Une Ambassade au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 118-137).
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UNE
AMBASSADE AU MAROC

II.[1]
LA VIE FÉODALE. — DERNIÈRES JOURNÉES DE MARCHE.


V. — LA VIE FÉODALE.

En me réveillant à quatre heures du matin au bord du Sbou, je ne fus pas surpris de me trouver enveloppé dans un brouillard opaque. Je commençais à m’habituer au climat du Maroc ; ayant rencontré partout une humidité pénétrante, je ne pouvais être étonné qu’elle fut plus épaisse encore qu’ailleurs sur les rives du plus grand fleuve du pays. Nous partîmes, sinon avant le lever du jour, du moins avant qu’il fît clair, tant la brume répandait d’obscurité sur la campagne. Nos cavaliers semblaient glisser dans les ténèbres, comme les ombres impalpables des champs Elysées de Virgile. Nous marchions vers le territoire de la tribu des Beni-Ah’sen, où nous devions camper près de la k’oubba de Sidi-Gueddar, un saint fort célèbre au Maroc, car c’est lui qui annonça aux deux premiers princes de la dynastie actuelle qu’ils monteraient sur le trône et deviendraient maîtres de la contrée. Les Beni-Ah’sen ont la plus déplorable réputation ; ils passent pour les plus déterminés voleurs du Maroc, ce qui est assurément beaucoup dire ; nous allions donc entrer dans une contrée réellement barbare, où il est parfois aventureux de pénétrer. Quoique nous n’eussions, quant à nous, d’autre danger à courir que celui de nous voir enlever un cheval ou un mulet, nous pouvions nous donner la facile émotion du danger en nous rappelant toutes les histoires et toutes les légendes qui courent sur le compte des Beni-Ah’sen. J’y songeais donc tout en avançant, lorsqu’à peu de distance du Sbou, je distinguai, dans le brouillard qui commençait à se déchirer, une rangée de cavaliers beaucoup plus nombreux, beaucoup plus imposans que ceux qui venaient d’ordinaire à notre rencontre. Étaient-ce des ennemis ? Allions-nous être attaqués ? Hélas ! non, c’était notre escorte journalière qui nous attendait. J’ai déjà expliqué qu’à mesure que nous passions d’une tribu à une autre, les différens caïds venaient au-devant de nous avec leurs goums, veillaient à notre sécurité dont ils étaient responsables, et ne nous quittaient que lorsqu’ils nous avaient remis entre les mains des caïds voisins. La cérémonie ne manquait pas d’uniformité. En approchant des frontières d’une tribu, nous apercevions une cinquantaine de cavaliers, parfois une centaine, disposés en ligne de front, comme s’ils avaient fait une sorte de faction. En avant de la ligne se tenaient le caïd et son califa, tous deux armés, comme leurs soldats, d’un fusil soigneusement enveloppé d’une gaine rouge. Dès que nous arrivions près d’eux, le caïd et le califa s’approchaient de M. Féraud, lui donnaient une poignée, demain, baisaient tendrement la leur lorsqu’elle avait touché la sienne, puis se plaçaient l’un à droite, l’autre à gauche du bachadour (c’est ainsi que les Marocains traduisent le mot ambassadeur), tandis que les autres cavaliers suivaient en désordre derrière nous. À peine avaient-ils pris place des deux côtés de M. Féraud que le caïd et le califa se débarrassaient de leur fusil respectif, et le confiaient à un soldat qui le portait cérémonieusement avec le sien propre ; car, sauf au moment du combat, il ne convient pas à des chefs de s’embarrasser de leurs armes. Au reste, notre escorte ne se bornait pas à nous accompagner en désordre. Tout le long de la marche, elle se livrait à de bruyantes fantasias. Mais la fantasia marocaine est bien loin d’avoir la variété, l’élégance, l’imprévu de la fantasia tunisienne et algérienne. Elle est d’une monotonie dont on se fatigue vite. Lorsque, pendant deux ou trois jours, on a vu une dizaine de cavaliers se mettre en ligne à droite ou à gauche de votre route, courir à bride abattue, s’arrêter brusquement en poussant des cris et en tirant des coups de fusil, on est absolument blasé sur un plaisir aussi peu changeant. En cela comme en toutes choses, j’ai constaté l’éclatante infériorité des Marocains comparés aux autres Arabes du nord de l’Afrique : leurs jeux même sont vulgaires, sans imagination, sans élan, sans originalité ; on y sent la médiocrité d’une race en décadence qui a perdu ses qualités d’autrefois, qui s’est immobilisée dans le passé, chez laquelle la routine a tout envahi.

