’en haut, le spectacle commençait à devenir attachant. A chaque pas que nous faisions, la foule augmentait, en sorte que nous distinguions vaguement comme une sorte de traînée mobile, de ruban agité, le chemin mouvant qui partait de nous pour se prolonger jusqu’aux portes de Fès. Si le ciel avait été dégagé, si la lumière avait brillé de tout son éclat, nous aurions nettement aperçu les détails de cette masse confuse et démesurée ; peut-être l’effet en eût-il été moins saisissant. C’était quelque chose d’énorme et de troublé, dont on ne se rendait pas bien compte, quelque chose de fantasque et de fantastique, qu’il semblait d’ailleurs naturel de rencontrer aux abords d’une de ces villes mystérieuses, d’une de ces cités cachées de l’Afrique qui s’ouvrent si peu et depuis si peu d’années aux Européens. Et ce qui ajoutait encore à la singulière impression de cet immense et sombre concours de population, c’est le silence qui y régnait. Pas un bruit, pas un cri ne s’échappait de ces milliers d’êtres humains, qui nous suivaient, sans donner aucune marque de surprise, de colère ou de joie, se bornant à courir à toutes jambes autour de nous et à nous regarder passer avec des yeux aussi paisibles que curieux. On eût dit ces processions de fantômes muets qui dans les légendes accompagnent les voyageurs inquiets en route vers l’inconnu. Mais, quand on les regardait de près, les habitans de Fès, au lieu de ressembler à des fantômes, paraissaient plutôt des caricatures vivantes, défilant les unes à la suite des autres pour le plaisir des spectateurs. La plupart étaient à pied ; néanmoins il était clair que toutes les montures de la ville, chevaux, chameaux, mulets, baudets avaient été réquisitionnés, pour la circonstance ; chacune de ces malheureuses bêtes portait pour le moins deux ou trois personnes ; quelques-unes en portaient quatre ou cinq. Et les types les plus variés se trouvaient réunis sur la même bête. On voyait côte à côte un beau vieillard, un jeune nègre couleur d’ébène, un homme dans la force de l’âge, du blond le plus ardent. Les coiffures ne variaient pas moins que les types. A côté de négrillons n’ayant qu’une légère houppe au sommet de la tête, se prélassait quelque gros personnage, orné d’un gigantesque turban blanc d’où émergeait à peine le bout de son turban rouge. Les femmes étaient d’une excessive rareté et si bien voilées qu’elles avaient l’apparence de paquets ambulans. C’est sans doute à leur absence totale qu’on devait attribuer le mutisme de cette grande foule que leur présence aurait à coup sûr animée d’un bruit continu.

A 5 kilomètres environ de Fès, le silence fut interrompu par des sonorités musicales qui nous annonçaient que nous allions pénétrer au milieu de l’armée. Cette armée était très nombreuse, car le sultan, se préparant à quitter Fès pour se rendre en expédition sur le territoire de tribus insoumises, réunissait presque toutes ses troupes. Nous apercevions sur une colline voisine un camp immense, où presque toutes les forces de l’empire étaient concentrées ; mais ce camp s’était vidé dès l’aurore, et tout ce qu’il contenait de soldats avait été rangé en bataille pour faire la haie sur notre passage. De loin, nous ne voyions qu’une masse blanche tachetée de rouge ; mais, en approchant, les longues lignes de soldats devenaient très distinctes. Les fantassins se tenaient d’un côté, les cavaliers de l’autre. En tête de ces derniers figurait un groupe étincelant : c’étaient les principales autorités du Maroc. Il y avait là des chevaux d’apparence magnifique, des selles brodées d’or de couleurs inimaginables, des cavaliers vêtus d’immenses haïks blancs et transparens sous lesquels on distinguait des robes ronges, vertes, jaunes, bleues, couleur saumon, et portant pour coiffures des turbans tellement énormes que je n’en avais vu jusque-là d’aussi volumineux que dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme. L’un de ces cavaliers, qui dominait tous les autres de la tête, se détacha du groupe dès qu’il nous aperçut, et, se portant vers nous au galop de son cheval, qui caracolait et bondissait à chaque pas, se souleva sur ses étriers dorés, brandit son sabre et s’écria en nous abordant d’une voix retentissante, dont l’écho sembla se prolonger jusqu’à Fès : « Marhaba bi-koum ! Marhaba bi-koum ! Soyez les bienvenus ! Soyez les bienvenus ! » C’était le maître des cérémonies, le caïd et méchouar, c’est-à-dire le caïd de la salle du conseil, et, par extension, du conseil lui-même, du gouvernement du sultan. On le choisit toujours parmi les plus beaux hommes de l’empire. Celui-là, inférieur, dit-on, à son prédécesseur, était pourtant un militaire superbe, taillé comme Hercule, avec des yeux de feu, une bouche puissante, dont les éclats auraient pu couvrir le bruit de la trompette. Après lui s’avancèrent les ministres, le fils du pacha de la ville, le pacha étant trop vieux pour venir à notre rencontre, les hauts dignitaires du palais, tout un grand cortège de fonctionnaires et de personnages officiels, qui entourèrent M. Féraud, marchant avec lui, pendant que la troupe se repliait derrière nous pour empêcher la foule de nous envahir. Toutes les musiques militaires jouaient à perte d’haleine, et, dans la diversité de ces cacophonies musicales, apparaissait déjà, comme dans un miroir fidèle, la diversité même de cette armée, composée des élémens les plus disparates, les plus hétérogènes, les plus discordans. Ici, je ne sais quelle fanfare faisait entendre un air de la Norma où les cuivres dominaient ; plus loin, des tambours battaient aux champs à la manière française, tandis que des clairons écorchaient nos sonneries ; plus loin encore, un orchestre jouait le God save the queen ; toujours plus loin, c’était un air espagnol, portugais ou allemand ; parfois enfin, au milieu de tous ces tintamarres européens, quelques petites flûtes aux sons grêles mais perçans, et quelques tarabouts assourdis rappelaient exactement, par leur murmure monotone, qu’après tout nous étions en Afrique et que l’armée qui nous entourait était celle d’un souverain musulman. Il suffisait d’ailleurs de la regarder pour s’en convaincre aussitôt. Le premier bataillon que nous avions rencontré, le bataillon des harabas, c’est-à-dire, mot à mot, des lanciers, et par suite des guerriers, ne manquait ni de tenue ni de discipline. Les harabas, au nombre d’environ huit cents, forment une troupe d’élite dans laquelle on recrute les instructeurs pour le reste de l’armée. Beaucoup d’entre eux ont été envoyés à Gibraltar, où ils ont reçu une éducation militaire européenne. Les autres se sont instruits à l’exemple des premiers. Ils semblaient avoir été vêtus de neuf pour notre entrée : leurs tarbouches aux glands bleus sortaient certainement du magasin, car ils conservaient souvent les morceaux de papier qu’on place au-dessus de chacun d’eux pour les séparer de celui qui suit lorsqu’ils sont empilés chez le fabricant ; leurs babouches jaunes étaient également immaculées ; ils n’avaient naturellement pas de bas ; mais au-dessus de leurs jambes nues, leurs culottes rouges ne manquaient pas de propreté ; leur veste, toujours rouge, était aussi en bon état. Pour compléter cet uniforme, ils portaient de vieux ceinturons anglais auxquels étaient attachées leurs baïonnettes ; on pouvait encore voir distinctement sur ces ceinturons les armes de l’Angleterre et la fameuse devise : Dieu et mon droit. Enfin les fusils des harabas, tous du même type, étaient des armes sérieuses, des carabines Martini en assez bon état. Les harabas exécutaient leurs mouvemens avec une précision et une rapidité tout européennes. A peine fûmes-nous arrivés près d’eux qu’ils se formèrent en carré autour de nous, portant leurs fusils horizontalement, la baïonnette en dehors, de manière à empêcher la foule de nous déborder.