Il va sans dire que, si j’appelle les Marocains des Arabes, c’est que j’écris ici sans la moindre prétention d’exactitude scientifique, me servant du langage ordinaire pour éviter de me donner des airs prétentieux. Les Arabes sont extrêmement rares au Maroc ; ce qui domine dans ce pays, ce sont ces races libyenne ou berbère, que les premières migrations orientales ont déjà trouvées établies sur toute la côte septentrionale de l’Afrique, du littoral jusqu’au Sahara, et qui forment encore là, plus qu’ailleurs, la masse principale de la population. M. Tissot, qui, lui, était un savant, s’était appliqué à rechercher sous les noms des peuplades antiques, les tribus du moyen âge et d’aujourd’hui. Il me suffira d’expliquer que la plupart des Marocains sont ce qu’on appelle dans le pays des Imazighen, c’est-à-dire des Berbères, et, pour être mieux compris, j’ajouterai que Imazighen, les Berbères, est le pluriel d’Amâzigh, un Berbère ; au féminin, une Berbère se dit : Tamâgiht, et les Berbères : Tamazighen. Ceci donné à la science, je reviens à l’escorte de cavaliers qui nous attendait, l’arme au bras, à quelque distance du Sbou. Je répète que je n’en avais pas encore rencontré d’aussi nombreux, et, en approchant davantage, je constatai également que c’était la plus brillante que nous eussions eue jusqu’ici. Le milieu de la ligne, où se tiennent le caïd et son califa, est toujours occupé par les plus beaux cavaliers ; à mesure qu’on descend du centre aux extrémités, il se produit, dans la qualité des hommes et des montures, une décadence des plus amusantes ; au centre, les chevaux hennissent et se cabrent sous les plus jeunes, les plus riches, les plus étincelans représentans de la tribu ; aux extrémités, des gens en guenilles, ramassés on ne sait pour faire nombre, des vieillards décrépits, des esclaves sordides se tiennent modestement accroupis sur de pitoyables haridelles, parfois sur de simples mulets. Je n’ai rien vu au Maroc de plus élégant que le groupe central de notre escorte du Sbou. Il y avait là une dizaine de cavaliers dont les selles me paraissaient ravissantes de coloration ; les unes étaient toutes rouges, les autres toutes bleues, d’autres toutes jaunes, d’autres toutes vertes, mais ces rouges, ces bleus, ces jaunes et ces verts avaient une extraordinaire intensité. Le poitrail des chevaux était recouvert d’une sorte de plastron brodé d’or sur ces fonds étranges, plastron attaché à la selle au moyen d’une plaque émaillée, quelquefois admirable. La bride, de la même couleur que la selle, se terminait, sous la tête des chevaux, par un énorme gland toujours, lui aussi, de couleur uniforme. Enfin, sous les selles, une dizaine de couvertures disposées les unes au-dessus des autres semblaient n’avoir été placées là que pour faire sortir de la croupe des chevaux une frange d’écume blanche, qui donnait plus de valeur encore à la vivacité de ces tons ardens. J’ai eu un instant l’éblouissement de l’Orient. Mais cette magnifique escorte nous a quittés trop tôt, et nous a laissés seuls sur le territoire des Beni-Ah’sen. Là, personne ne venant à notre rencontre, nous allâmes camper, en vue de la k’oubba de Sidi-Gueddar, sur une plate-forme desséchée située au bord de l’oued Rdem, à la lisière d’un gros village qui nous paraissait à peu près désert.

Il l’était, en effet, ce qui nous fut expliqué bientôt. Il n’y restait plus que les femmes, quelques vieillards et des enfans, tous parfaitement laids, sales et farouches, ainsi qu’il convenait à des spécimens de la plus détestable tribu marocaine. Cette tribu était en guerre contre la voisine des Zemmour-Chleuh’, et tous les hommes valides combattaient au loin. Le sujet de la querelle rappelait la guerre de Troie. Un Zemmour-Chleuh’ avait enlevé, paraît-il, à son mari une femme des Beni-Ah’sen, ce qui prouvait certainement, à en juger par les spécimens du beau sexe de cette tribu que nous avions sous les yeux, qu’il était affligé du plus mauvais goût. Mais que de malheurs peut entraîner un pareil défaut ! Deux combats avaient déjà été livrés par les Beni-Ah’sen aux Zemmour-Chleuh’. Dans le premier, s’il faut en croire les récits du douar près duquel nous campions, seize Zemmour avaient été tués et quarante dans le second. Naturellement, les pertes des Beni-Ah’sen ne s’élevaient qu’à quatre ou cinq hommes. Mais je n’ai pu recueillir que la version des Beni-Ah’sen : qui sait si la proportion des tués de chaque tribu n’était pas renversée dans les récits des Zemmour-Chleuh’ ? Quoi qu’il en soit, les Beni-Ah’sen affirmaient qu’ils avaient coupé les cinquante-six têtes ennemies et qu’ils les avaient envoyées au sultan, lequel s’était montré fort satisfait de ce don sanglant. Ceci n’avait rien que de vraisemblable. La tribu des Zemmour-Chleuh’ est une de celles qui ne reconnaissent guère l’autorité du sultan, ou plutôt qui ne la reconnaissent que lorsque le sultan leur fait la guerre et campe sur leur territoire. Or, on annonçait que Moula-Hassan préparait précisément une campagne contre les Zemmour-Chleuh’, chez qui il se proposait d’aller accomplir sous peu une de ces razzias gigantesques par lesquelles s’affirme, dès qu’il se sent le plus fort, son pouvoir sur ses sujets révoltés. Il devait donc lui être très agréable d’apprendre que les Beni-Ah’sen lui mâchaient en quelque sorte la besogne en affaiblissant les Zemmour-Chleuh’. Plus je m’initiais aux mœurs du Maroc, plus j’étais frappé de la ressemblance parfaite qui existe entre ce pays et nos sociétés européennes du moyen âge. Il est dominé par une sorte de féodalité parfaitement indépendante, qui est bien loin de reconnaître le sultan pour chef. L’autorité de celui-ci est purement nominale sur les deux tiers de ce qu’on appelle son empire. La plupart des tribus, — je parle du moins de celles du nord, car il n’en est plus de même de l’autre côté de l’Atlas, — s’inclinent devant son prestige religieux ; elles voient en lui le descendant du Prophète et consentent à faire figurer son nom dans la prière du vendredi. Mais, politiquement, beaucoup d’entre elles, et ce sont bien entendu les plus guerrières, ne veulent avoir aucun rapport avec le sultan ; elles n’acceptent pas de fonctionnaires nommés par lui, ou, si elles les acceptent, c’est comme fonctionnaires fainéans, tout à fait dépourvus d’autorité ; elles ne lui paient pas d’impôt ; tout au plus lui envoient-elles parfois, non comme une redevance, mais comme un don pieux fait au successeur de Mahomet, comme une sorte de denier de Saint-Pierre musulman, une somme dont elles fixent à leur gré le montant. Quant aux tribus soumises, elles ne le sont bien souvent qu’à la manière des vassaux du moyen âge. Elles doivent au suzerain des secours pécuniaires et militaires qu’elles lui fournissent à l’occasion ; mais, d’ailleurs, elles s’administrent elles-mêmes à leur gré, sous la direction de leurs caïds, qui ne reçoivent du sultan qu’une investiture honorifique. Ce dernier n’est maître absolu que dans son domaine propre, c’est-à-dire dans les grandes villes et autour d’elles, comme le roi de France au moyen âge, qui n’était, en somme, que le premier et le plus fort des seigneurs de la contrée.