Mais si les huit cents harabas présentaient l’aspect d’une troupe presque européenne, il n’en était pas de même, à beaucoup près, du reste de l’armée. Là, on retombait en pleine fantaisie africaine, et il aurait fallu le crayon de Callot pour dessiner ces lignes fantasques de soldats habillés des costumes les plus disparates, armés à la diable, tous en guenilles, tous dans un état de malpropreté, dans un désordre, dans un débraillé indescriptibles. Les uns portaient une veste rouge, les autres une veste bleue, d’autres n’avaient pas de veste du tout ; il y avait des culottes blanches, ou qui l’avaient été, des culottes jaunes, des culottes vertes, des culottes saumon, des culottes de cinq ou six couleurs à la fois ; les tarbouches étaient uniformément du ton de la crasse qui a vieilli. Cette grande variété de couleurs m’avait été expliquée d’avance par un officier de notre mission militaire permanente. Il n’existe pas d’uniforme réglementaire pour l’armée du sultan ; c’est le ministre de la guerre qui, suivant que tel ou tel drap est plus ou moins bon marché, l’achète et en revêt les soldats. Comme il est chargé des fournitures, il ne consulte naturellement que son intérêt personnel, il ne songe qu’à ses profits ; et l’on ne doit pas lui en faire un trop grand reproche : il n’a pas d’autre traitement que celui qu’il gagne ainsi sur la tenue de ses hommes. En principe, il n’a droit qu’à la solde de six cavaliers, c’est-à-dire à quelques sols par jour : il faut bien qu’il se rattrape sur les fournitures ! Il le fait largement. De là vient que, ramassant pour le service de la troupe les guenilles les moins coûteuses du Maroc, il donne aux uns des vestes d’une couleur, aux autres des vestes d’une autre, qu’il montre le même éclectisme dans le choix des culottes, et que l’ensemble des régimens paraît habillé d’un costume d’arlequin. Les soldats, au reste, ne sont pas moins divers que les habits. Le principe du remplacement est admis dans l’armée marocaine de la manière la plus absolue, c’est-à-dire qu’un homme est censé en valoir un autre et que, pourvu que le nombre y soit, on ne regarde pas à la qualité. Vous êtes dans la force de l’âge, mais vous avez mieux à faire que de porter les armes. Soit, vous pouvez vous faire remplacer par un enfant de dix ans ou par un vieillard de soixante. Personne n’y trouvera d’inconvéniens, à la condition qu’au moment de la guerre, vous veniez reprendre votre rang parmi les combattans. Mais on comprend quelle bigarrure nouvelle une pareille coutume ajoute à la bigarrure des costumes. Toutes les races sont mêlées : les noirs coudoient les blancs ; on rencontre des nègres du Soudan à côté d’albinos ; ces gens-là sont vêtus de la façon la plus disparate ; pour compléter le désaccord, toutes les tailles et tous les âges y sont confondus, en sorte que l’un y est courbé par la vieillesse, tandis qu’un autre auprès de lui est encore trop faible pour ne pas plier sous le poids de son arme. Quant aux fusils, ils appartiennent aux types connus et inconnus, depuis le mousquet du moyen âge jusqu’au fusil Gras, en passant par le fusil à pierre, par le fusil à chien, et par le fusil à aiguille. On n’a même pas pris la précaution de les distribuer avec une certaine méthode ; chacun garde au hasard ce que le hasard lui a donné. La plupart de ces fusils n’ont pas ou n’ont plus de baïonnettes ; ceux qui en ont manquent de fourreaux pour les contenir ; les soldats les mettent donc tout simplement dans leur dos, entre leur chair et leur veste, et l’on en voit la pointe émerger pittoresquement au-dessus de leurs tarbouches, ce qui leur donne l’air d’être empalés. Il va sans dire que les gibecières et cartouchières sont choses à peu près inconnues ; les soldats enveloppent leurs munitions dans un mouchoir suspendu à leur ceinturon et qui risque, à chaque mouvement, de se dérouler, laissant échapper ce qu’il contient.

Les cavaliers sont aussi variés comme armement que les fantassins ; toutefois il est moins facile de s’en apercevoir au premier abord, car leurs fusils, je l’ai dit, sont toujours enveloppés d’une gaine rouge. Ils les tiennent, suivant la fantaisie individuelle, sur l’épaule, au bras ou sur le pommeau de leur selle. Leurs costumes, qui sont ceux des Arabes ordinaires, sont par cela même uniformes. Quant à leurs types, c’est aussi un mélange invraisemblable de races, de physionomies et d’âges différens. Les cavaliers n’ont reçu aucune instruction européenne ; ils manœuvrent à l’arabe et pas autrement. Les fantassins, au contraire, ont tous en des instructeurs européens. Je ne parle pas seulement des harabas, qui sont un bataillon d’élite ; d’autre soldats ont été envoyés en Espagne ou en France, et en sont revenus avec des habitudes différentes de celles de leur pays. Mais, au Maroc même, l’armée est instruite pur des Européens. Notre mission militaire est chargée de former une artillerie et un bataillon de fantassins qui réside à Rbat’. Les autres fantassins sont sous la direction d’un Anglais, nommé Maclean, qui a fait partie de la garnison de Gibraltar et qui, obligé de quitter le service de son pays pour une raison quelconque, est venu chercher fortune au Maroc, où peu à peu il a acquis une importante situation. Il en résulte qu’une partie de l’armée manœuvre à la française, l’autre à l’anglaise, qu’ici les ordres sont donnés en français, là en anglais, ce qui produit la plus étonnante cacophonie. À mesure que nous avancions au milieu de l’armée, il me semblait que nous marchions, non vers les murs de Fès, mais vers la tour de Babel. Nous entendions résonner toutes les langues à nos oreilles. Malgré cela, les soldats marocains ne nous paraissaient point méprisables. Avec leurs armes de pacotille, sous-leurs guenilles sordides, ils avaient un air militaire et une prestance sauvage qui prouvaient que, mieux armés, ils pourraient être redoutables. Mais, ce qui dominait en eux, c’était la laideur ; ils étaient plus affreux les uns que les autres, et il y avait parmi eux des figures de véritables monstres chinois ou japonais, grimaçant et faisant les gros yeux. Les vieux sous-officiers, qui se tenaient sur le front des troupes, leurs immenses papillotes sales voltigeant autour de leurs crasseux tarbouches, le visage ridé, raides comme des poteaux, tenant avec gaucherie un sabre ébréché, ressemblaient à s’y méprendre à ces types de guerriers extravagans qui s’étalent dans les peintures des paravens.