Ce qui me charme le plus dans les voyages, c’est de retrouver ainsi, vers cette fin du XIXe siècle, presque à la porte de l’Europe, les mœurs, les institutions, l’organisation sociale et politique des siècles passés. À cet égard, je n’avais encore rien rencontré qui me satisfît autant que le Maroc. À part quelques détails tout extérieurs, détails de costume ou d’armement, on y vit en plein moyen âge. C’est une résurrection de ces époques lointaines qui excitaient si vivement la curiosité publique, il y a peu de temps encore, avant l’invasion du naturalisme et de la « modernité, » aux beaux jours où cet admirable Walter Scott, hélas ! aujourd’hui si méconnu, charmait toutes les imaginations par ses romans d’un merveilleux et inépuisable intérêt. Quant à moi, dont ils ont nourri la jeunesse et qui me propose bien de les relire encore, avec la même passion, en cheveux blancs, j’ai cru assister à l’un d’entre eux le lendemain de mon séjour chez les Beni-Ah’sen. Nous avions eu une nuit agitée ; dans la crainte que quelques-uns de ces célèbres voleurs de la tribu, subitement revenus pour cela de la campagne contre les Zemmour-Chleuh’, ne nous enlevât une des trois jumens que nous conduisions au sultan, jumens dont la réputation méritée s’était déjà répandue dans tout le pays, nous avions voulu faire garder le camp par les soldats français. Mais le caïd raha, indigné de cet affront, nous avait suppliés de lui laisser le soin de notre sécurité, dont il avait l’entière responsabilité, et, pour nous rassurer complètement en nous donnant la preuve qu’ils faisaient bonne garde, ses hommes avaient fait toute la nuit un tel vacarme qu’aucun de nous n’avait pu fermer l’œil. Au point du jour, nous étions à cheval, nous dirigeant vers une chaîne de montagnes dont le profil nous était apparu à l’horizon toute la journée précédente. Une escorte, venue je ne sais d’où et appartenant à je ne sais quelle tribu, nous avait rejoints dès le début de notre marche. Partout autour de nous, les glaïeuls, les pâquerettes blanches et jaunes, les mauves rouges, de nombreuses labiées et papilionacées s’étendaient en gais et clairs tapis. La montagne, que veloutaient les rayons du soleil naissant, était zébrée de grandes plaques alternativement dorées et blanches, formées tantôt par des massifs de petits soucis, tantôt par des déchirures de la terre végétale, qui laissaient apparaître la roche crayeuse, pareille de loin à de la neige. Nous allions quitter enfin l’éternelle monotonie de la plaine : mon cœur de montagnard en tressaillait de joie ! Bientôt, en effet, la montagne s’ouvrit devant nous et nous pénétrâmes dans un défilé aride et grimpant, Bab-Tsiouka, qui nous conduisait vers une région bien différente de celle que nous venions de traverser, une région de collines fleuries et de fraîches vallées dominées par de hautes cimes sèches et dénudées. À la descente du défilé, nos cavaliers, répandus sur les deux flancs de la montagne, notre longue caravane, circulant avec lenteur dans l’étroit sentier creusé par les passans en ce lieu poétique, formaient un délicieux tableau à la Fromentin. Mais à peine étions-nous au pied de la montagne, que notre escorte s’éloigna de nous, sans nous accompagner, suivant la coutume, jusqu’à l’escorte prochaine, qui se tenait, l’arme au bras, à un kilomètre environ. Le caïd raha s’empressa de nous expliquer qu’elle n’agissait point ainsi par manque d’égards envers nous, mais uniquement parce que la tribu à laquelle elle appartenait était en mauvais termes avec la tribu voisine chez laquelle nous allions entrer, celle des Ouled-Delim (Delim signifie le mâle de l’autruche), des fils de l’autruche. Nous comprîmes aisément un scrupule aussi naturel : mais nous pûmes faire la réflexion que l’autorité du sultan n’imposait point la paix à ceux qui se soumettaient à elle. Voilà deux tribus qui reconnaissent le pouvoir de Moula-Hassan, qui combattent avec lui côte à côte dans ses expéditions ; cela ne les empêche point d’être en lutte l’une contre l’autre et de se traiter en ennemies. Et il y a en Europe des personnes qui parlent du gouvernement du Maroc comme d’un gouvernement européen ! Et il y en a qui s’imaginent que le sultan n’a qu’à donner des ordres pour faire tout ce qui lui plaît dans son pays ! On parle sans cesse de son despotisme : on ne soupçonne pas combien il est limité en étendue, s’il ne l’est pas en intensité ! Quoi qu’il en soit, nous marchâmes sans escorte vers les Ouled-Delim, qui nous attendaient immobiles, n’ayant