A mesure que nous approchions de Fès, la foule grossissait. Toutes les corporations industrielles de la ville, toutes les congrégations religieuses, les négocians et les marabouts arrivaient avec leurs oriflammes. Des deux côtés de la route, la masse populaire s’étendait en profondeur. Les blés étaient foulés au loin sous tant de pieds, mais personne n’y faisait attention. On sacrifiait tout au désir de nous voir. Quant à nous, nous regardions les vieux murs de la ville, qui devenaient admirables sous les grappes d’hommes dont ils étaient couronnés. Derrière une sorte de porte ruinée où s’étalait une lourde corniche humaine, on distinguait une muraille d’un jaune d’or, percée d’immenses portes en ogive, semblable à une série continue d’arcs de triomphe. Plus près, c’étaient comme d’immenses rochers blancs s’élevant contre les murailles coloriées. Mais peu à peu ces rochers blancs s’animent, se meuvent, et il s’en échappe un incessant murmure. Il n’y avait point là de rochers, ainsi que nous l’avions cru, il n’y avait que des collines couvertes de monde, au point qu’on n’aurait pu faire pénétrer une épingle au milieu de tant de corps pressés les uns contre les autres. Les femmes, qui n’avaient pas pu venir plus loin au devant de nous, nous attendaient là par milliers, et quoiqu’elles ne fissent entendre aucun cri, aucune exclamation, leurs conversations étaient si continues qu’elles produisaient l’effet d’un roulement incessant de bavardage. La foule avait retrouvé sa voix. Le silence était rompu ! Il reprit bientôt cependant, lorsque le caïd et mechouar et l’armée s’arrêtèrent pour nous laisser entrer seuls dans la ville, sous la garde du bataillon des harabas et sous la direction du fils du pacha. Nous dûmes traverser un long cimetière pour tourner le palais du sultan et la ville neuve de Fès, avant de pénétrer dans la vieille ville, où était préparé notre logement. Enfin, une immense porte en ogive nous ouvrit l’accès de rues étroites entre des maisons si hautes qu’il fallait lever fortement : la tête pour apercevoir le ciel. Nous étions à Fès ! Des deux côtés de chaque rue un cordon d’habitans, calmes, muets, impassibles, nous regardaient passer. Quelques têtes de nègres et aussi quelques têtes de femmes apparaissaient aux fenêtres étroites comme des meurtrières. Toutes les terrasses débordaient de femmes. Elles s’y pressaient en groupes multicolores, se penchant très bas, pour nous voir. Dans ce mouvement, bien des voiles se détachaient, laissant apparaître de grands yeux noirs et des lèvres délicates qui n’avaient rien de farouche. Parfois même, de petites mains effleuraient ces lèvres pour nous envoyer des baisers. Deux ou trois coiffures s’étant détachées, j’aperçus de lourdes chevelures qui retombaient en flots noirs et pressés sur les épaules. Ce premier aspect de Fès n’avait rien de déplaisant. De loin en loin nous rencontrions des portes de mosquées à demi ruinées, mais de la plus fine et de la plus charmante architecture. Nous traversâmes une partie du bazar, où il n’y avait pas, suivant l’ordre du sultan, une seule boutique ouverte. Les marchands se tenaient, graves et doux, sur leurs portes fermées. J’avais entendu dire que, dans toutes les ambassades précédentes, malgré les sévères prescriptions du gouvernement, Fès étant une ville d’opposition, une ville frondeuse et fanatique, on rencontrait, le jour des entrées solennelles, quelques Arabes, aux airs farouches, qui se détournaient au passage du cortège et crachaient contre le mur en murmurant : « Il ne manquait plus que Dieu nous envoyât une telle malédiction et permît à des roumis de pénétrer dans la ville sainte ! » On m’avait même dit que certaines femmes profiteraient sans doute de leur situation dominante sur les terrasses pour répandre leur indignation ailleurs que contre les murs. Mais, soit adoucissement des mœurs, soit bienveillance particulière pour nous, il ne s’est pas trouvé un seul habitant de Fès, ni d’un sexe ni de l’autre, pour nous souhaiter la bienvenue par des imprécations de colère ou par des manifestations de dégoût. Tous les regards étaient curieux et respectueux, je ne dirai pas amicaux, ce serait aller trop loin ; mais le vice-consul de France, qui assistait pour la huitième fois à une cérémonie de ce genre, m’a assuré qu’il n’en avait jamais vu d’aussi unanimement hospitalière.

Il y a pourtant des siècles que les réceptions, sinon à Fès, au moins au Maroc, se passent avec le même cérémonial qu’aujourd’hui. A part les costumes grotesques des fantassins et quelques autres détails tout modernes, la scène à laquelle j’assistais en entrant dans la capitale du sultan, me rappelait une scène analogue qui eut lieu en 1666 et dont un ambassadeur français fut le héros. J’en avais lu le récit quelques jours auparavant, ce qui me permit d’admirer encore combien le présent au Maroc ressemble au passé. Le fondateur de la dynastie des chérifs qui règnent aujourd’hui, Moula-Rechid ou Arxid, n’était encore alors que roi du Tafilet, et il luttait pour s’emparer de Fès, dont la possession devait le rendre maître de l’empire. Or, le roi de France lui ayant envoyé une ambassade à Taya, où il résidait, le prestige de notre pays était alors si grand, que ce simple fait contribua à dompter les résistances des habitans de Fès. « Cette nouvelle, raconte Roland Fréjus, l’ambassadeur choisi pour une mission si délicate, cette nouvelle que le roy Mouley-Arxid reçut de mon voyage après de luy l’obligea à faire courir le bruit dans tout son pays, que le roy de France lui envoyait un ambassadeur, ce qui donna non seulement de la crainte, mais fit trembler tous ses ennemis… Le bruit de notre venue, que Mouley-Arxid avait fait courir, tant pour nous faire honneur que pour son avantage, lui fut d’une si grande considération, que dès aussi tôt Fès la vieille se rendit à son obéissance et envoya Chey-Deagbal, qui en était gouverneur, pour savoir s’il était véritable qu’il y eût des Français envoyés au roy Mouley-Arxid. De sorte que le bruit qui avait couru de notre venue se trouvant véritable, donna à tous les Mores une nouvelle estime de leur roy Mouley-Arxid, puisqu’un si grand monarque que le roy de France avait envoyé de ses sujets vers lui : — En effet, cette nouvelle seule avait déjà tellement épouvanté Fès qu’elle avait obligé les habitans de se rendre, et comme il n’y avait plus que la neuve[2] qui résistât, le roy Mouley-Arxid, se servant de l’occasion, envoya d’abord quatre-vingts adouards pour se joindre à ceux qui la tenaient déjà assiégée. — Chey-Deagbal, gouverneur de Fès-la-Vieille, étant arrivé à Teya, fut lui-même témoin des honneurs, civilités et caresses que le roy Mouley-Arxid me fit : et d’abord qu’il me vit venir, il dépêcha un courrier à Fès. — On ne croirait jamais quelle impression cela fit sur ce peuple, à moins que d’avoir vu, comme nous, toutes les avenues de la ville remplies de monde tout à coup en si grande quantité que, quoique nous fussions encore dans la plaine et qu’il n’y eût point de faubourg à passer pour entrer en ville, nous ne pûmes néanmoins qu’à grand’peine en gagner les portes, et quand nous fûmes dedans, les rues étaient si étroites pour nous que nos chevaux ne pouvaient faire un pas sans marcher sur les pieds du peuple ; à qui nos conducteurs et vingt noirs de la garde qui étaient venus au-devant de nous criaient incessamment : Balec ! qui veut dire : Prenez garde ! qu’ils ne s’en seraient pas rangés pour cela, si enfin ils n’avaient fait violence à ces obstinés et ne se fussent fait jour par la force des armes, en sorte que depuis l’entrée de la ville jusqu’à la maison qu’on nous avait préparée, bien qu’il n’y eût qu’environ mille pas, nous demeurâmes près d’une heure en chemin ; il fallut redoubler tous ses efforts pour fendre la presse[3]. » Aujourd’hui, Dieu merci ! la foule est plus maniable ; mais elle n’est pas moins nombreuse, les rues ne sont pas plus larges, et, comme Roland Fréjus en 1666, c’est en marchant sur les pieds de bien des gens que nous arrivâmes aux maisons qui nous avaient été préparées.