garde de mettre le pied sur le territoire de leurs adversaires, ce qui aurait peut-être amené, sous nos yeux mêmes, une rixe sanglante. Le goum des Ouled-Delim était considérable ; mais nous savions que le chef de la tribu, le caïd Embarek-ben-Chelieh, était un vieillard, et nous ne fûmes pas médiocrement surpris, en arrivant près de la ligne des cavaliers, de voir qu’elle était commandée par un jeune homme borgne, lourd et sans grâce, et par un enfant qui n’avait certainement pas plus d’une douzaine d’années. Tous deux étaient les fils du cheik Embarek : ils nous dirent que, si celui-ci n’était pas venu à notre rencontre, c’est que, dévoré d’une fièvre persistante, il était obligé, depuis de longs mois, de rester enfermé chez lui. Nous acceptâmes une si bonne excuse et nous nous mimes en route. Le jeune homme borgne s’était placé à côté de M. Féraud ; quant à l’enfant de douze ans, il était resté à la tête du goum, qui se tenait sur le revers de la colline, la vallée étant entièrement occupée par notre convoi. C’était un singulier type, très laid, et cependant tellement intéressant qu’on ne pouvait le quitter des yeux dès qu’on l’avait vu une première fois. Il montait un gros cheval, qu’il maniait avec une singulière aisance et non sans coquetterie, cherchant à l’exciter, à le faire se cabrer, à l’enlever au galop dans les endroits les plus difficiles. Son corps, grêle et fluet, enveloppé d’un vêtement blanc, en partie recouvert d’un manteau brun, se soulevait crânement au-dessus de l’énorme bête. Sa tête ressemblait d’une manière frappante à celle d’un Japonais : il en avait le teint jaunâtre, les yeux très noirs et relevés sur les côtés, le nez également relevé, la bouche fine et dure. Sa tête était absolument nue ; seulement, la tribu des Ouled-Delim étant amâzigh, sur son oreille droite pendait la mèche tressée qui, chez les Berbères du Maroc, comme chez les Égyptiens d’autrefois, est le signe de la jeunesse. Par un raffinement de coquetterie, cette mèche ne se détachait pas directement du crâne ; elle était entourée d’une plaque de cheveux ébouriffés avec art, en sorte qu’on eût dit une toque élégante terminée par un gland retombant presque jusqu’au cou. Je ne sais trop ce qu’il fallait penser de la physionomie de ce singulier enfant : était-elle dédaigneuse, ironique, barbare, farouche, ou simplement inintelligente ? Elle était peut-être tout cela à la fois, mais elle avait une sauvagerie un peu bestiale, dont le mystère ne manquait point de séduction. Tout le goum suivait les ordres de ce petit être fantasque, qui commandait d’une voix grêle, courte et acerbe. Il marchait, toujours accompagné d’un gros nègre, superbe cavalier, qui lui tenait son fusil, le lui passait au moment des fantasias, lui donnant la poudre pour le charger, et semblait veiller à tous ses mouvemens avec la vigilance d’un serviteur de confiance. C’était évidemment un esclave attaché au fils préféré du vieux cheik, répondant de sa vie sur la sienne, lui consacrant des soins que rien ne pouvait distraire. L’enfant lui faisait faire de terribles chevauchées ; car, bien qu’il jetât sur nous des regards fort méprisans, voyant que nous le considérions avec intérêt, il tenait évidemment à nous éblouir par sa hardiesse. Aussi, quoique la route fût détestable, il commandait sans cesse de nouvelles fantasias, auxquelles il prenait toujours la première part. On le voyait gravir au galop les collines, puis les redescendre à une allure encore plus vive, avec sa ligne de cavaliers, poussant son cri de guerre et tirant son coup de feu, tandis que les chevaux, se cabrant sur la pente, paraissaient prêts sans cesse à se dérober. Mais je dois dire que le fusil du jeune chef devait être des plus médiocres, car il lui arrivait souvent de rater. Alors, il fallait voir de quel air de fureur mal contenue l’enfant se tournait vers le pauvre nègre, qui ne pouvait répondre que par une mine piteuse à ces marques trop évidentes de colère et d’indignation.