VIII. — AVANT L’AUDIENCE DU SULTAN.

L’ambassadeur de Louis XIV auprès du sultan Moula-Rechid, Roland Fréjus, dut attendre trois jours avant d’être admis à l’honneur de saluer le souverain auquel sa visite causait pourtant une satisfaction si profonde et apportait un si précieux secours. Nous allions être soumis à la même épreuve. Comme il y a deux siècles, les représentans des puissances étrangères ne sont reçus aujourd’hui par l’empereur du Maroc qu’après avoir fait une sorte de stage purificatoire, dont la durée est fixée à trois jours. Pendant ces trois jours, s’ils sont au fait des raffinemens de la politesse marocaine et s’ils sont assez délicats pour s’y conformer, ils peuvent recevoir des visites, mais ils n’en font eux-mêmes aucune. Ils ne sortent pas, ils ne vont pas voir la ville ; ils méditent dans la solitude sur le bonheur dont ils vont jouir de contempler face à face, non seulement le maître du Maroc, mais le descendant du Prophète, le vrai khalife, l’ombre véritable de Dieu sur la terre, dont le sultan de Constantinople n’est tout au plus que la pénombre, l’émir El-Moumenin, le prince des croyans. Curieuse coutume, qui a pour elle, on le voit, une respectable antiquité. Nous n’avions garde de vouloir nous y soustraire, étant venus à Fès, non pour faire violence aux mœurs du pays, mais pour montrer, par la manière dont nous les respections, que nous étions des amis sincères du Maroc et de son gouvernement. Nous acceptâmes donc de bon cœur les trois jours d’emprisonnement que les usages locaux nous imposaient. Nous les acceptâmes d’autant mieux que notre prison était délicieuse, et que, si nous étions en cage, c’était une cage si joliment dorée qu’on aurait pu y demeurer sans se plaindre, non seulement des journées, mais des semaines, et peut-être des mois.

En arrivant aux deux maisons que le sultan avait fait préparer pour nous, l’une destinée aux militaires, l’autre aux civils, un cri de surprise et d’admiration nous était échappé. Nous entrions décidément dans un monde enchanté, nous étions en pleine féerie, en plein décor des Mille et une nuits. La maison des militaires était une vraie maison, ou plutôt un vrai palais, avec d’immenses pièces richement décorées de tentures et de merveilleux plafonds arabes ; néanmoins, elle ne valait pas celle que nous allions occuper, et qu’on avait choisie la plus belle de toutes, à cause de l’ambassadeur. Cedant arma togœ. A peine avions-nous passé une petite porte basse, flanquée d’un poste de harabas qui nous présentait les armes en faisant retentir les fanfares les plus stridentes de ses clairons, que nous nous trouvâmes au milieu d’un jardin d’orangers, de citronniers, de grenadiers et de rosiers en fleurs, où les plus éclatantes couleurs et les parfums les plus pénétrans semblaient avoir été réunis avec une entente toute orientale. Les fleurs rouges des grenadiers se mêlaient aux fleurs blanches des citronniers ; de subtiles senteurs de roses s’harmonisaient avec l’amollissant parfum de la fleur d’orange ; le tout formait un de ces étranges concerts que Fénelon, dans ses fables, donne aux yeux et à l’odorat des héros qu’il promène à travers les pays de la plus folle fantaisie. N’étions-nous pas nous-mêmes dans un de ces pays ? Les jardins de Fès ne ressemblent en rien à nos jardins d’Europe ; ils n’ont point de plates-bandes, les fleurs n’y sont point alignées avec méthode, elles n’y forment point de figures plus ou moins élégantes ; ce sont beaucoup plutôt des fourrés et des bosquets que des jardins. Les arbustes et les fleurs, jetés au hasard, y viennent où ils veulent et comme ils veulent ; ils s’accrochent les uns aux autres, ils confondent leurs tiges, ils se mêlent et s’entremêlent dans le plus complet, mais aussi dans le plus délicieux désordre. Quelques allées sont tracées dans ces massifs en liberté. Elles vont d’ordinaire en ligne droite ; et, pour que la végétation ne les envahisse pas, on les entoure de treillis peints en bleu, en rouge et en vert. On croirait que ces couleurs sont laides et criardes. Point du tout. Elles se fondent, au contraire, d’une façon très heureuse avec les couleurs environnantes, qui n’en ressortent que mieux. Des plantes grimpantes de toutes sortes, des vignes, des liserons, des jasmins, etc., tapissent la plus grande partie de ces treillis, au sommet desquels sont accrochées des lampes que l’on allume le soir pour éclairer les jardins. De grands arbres, des figuiers, des noyers, des peupliers, des essences que je ne connais point poussent également en tous sens. Ils ont une vigueur inconnue dans nos climats. J’ai vu un simple myrte haut de plus de vingt mètres, alors que les myrtes d’Europe ne sont que des arbrisseaux. Mais ici la nature est aussi puissante que gracieuse. Si la main des hommes ne la défigurait pas, elle charmerait sans cesse les regards par ses productions imprévues.

Notre jardin était disposé en terrasses, qui descendaient le long d’une pente, d’où l’on dominait les quartiers les plus populeux et les plus riches de la ville. C’est sur ces terrasses que s’élevaient non pas des maisons, mais d’adorables kiosques, qui allaient nous servir de résidence. Le plus beau de tous, naturellement préparé pour l’ambassadeur, ne comprenait qu’une seule pièce, où l’on pénétrait par une large porte ouverte toute la journée afin de laisser entrer la bienfaisante lumière du soleil. Cette pièce était aussi décorée que peut l’être une pièce arabe ; ses murs étaient revêtus de charmantes mosaïques, les plus fines arabesques couraient sur son plafond, et sur sa porte s’épanouissaient les complications infinies des dessins orientaux. Elle contenait deux magnifiques lits en fer doré à baldaquins, comme nous allions en voir dans toutes les maisons opulentes de Fès. Produits de l’industrie anglaise, ils n’avaient rien de remarquable que leur taille presque démesurée, et qui semblait l’être surtout aux yeux de voyageurs habitués aux lits de camp. Entre ces deux lits s’étalait un divan, et, pour compléter l’ameublement, des glaces et des coucous de toutes les époques et tous les pays étaient rangés çà et là. Les tapis, hélas ! venaient en droite ligne du Bon Marché ou des Grands Magasins du Louvre. Il y a peu de temps encore, on recevait les ambassadeurs dans des pièces ornées de magnifiques tapis arabes ; mais de misérables drogmans, qui se faisaient passer pour des ambassadeurs, ayant eu la malhonnêteté de démeubler leur résidence en la quittant, les Marocains ont pris la précaution de loger les Européens dans des meubles qui prêtent moins à la tentation. Pourtant, la chambre de l’ambassadeur contenait un objet bien propre à rendre criminel un amateur de tentures et de décorations arabes. Derrière le divan, était appliquée sur le mur une étoffe de velours rouge couverte des plus éblouissantes broderies d’or. On appelle ces étoiles des haïti ce qui signifie la chose du mur, de haït, mur. Il y a partout des haïti ; d’ordinaire, ce sont de simples pièces de soie vertes ou rouges où sont cousues des bandes également de soie, mais de couleur différente : ces bandes ont la forme de portes en ogive, représentant le Mihrab, qui, comme on sait, indique dans les mosquées la direction de La Mecque. Les haïti en velours brodé d’or sont fort rares. Je n’en ai vu que deux fois : dans la chambre réservée à M. Féraud et chez un Algérien, vice-consul français, qui en avait loué afin d’orner sa maison pour nous recevoir. Celles du vice-consul de France étaient les plus parfaites ; la broderie d’or, d’un dessin discret, d’une finesse d’exécution ravissante, était un modèle de goût. Celles de la chambre de M. Féraud, plus lourdes, visant plus à l’effet, étaient cependant admirables. Qu’on se figure, sur un fond d’un rouge intense, trois portes de mihrab avec une bordure de légères arabesques et, au centre, un immense bouquet de fleurs d’or. C’est le seul produit de l’industrie marocaine qui m’ait paru mériter sa réputation ; en dehors de cela, le Maroc ne produit plus rien qui vaille quelque estime, pas même des tapis ; dans les haïti seulement apparaît encore une faible étincelle du génie artistique d’un peuple dégénéré.

Au-devant du kiosque de M. Féraud s’étendait une vaste esplanade pavée de mosaïque et remplie en son milieu par un bassin d’où cinq vasques de marbre laissaient échapper des jets d’eau, qui bondissaient vers le ciel avec un bruit incessant. Il fallait descendre quelques marches et traverser le jardin pour arriver à notre kiosque, plus vaste, mais moins délicatement ouvragé que celui de l’ambassadeur. Nous avions aussi un bassin et des jets d’eau sur une esplanade entourée de bancs, où l’on pouvait voir, à toutes les heures du jour et de la nuit, des Arabes ou des nègres aux costumes les plus riches ou les plus sommaires, nonchalamment étendus, tantôt sommeillant, tantôt profondément endormis. Notre kiosque se composait d’une grande salle commune et centrale recouverte de mosaïques ; sur cette salle s’ouvraient de petites chambres qui contenaient également des lits dorés à baldaquins, des glaces, des coucous, des divans, des haïti et des décorations de toutes sortes. C’est dans la salle commune que nous prenions nos repas. Elle était éclairée par le haut au moyen d’une lanterne, ce qui d’ailleurs n’eût pas été nécessaire, car la lumière y pénétrait de l’extérieur par une immense porte en plein cintre fermée simplement par un grillage. Le jour de notre arrivée, une table splendidement servie et couverte de fleurs avait été placée dans cette salle ; à côté du kiosque, sur une petite esplanade ombragée par une tonnelle, on avait disposé en outre une mouna gigantesque qui semblait nous souhaiter la bienvenue. Nous pouvions être rassurés : pendant nos trois jours de recueillement et de prison, nous n’aurions pas le sort des prisonniers ordinaires du Maroc, nous ne mourrions pas de faim ! Une dizaine de hauts fonctionnaires, nommés amins, étaient chargés de veiller soit à notre bien-être, soit à notre sécurité. On les voyait parcourir le jardin pour donner des ordres, ou se reposer sous de frais ombrages sous prétexte d’en surveiller l’exécution. Il y en avait de fort beaux que nous contemplions avec le plaisir qu’on éprouve à regarder un tableau de genre admirablement réussi. L’un d’eux portait toujours une clé énorme, afin de nous montrer sans doute que toutes les portes, même les plus grandes, nous seraient ouvertes. Nous avions de plus à notre service une nuée de domestiques qui circulaient sans cesse autour de nous, tandis que nos soldats montaient la garde dans tous les sens, prêts à nous préserver de dangers bien imaginaires. Le caïd raha, sous la responsabilité duquel nous continuions à être placés, avait dressé sa tente et celle d’une partie de son escorte à l’extrémité du jardin. Enfin tous les matins, deux amins spéciaux venaient, l’un de la part du sultan, l’autre de la part du grand-vizir, s’informer si nous avions bien passé la nuit, si nous avions à nous plaindre de quelqu’un ou de quelque chose, si nous avions un désir ou un regret quelconque à exprimer.