Vers dix heures du matin, nous arrivâmes chez le cheik Embarek, et nous campâmes en face de sa maison, sur une colline toute couverte de petits soucis frémissans sous la brise du matin. En face de nous s’élevaient les premières montagnes du Djebel-Zerhoun, où le fondateur de l’empire du Maroc, le fameux Moula-Edriss, trouva son premier refuge, et, tout autour de nous, d’autres montagnes s’étendaient aussi loin que la vue pouvait porter. Comme elles étaient absolument nues, sans forêts, sans villages, du moins apparens, sans rien qui cachât leurs croupes tourmentées, on eût dit une mer de vagues énormes subitement figée sous la main d’Allah. Ce qui complétait la ressemblance, c’est le ton bleuâtre que la couleur réfléchie du ciel répandait sur elles, et qui n’était interrompu que par ces grandes déchirures blanches où apparaissaient, sous la terre végétale éboulée, les fonds crayeux, qu’on eût pris pour l’écume de ce gigantesque et sublime océan. La maison du cheik Embarek était dans la vallée, au pied de la colline où nous campions. À voir l’espace qu’elle couvrait et le peu qu’occupait le village à côté d’elle, on sentait bien que c’était là une demeure seigneuriale remplie de vassaux, à la fois citadelle, lieu de réunion, siège du véritable pouvoir qui dominait le pays. Nous allâmes, dans l’après-midi, rendre visite au caïd, et cette impression devint plus vive encore. On nous introduisit d’abord dans une cour arabe au milieu de laquelle coulait un jet d’eau. Cette cour servait d’écurie ; les chevaux du goum y étaient attachés, les deux jambes de devant entravées, restant là à la belle étoile, sans autre toiture que le ciel. Toutes sortes de bagages étaient entassées dans les coins ; des femmes lavaient dans le bassin du jet d’eau, d’autres lissaient des étoffes sous une sorte de hangar ; des serviteurs se pressaient à leur besogne ; il y avait là une vie, un mouvement, qui indiquaient une vaste agglomération d’hommes. Nous ne devions pas visiter toute l’habitation, qui, outre le logement des femmes, en contient assez d’autres pour donner asile à des centaines de guerriers. On nous fit monter dans le salon de réception, composé de deux salles longues réunies entre elles par une porte en ogive d’une véritable élégance : la première était réservée au personnel de la maison ; dans la seconde, où on avait disposé, le long des murs, des coussins à notre usage, le cheik Embarek était accroupi sur une sorte de grand matelas. Il suffisait d’entrer dans cette chambre, toute imprégnée de l’odeur de la fièvre, pour être convaincu que ce n’était pas par mauvaise volonté que le vieux cheik n’était pas venu à notre rencontre ; on en était plus persuadé encore dès qu’on l’avait aperçu lui-même. C’était un vieillard encore très droit, qui eût été beau s’il n’eût point été ravagé par la maladie : le contraste entre son teint, plus jaune encore que celui de son jeune fils, et la blancheur de son turban et de sa barbe, était singulier ; ses yeux brillaient d’un vif éclat, mais ce n’était ni l’éclat de l’intelligence, ni celui de la santé. Il ne put même pas se lever pour nous accueillir, quoique son sourire indiquât une véritable bienveillance. À peine fûmes-nous assis, qu’on nous porta toutes sortes de vivres dans d’énormes plateaux, et qu’un grave personnage commença l’opération du thé avec tous les raffinemens de propreté et tous les détails odorans que j’ai déjà décrits. Mais ce qui nous intéressa beaucoup plus, ce fut l’arrivée d’un groupe de cavaliers qui rentraient de je ne sais quelle expédition. Chacun d’eux s’avança à son tour vers le cheik, en faisant une première inflexion, puis, en se prosternant auprès de lui et en baisant ses genoux ; le cheik, posant paternellement sa main sur leur épaule ou sur leur front, leur adressait quelques paroles qu’ils écoutaient toujours dans la même position. Mais tout cela se passait sans obséquiosité, sans bassesse, avec une simplicité qui avait sa grandeur. Ce profond hommage rendu au chef de la tribu n’avait rien d’avilissant pour ceux qui le rendaient. Cela semblait très clair lorsqu’on voyait avec quelle parfaite aisance, quelle bonhomie réelle ils causaient ensuite avec le cheik. À mesure que chacun d’eux se relevait, il gagnait l’autre salle et allait s’accroupir sur des tapis à côté de ses compagnons. Lorsque nous eûmes fini de goûter ou de faire semblant de goûter aux plats et aux tasses de thé qu’on nous avait offerts, on les leur fit passer et ils commencèrent leur repas. Nourris dans la maison du maître, ils étaient réellement ses cliens, non ses serviteurs. Ils mangèrent plus que nous, mais à quelques égards plus proprement, car chacun se lava d’abord les mains dans une aiguière qu’un nègre faisait circuler. Je dois avouer que, malgré qu’ils n’eussent montré aucune gloutonnerie, ils manifestèrent presque tous d’une manière bruyante la satisfaction de leur estomac. J’imagine que les guerriers du moyen âge en faisaient autant en pareille circonstance, bien que Walter Scott ait négligé de nous renseigner sur ce point.