A peine étions-nous établis dans nos logemens respectifs qu’on nous annonça la visite du grand-vizir. Il est de règle, en effet, que le grand-vizir se présente le premier chez les ambassadeurs européens et vienne les saluer dès leur arrivée. Il nous tardait de connaître Si Mohammed-Ben-Arbi, dont on nous avait dit beaucoup de mal et qui passait, à tort ou à raison, pour être très opposé aux Français. Nous savions d’ailleurs qu’il jouissait d’une réelle influence, étant cousin germain du sultan, qui, sans avoir pour lui beaucoup de considération, ne laisse pas que de suivre ordinairement ses conseils. Le prédécesseur de Si Mohammed-Ben-Arbi était un mulâtre de la plus grande valeur, un homme d’une intelligence rare au Maroc. Il avait contribué plus que personne à aplanir les obstacles que Moula-Hassan rencontra à la mort de son père pour monter sur le trône des chérifs ; aussi, durant toute sa vie, exerça-t-il sur son maître une sorte d’autorité dont le Maroc se trouvait, dit-on, fort bien. Faut-il croire, comme le prétend la légende, que Moula-Hassan se soit lassé de cette autorité et que la mort de Si Mouça n’ait point été provoquée par une simple maladie ? Tout est possible. Ce qu’il y a de certain, c’est que, Si Mouça disparu, le sultan prit auprès de lui son fils comme secrétaire, et appela Si Mohammed-Ben-Arbi, qui était alors ministre de la guerre, à remplir les fonctions de grand-vizir. Si Mohammed-Ben-Arbi devait être un étrange ministre de la guerre. Jamais, affirme-t-on, il n’est monté à cheval, le mulet lui paraissant une monture beaucoup plus appropriée à son énorme personne. Le fait est qu’il est d’une obésité monstrueuse. Il marche avec la pesanteur d’un hippopotame, soufflant à chaque pas, frémissant à chaque mouvement de tout son corps, dont la graisse molle et flasque semble toujours sur le point de se détacher pour tomber dans les plis de sa robe, qui roulent lourdement jusqu’à terre. Sa ceinture disparaît entre son ventre et sa poitrine, qui se rejoignent et se confondent dans le plus affreux mélange, dans le plus désagréable amalgame de rondeurs disparates. Sa tête n’est pas moins laide que tout le reste de sa personne. Ses grosses joues rouges pendent jusqu’à ses épaules ; il n’a presque point de barbe ; ses yeux petits et enfoncés louchent horriblement ; jamais ils ne vous regardent en face ; ils ont l’air faux et bas. Le nez seul se détache et émerge avec une ligne nette de cette boule de graisse ; c’est un nez sémite, un nez d’avare et de manieur d’argent, ou d’oiseau de proie. Le fait est que Si Mohammed-Ben-Arbi, qui est le dernier des hommes politiques, est un homme d’affaires, — j’entends d’affaires à la manière arabe, — des plus heureux. Sa fortune est considérable ; il la nourrit, il la développe, il l’augmente sans cesse aux dépens de la’ fortune publique. Il n’a point d’ambition comme Si Mouça ; il ne tient pas à jouer un grand rôle ; pourvu qu’il accumule de l’argent, c’est tout ce qu’il demande. Aussi ne crois-je pas, pour mon compte, qu’il soit particulièrement hostile aux Français. Les Français, il y a un an, lui ont fait la guerre ; ils ont essayé, je ne sais pourquoi, de le faire renvoyer de son poste. Or, lui arracher le grand-vizirat, c’est lui enlever la source où il puise les trésors qu’il amasse en abondance. Naturellement, il en a éprouvé une vive colère. Mais qu’on le laisse en repos, et il ne sera pas plus hostile à nous qu’à tous les autres Européens, qu’il déteste d’ailleurs cordialement, en musulman fanatique et borné qu’il est.

Si Mohammed-Ben-Arbi n’était pas seul dans sa première visite à M. Féraud. Il avait à ses côtés son principal auxiliaire pour les questions étrangères, le fkih Si Fedoul. Si Fedoul offrait un parfait contraste avec le grand-vizir, auprès duquel il était assis. Je n’ai jamais vu figure plus naturellement contemplative. Petit, mince, tout enveloppé de voiles blancs, il avait l’air d’une sorte de personnage mystique. Son visage allongé, très pâle, orné d’un nez démesuré qui l’allongeait encore, était surtout remarquable par deux grands yeux si complètement et si constamment levés vers le ciel que la pupille n’était plus au milieu du cristallin et qu’une assez large bande blanche s’étendait au-dessous d’elle jusqu’à la paupière inférieure. Quand je dis : levés vers le ciel, c’est une manière de m’exprimer, car il paraît que le fkih Si Fedoul s’intéresse assez peu aux choses de l’autre monde, que ses mœurs sont tout ce qu’il y a de plus oriental, et que les objets devant lesquels il reste des heures entières en contemplation dévote n’ont absolument rien de la pureté du paradis. Quoi qu’il en soit, dès que nous l’aperçûmes s’avançant discrètement derrière le grand-vizir, nous reconnûmes en lui un homme très supérieur à tous ceux que nous avions vus jusque-là au Maroc. Cette première impression était juste, elle n’a pas été démentie.

Au départ du grand-vizir et de Si Fedoul, nous commençâmes à nous promener autour de la maison. Une agréable surprise nous y attendait, surprise bien grande, en vérité, car nous étions convaincus que, durant tout notre séjour à Fès, nous ne verrions pas d’autres femmes que celles que nous avions aperçues, souriant à notre approche, en entrant dans la ville. Au lieu de cela, à peine étions-nous dans le jardin, que toutes les terrasses des environs, — et il y en avait un grand nombre, puisque nous dominions un des plus vastes quartiers de la ville, — se couvrirent de curieuses qui venaient observer les roumis. Les unes s’avançaient hardiment, nous regardaient sans hésiter, nous adressaient même des saluts et des gestes pleins de provocations. Les autres se cachaient à moitié, faisaient semblant de fuir, puis revenaient avec plus de hardiesse et riaient aux éclats, fières de leur bravoure. Toutes montaient et descendaient à travers leurs terrasses, circulant de maison en maison avec une incroyable agilité. Comme les maisons se touchent presque complètement, mais sont de hauteurs inégales, et comme, dans la même maison, il y a plusieurs terrasses différemment élevées, il faut, pour passer de l’une à l’autre, se livrer à de véritables exercices de gymnastique. Ces exercices peuvent se faire avec grâce : en grimpant sur un mur, il n’est pas difficile de laisser voir une jambe line, un pied bien cambré : en s’attachant à une pierre pour s’aider dans l’ascension, il n’est pas moins aisé de laisser apparaître, jusqu’à la naissance de la poitrine, un bras plus ou moins arrondi : il suffit d’avoir des manches larges, et Dieu sait si celles des femmes de Fès le sont ! Les courbes les plus mystérieuses, les formes les plus délicates du corps transparaissent sans trop de peine sous les voiles qui les cachent ou qui les trahissent, lorsqu’on se couche sur le bord d’une terrasse ou qu’on s’y penche, sous prétexte d’observer ce qui se passe dans la rue, chose bien intéressante à certains momens. Nous pensions ne rien voir des femmes de Fès, ne rien apprendre sur elles : c’était compter sans les terrasses ! Au premier coup d’œil, nous comprîmes le parti qu’on pouvait en tirer, et nous braquâmes dans leur direction toutes nos lorgnettes. Ce fut d’abord un sauve-qui-peut général : ces étranges instrumens que nous portions sur le visage n’étaient-ils pas des engins du diable, remplis de maléfices ? Ne risquaient-ils pas de lancer le mauvais œil ? Peu à peu cependant la terreur se calma ; une femme revint, puis deux, puis trois, puis vingt, puis cent. Et, pendant les vingt et un jours que nous avons passés à Fès, il en a toujours été de même. Nous étions sûrs que, vers le coucher du soleil, au moment où les maris vont à la mosquée pour la prière du soir et s’attardent en route pour causer avec de saints marabouts sur les perfections du Dieu unique, leurs femmes couvraient les terrasses. Aussi étions-nous à notre poste, assis sous de frais orangers, surprenant toutes sortes de détails de la vie des fassyat (c’est ainsi que se nomment les femmes de Fès), distinguant beaucoup de particularités curieuses, pénétrant même quelques secrets d’un intérêt plus-ou moins piquant.

Pour être absolument sincère, je dois dire que tout n’était pas plaisir sans mélange dans ces observations journalières. J’ai souvent pensé que si un naturaliste se mêlait tout à coup de décrire à sa manière ces scènes d’Orient jusqu’ici enveloppées d’une si belle poésie, il ne lui serait pas impossible d’en tirer des tableaux capables de donner des nausées à l’Occident tout entier. Parmi les femmes qui venaient se faire regarder par nous ou nous regarder, il y en avait de tous les âges, et par malheur on sait ce que deviennent en vieillissant les femmes d’Orient. Celles de Fès conservent jusque dans la maturité la plus avancée leur agilité à grimper sur toutes les sallies des terrasses : par habitude sans doute ou par nécessité, elles conservent en même temps cette facilité aux indiscrétions de costume ou de gymnastique qui, charmantes dans la jeunesse, deviennent plus tard révoltantes. Que de manches entr’ouvertes, que de robes flottantes nous ont causé d’amères déceptions ! Généralement les femmes de Fès sont fort jolies de visage ; elles ont des yeux magnifiques et des traits délicats, qui ne se flétrissent pas trop vite, qui prennent plutôt avec l’âge je ne sais quoi de ferme et d’imposant. Mais il faudrait s’en tenir au visage. Même dans leur jeunesse, elles laissent beaucoup à désirer pour la perfection d’un attrait que Mme de Sévigné prisait à si haut prix qu’elle engageait toujours sa fille à le soigner plus que tous les autres. Leur gorge n’est point d’une beauté impertinente, c’est, au contraire, une beauté penchée qui abuse quelque peu de la modestie. Et chose triste, à mesure qu’elle s’incline davantage, le reste du corps prend des formes outrageusement arrondies. Je pourrais développer ce sujet affligeant si j’étais naturaliste. Mais, Dieu merci ! je ne le suis pas. C’est uniquement par acquit de conscience, par scrupule d’historien, que j’ajouterai qu’à mesure que les femmes de Fès s’habituaient à nous, elles semblaient oublier sur leurs terrasses que nous étions là pour surprendre ce qui s’y passait. A la fin, elles ne se gênaient plus du tout. Nous les voyions, bien malgré nous, procéder en commun à leur toilette et s’aider, non-seulement à arranger leurs cheveux, mais à opérer sur leurs têtes respectives certaines chasses nécessaires, paraît-il, dans une contrée aussi chaude et aussi peuplée, et nous pouvions nous rendre compte par nos propres yeux, aidés de lorgnettes, de leurs habitudes les plus intimes.

Mais cette part faite au naturalisme, j’en viens à ce que cette vue constante des terrasses de Fès avait, dans l’ensemble, de séduisant. Les femmes y habitent une partie de la journée : elles y sont le matin, jusqu’à ce que la chaleur y soit fatigante à supporter ; alors elles descendent dans les appartenions, préparent le repas et font la sieste tant que le soleil reste trop haut sur l’horizon ; dès qu’il commence à décliner, elles remontent sur les terrasses, où elles se livrent à tous les travaux du ménage. C’est là que celles qui sont pauvres préparent le couscoussou, lavent leur linge et celui de la famille, le font sécher et le replient avec soin, seule manière de le repasser. C’est là que celles qui sont riches s’étendent sur des coussins, se promènent, reçoivent leurs amies, dévident quelques écheveaux de soie pour se désennuyer. La terrasse tient une telle place dans leur vie qu’elles ont, à Fès, une coiffure particulière pour les heures où elles y demeurent. Cette coiffure, qu’on ne voit qu’à Fès, qui n’est portée dans aucune autre ville du Maroc, et qui, à Fès même, est réservée aux femmes mariées, est ce que j’ai remarqué de plus original et de plus joli durant tout mon voyage. Dans notre première promenade au jardin, nous avions cru que presque toutes les femmes qui nous apparaissaient sur les terrasses portaient des mitres d’or brillant aux rayons du soleil du soir. C’était étrange, tout à fait imprévu et délicieux. A y regarder de plus près, la coiffure des femmes de Fès n’est pas une mitre, car elle n’est pas pointue au milieu ; ou du moins c’est une mitre élargie sur les côtés et qui se termine au sommet en une ligne courbe fort élégante. On la nomme hantouze, et voici de combien d’objets divers elle se compose. La femme doit être coiffée en bandeaux plats, avançant légèrement sur le front. Pour assujettir ses cheveux et maintenir les bandeaux, on place d’abord sur sa tête un voile en tulle noir, terminé aux deux extrémités par des bandes d’or très larges : cette résille d’un genre particulier s’appelle cherbia. Sur la cherbia on dispose une couronne en soie rouge, matelassée, aux deux extrémités de laquelle se dressent des pointes également matelassées et suffisamment élevées : c’est l’hantouze proprement dite, elle est retenue derrière la tête par un fil élastique qui passe sous le chignon. On étend sur l’hantouze deux bandeaux brodés d’or nommés hafidas ; enfin, sur les hafidas, on arrange avec art deux foulards de soie tissée d’or, nommés sebnias, qui recouvrent complètement l’hantouze et retombent en plis légers dans le dos. On peut varier indéfiniment la manière d’arranger les sebnias : tantôt ils sont de couleur différente, et suivant qu’on les met l’un au-dessus de l’autre ou en diagonale, l’hantouze est divisée horizontalement ou transversalement en deux parties rouges ou vertes, ou jaune et noire, ou bleu et or ; tantôt, au contraire, le second sebnia recouvre purement et simplement le premier, et l’hantouze n’a qu’une couleur, mais présente un aspect plus ferme et plus résistant. De quelque manière que soient posés les sebnias, lorsque la coiffure est terminée, on relève les deux côtés de la cherbia, de manière que ces bandes d’or retombent directement sur les épaules, semblables aux ornemens qui pendent aux oreilles des sphinx égyptiens. Cet ensemble si compliqué et qu’on croirait si lourd est tout à fait joli. Il encadre admirablement les têtes sévères des femmes âgées, et rien n’est plus charmant que de voir un jeune visage émerger, comme d’une brillante auréole, de cette mitre ou de cette tiare aux plis flottans et aux reflets dorés.

Parfois on place un diadème sur l’hantouze ; mais c’est une faute de goût, que ne se permettent que les femmes légères ou celles qui veulent étaler leurs richesses. L’hantouze, étant une coiffure de terrasse et d’intérieur, est assez décorée par elle-même. On réserve le diadème pour les toilettes de fêtes et de soirées ; alors on le dispose dans les cheveux, et toutes les parties de l’hantouze disparaissent. J’ai dit que les femmes mariées seules portaient l’hantouze. Les jeunes filles ont un simple foulard noué derrière la tête, ou une sorte de bandeau sur le front. Le reste du costume est commun aux femmes mariées et aux filles. Il se compose d’abord d’une première chemise ou mansouria ; au-dessus de la mansouria est une chemise de drap ou cafetan ; sur le cafetan se place une chemise transparente qui en laisse voir la couleur et qu’on nomme mansouria reguiga, quand cette chemise est en tulle, elle se nomme tfina ; autour de la taille s’enroule une ceinture très large, plate et le plus souvent richement brodée, qui s’appelle azem ; ajoutez à cela de gros pantalons de drap rouge ou bleu appelé serouel, des rgilets, c’est-à-dire des espèces de bas en toile de coton, avec de gros plis pour dissimuler la chemise aux yeux des passans, quand des femmes sortent dans la rue, et les babouches appelées belgha, et vous aurez tous les objets dont se compose la toilette d’une femme de Fès. Il n’est pas besoin de dire que les rgilets disparaissent sur les terrasses, et que les jambes restent nues dans les babouches. Dans la rue, les femmes sont enveloppées d’un grand voile qui les cache entièrement ; sur les terrasses, elles n’ont que le costume dont je viens de parler. Leurs bras sont nus, avec quelques bracelets, et les manches du cafetan et des mansourias sont arrondies, évasées et élargies comme celles de certains surplis. Pour les relever avec élégance et les faire retomber sur le dos avec la légèreté d’ailes frémissantes, les femmes se servent d’une sorte de cordon bleu ou vert qui se croise sur leurs épaules et passe sous leurs bras. Ce cordon, qui maintient leur buste droit, donne lieu à toutes sortes de mouvemens rapides et gracieux soit que les femmes lèvent le bras pour le faire retomber, soit qu’elles l’agitent doucement pour secouer les plis flottans de leurs manches qui ondulent autour d’elles.