Les deux fils du caïd étaient restés dans la salle où se tenaient les cavaliers ; car, en Afrique comme en Orient, les fils servent les pères et ne doivent pas, sans qu’on les y invite, s’asseoir à côté d’eux. M. Féraud demanda au cheik Embarek de faire venir près de lui le plus jeune des deux, celui dont la fière allure et l’étrange physionomie nous avaient si fort intéressés le matin. C’était flatter un penchant secret, mais facile à deviner chez le cheik. Heureux de parler de cet enfant préféré, il s’empressa de nous raconter qu’il avait à peine douze ans et que déjà deux ans auparavant, il avait combattu dans le Sous, sous les ordres du sultan. Son père l’avait amené avec le goum ; et personne, à voir sa bravoure, son ardeur, sa patience à supporter les fatigues, n’avait protesté contre le remplacement d’un guerrier plus âgé par ce cavalier de dix ans. Pendant le récit du cheik, j’en regardais le héros, qui ressemblait de plus en plus à un Japonais. Il s’était assis ou plutôt accroupi sur un coussin, et sa djellaba brune et lourde retombait autour de lui en plis raides et droits comme ceux de certaines statuettes japonaises. La tête jaune aux yeux noirs, avec sa mèche de côté, ses lèvres au sourire énigmatique, sortant de ce costume, produisait à la fois un effet comique et agréable. À toutes les questions de M. Féraud ce singulier enfant ne répondait rien ; mais il riait d’un rire timide, un peu niais, inquiet et méprisant. Évidemment, c’est une bête sauvage, plus faite pour combattre dans le Sous que pour entretenir des relations avec les Européens. Nous quittâmes de bonne heure le cheik Embarek pour rentrer à notre camp. Au coucher du soleil, son fils aîné arriva portant la mouna. J’ai déjà observé que la mouna, qui équivaut à la diffa algérienne, se compose des vivres destinés à la nourriture des simples voyageurs ou des caravanes qui voyagent sous la protection du sultan. Lorsque le sultan lui-même fait des expéditions et qu’il passe dans les tribus, celles-ci doivent lui apporter la mouna, qui naturellement est considérable. La nôtre me paraissait déjà fort importante. Nous la recevions tous les soirs, presque à la même heure, portée par un groupe de villageois que conduisaient les autorités locales. Elle se composait d’ordinaire de cinq ou six pains de sucre, d’un sac de thé et d’un bouquet de menthe (nânâ), d’une dizaine de boîtes de bougies, d’un panier contenant une centaine d’œufs, d’une trentaine de volailles, de quatre ou cinq vases remplis de beurre, de sept ou huit moutons, d’une centaine de pains, enfin d’un nombre variable de plats de couscoussou et de moutons rôtis nommés méchoui. Je ne parle pas, bien entendu, de l’orge pour les bêtes. M. Féraud assistait à la réception de la mouna qu’il devait juger, car, en principe, ce n’est pas un don gratuit, c’est un droit qu’on défalque ensuite des impôts payés par la tribu. Il faut donc qu’elle soit suffisante, abondante même, sans quoi la tribu est plus strictement taxée. Il était bien rare qu’elle ne fût pas abondante en effet. M. Féraud profitait de la circonstance pour adresser quelques bonnes paroles aux gens du pays, lesquels répondaient avec effusion, après quoi le caïd raha et le vice-consul de France procédaient au partage de la mouna, qui aurait été vite pillée par nos gens sans cette sage précaution. C’était toujours un amusant spectacle que l’arrivée et la distribution de la mouna, surtout lorsqu’une cinquantaine de plats blancs de couscoussou, portés par de jeunes garçons en costumes plus blancs encore, montaient processionnellement, sous les rayons blancs de la lune, jusqu’à notre camp. Mais, de toutes les mounas que j’ai vues, aucune n’aurait pu être comparée à celle du caïd Embarek. Cette fois, ce ne sont pas les souvenirs de Walter Scott, ce sont ceux de Cervantes qui me revenaient en mémoire, et je me demandais si je n’assistais pas aux noces de Gamache telles qu’il les a décrites en termes immortels. Je renonce à dire le nombre des méchouis et des couscoussous que nous envoyait le vieux cheik ; à chaque instant, il en apparaissait de nouveaux, si bien qu’on se demandait, quelque grande que fût sa maison, comment on avait pu y faire préparer une telle quantité de victuailles. Je n’oublierai jamais quatre couscoussous gigantesques, des couscoussous monstres, tels que je n’en ai admiré nulle part ailleurs : ils étaient si grands qu’il fallait huit hommes pour les porter. Qu’on se représente une immense couronne de pâte blanche, semblable à un turban de riz, au milieu de laquelle s’étalait un mouton entier ou une douzaine de poulets, le tout placé sur un vaste plateau, qui reposait lui-même sur un tapis dont les huit porteurs tenaient le milieu et les extrémités ! A la vue de cette mouna prodigieuse, témoignant de la plus cordiale hospitalité, M. Féraud fit ranger tous les Arabes en cercle, et, avant qu’on procédât à la réception et à la distribution des vivres, il ordonna à notre fkih de dire tout haut la Falhia, c’est-à-dire la prière musulmane qui répond à ce qu’est notre Pater, pour la guérison du caïd, pour la prospérité du sultan et du gouvernement de la France, enfin pour le maintien indéfini des bonnes relations entre les deux pays. Les Arabes, qui avaient été très intrigués lorsqu’on les avait rangés en cercle, s’inclinèrent avec émotion et reconnaissance. M. Féraud avait fait un coup de maître. En arrivant à Fès, tout ce monde nous a parlé de cette fameuse Falhia pour le sultan et pour la France, dont l’écho avait retenti dans tout le Maroc. Dussent bien des gens en rire, je dois avouer qu’elle m’a profondément ému. It y avait quelque chose de noble, de simple et de grand dans cette manière de remercier le vieux cheik de sa généreuse hospitalité, en priant à la fois pour lui, pour son souverain et pour les deux pays amis, qui se témoignaient ainsi leur sympathie ; en tout cas, c’était encore une coutume bien antique que cette manière de faire intervenir Dieu dans l’hospitalité. Nous étions enveloppés du crépuscule doré du soir ; je n’avais en face de moi que des figures graves et recueillies ; notre fkih parlait à voix haute au milieu d’un silence religieux. Pour un moment, j’ai été arraché à l’heure présente et j’ai senti tressaillir en moi toutes les impressions des âges évanouis.