Parmi toutes les femmes que nous regardions, le soir, dans les rayons du soleil couchant, s’étonnera-t-on qu’il y en eût une pour laquelle toutes les autres furent bientôt dédaignées ? Elle était très jeune ; c’était une enfant, à peine une jeune fille ; et pourtant elle était déjà mariée, puisqu’elle portait une hantouze rose sur sa petite tête mutine, vers laquelle tous nos yeux et toutes nos lorgnettes étaient sans cesse dirigés. Elle avait quatorze ans, quinze ans au plus. Nous apprîmes son histoire. D’origine chérifienne, elle était l’aînée de deux sœurs, ce qui lui valait le surnom de El Kébira, la grande, lequel ne convenait guère à un petit être aussi frêle, aussi frais, aussi mobile et léger qu’elle ; son vrai nom était Saâdia, Fortunée, et, sans savoir s’il était justifié, nous pensions tous qu’il aurait dû l’être. Saâdia avait inspiré une vive passion à un homme jeune, mais déjà marié ; et, comme elle était cherifa, qu’elle ne pouvait pas partager avec une femme d’un rang inférieur au sien, celui-ci avait été forcé de divorcer pour l’épouser. Je crois d’ailleurs qu’il était beau, l’ayant vu un jour quelques minutes, je vais dire tout à l’heure comment. Saâdia n’avait pas tardé à s’apercevoir que nous la préférions à toutes ses voisines, à toutes ses compagnes ; naturellement, elle en profitait pour nous agacer par les plus grandes coquetteries. Au début, elle ne semblait pas faire grande attention à nous. Elle montait en sautillant sur sa terrasse, en gagnait vite l’extrémité, et, regardant vers le couchant, faisait à une personne inconnue, de ses petits bras frais et ronds, de ses mains gracieuses, des signes précipités ; c’étaient des baisers, c’étaient des saluts sans fin. Peut-être ce délicieux manège était-il tout simplement à l’adresse de son jeune et tout nouveau mari allant à la mosquée, car, à Fès comme ailleurs, dit-on, bien des ménages débutent par l’amour. En tous cas, au bout de quelques jours, Saâdia commença à expédier un peu vite ses saluts et ses baisers vers le couchant, et, dès qu’ils étaient expédiés, elle se retournait vers nous, elle souriait et avançait cachée derrière le rebord de la terrasse. Elle laissait à peine passer le haut de son hantouze, jouissant de notre déception. Quand elle en avait bien joui, elle se montrait peu à peu, passant son front, puis ses yeux, puis sa bouche, puis toute sa tête, puis tout son buste au-dessus du mur, qui s’animait aussitôt. Elle était parfaitement brune, avec de grands yeux noirs très peu allongés par le k’hol, des traits d’une délicatesse enfantine, une bouche mince, petite et rouge, une expression de gaîté et de jeunesse ravissantes. Rien n’était plus amusant que de la voir, et, certainement, nous ne faisions nous-mêmes que l’amuser. Elle s’accoudait sur le mur, mettant ses mains à demi fermés sur ses yeux pour imiter nos lorgnettes, ce qui nous valait de contempler à notre aise deux bras encore incomplètement formés, mais déjà bien jolis. Elle répondait à nos signaux, ou fuyait lorsqu’il lui plaisait d’avoir l’air de les trouver déplacés. Toutefois elle revenait vite s’asseoir à quelque distance pour que nous pussions admirer la beauté de sa toilette, son caftan rouge transparaissant sous sa fine tfina, sa large ceinture entourant une taille élancée, ses babouches minuscules s’agitant sur un coussin. Parfois, nous tâchions de la photographier dans une de ses charmantes poses. Mais, s’imaginant que nous lui lancions un maléfice, elle s’évadait aussitôt comme un oiseau qu’effraie le moindre geste. Elle mettait alors plus de temps à revenir ; elle revenait cependant, entraînée sans doute par une irrésistible coquetterie. Lorsqu’un seul de nous la regardait, elle était encore plus coquette, bien que d’une autre manière : elle ne remuait plus constamment, elle restait en place, appuyée sur le mur, les yeux perdus dans le vague, ou, à demi étendue sur un divan, elle semblait dormir. Elle aimait aussi à se donner une contenance en dévidant de la soie dorée sur un écheveau qui tournait avec une rapidité vertigineuse dans ses mains aussi adroites que petites. Nos imaginations tournaient aussi vite ; c’était bien réellement une de ces poétiques apparitions comme on aime à en rêver quand on songe à l’Orient et qu’on ne le connaît pas !

Une semaine environ avant notre départ, Saâdia était sur sa terrasse ; nous la regardions plus tristement, pensant que bientôt nous ne la regarderions plus. Pour elle, qui ne savait pas nos projets, elle souriait toujours, courant d’un bout à l’autre de sa maison, prenant et laissant son écheveau, se livrant à mille mutineries, aux mille riens journaliers. Il me semble me rappeler qu’elle avait négligé, depuis quelques jours, de faire des gestes au couchant, d’envoyer des baisers vers l’inconnu. Tout à coup, nous vîmes apparaître auprès d’elle un jeune Arabe, que nous n’eûmes pas le temps de regarder beaucoup, car il descendit aussitôt avec Saâdia, mais dont le visage nous sembla noble et fier. Était-ce le mari ? Une vague inquiétude s’empara de nous. Il était possible que ce fût lui et que, s’apercevant des négligences de sa femme qui ne lui envoyait plus des témoignages d’amour et de regret au moment où il partait pour la mosquée, il eût renoncé pour une fois à la prière afin de venir voir ce qui se passait dans son ménage. Nous maudissions une impiété si malencontreuse ! Nous n’avons jamais pu savoir si nos suppositions étaient exactes. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que pendant la dernière semaine de notre séjour à Fès, nous avons eu beau revenir sous les orangers pour contempler sa terrasse vide, jamais Saâdia ne s’y est montrée, même une seconde, jamais nous ne l’y avons aperçue souriant à notre admiration et laissant tomber, de ses grands yeux noirs, le seul rayon de grâce et de poésie féminine que j’aie jamais entrevu en Orient.


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.
  2. Il y a deux villes de Fès, une dite ville neuve et l’autre vieille ville.
  3. Relation d’un voyage fait dans la Mauritanie par Roland Fréjus de la ville de Marseille en l’année 1666.