VI. — DERNIÈRES JOURNÉES DE MARCHE.

Nous approchions de Fès ; nous n’avions plus que trois étapes à parcourir pour y arriver ; encore la dernière n’était-elle pas une véritable étape, car elle devait durer moins d’une heure. Le pays que nous avions à traverser était toujours un pays de montagnes plus ou moins nues et tristes, en dépit de leurs parures de fleurs. Toutefois, en longeant le Djebel-Zerhoum, le spectacle qui se présentait à nos yeux était un peu différent de celui que nous avions vu jusque-là. Parfois de grandes forêts qu’on était tout surpris de rencontrer dans un pays aussi généralement pelé escaladaient les pentes, couvraient les précipices, descendaient jusque dans les vallées profondes. C’étaient des forêts d’oliviers, très régulièrement plantées, et qui, de loin du moins, semblaient fort bien cultivées. Nous étions dans une contrée berbère. A la lisière des forêts d’oliviers s’étalaient de grands villages bâtis en pierres et soigneusement blanchis à la chaux. Nous n’avions rencontré dans les grandes plaines et sur les collines précédentes que des douars, c’est-à-dire des agglomérations de tentes en poil de chameau ou de cahutes de branches enfouies sous les larges feuilles des cactus. Seules, les maisons en kaïos avaient quelque solidité. Mais, ici, les matériaux de construction ne manquant pas, et les Berbères ayant toujours eu des goûts sédentaires inconnus aux Arabes, nous nous trouvions en présence de villages véritables, presque de petites villes, qui nous semblaient, à en juger par leur étendue, populeuses et relativement riches. Toutefois, nous n’étions pas assez rapprochés du Djebel-Zerhoum, que nous laissions à notre droite, pour en bien juger ; et, d’ailleurs, la brume intense qui couvrait la montagne ne nous permettait de l’apercevoir qu’à de rares intervalles et par lambeaux. Nous marchions dans une vallée étroite, où la boue, s’attachant aux pieds de nos chevaux, nous menaçait sans cesse d’accidens. Aucun de nous cependant n’eut de chute à déplorer. Mais les canons que nous conduisions au sultan n’étaient pas aussi heureux ; presque à chaque oued qu’il fallait traverser, l’un d’eux tombait dans l’eau et n’en était retiré qu’à grand’peine, au milieu d’un épouvantable vacarme. Si c’est ainsi qu’est traitée l’artillerie dans les campagnes du sultan, je doute qu’elle fasse grand mal à l’ennemi. La nôtre était confiée à des artilleurs indigènes, sous la direction d’un sous-officier français. Nous avons, en effet, au Maroc, une mission militaire permanente, dont la majeure partie, un commandant, un capitaine et un sous-officier d’artillerie sont spécialement chargés d’apprendre aux soldats du pays le maniement du canon. Le commandant, qui revenait de France, s’était joint à nous, avec son sous-officier, qui avait conduit toute une escouade d’artilleurs marocains pour escorter nos batteries jusqu’à Fès. Ces braves gens s’acquittaient de leur mission avec la nonchalance musulmane. En désespoir de cause, un des officiers de notre mission fut chargé de les surveiller et de les empêcher de détériorer outre mesure le présent que nous tenions à offrir à peu près intact à Moula-Hassan. Il les aligna de son mieux, chargea chacun d’eux de suivre un mulet portant les pièces ou les munitions, et mit sa colonne en marche avec un ordre des plus satisfaisans. Tout allait fort bien, lorsque apparut, par malheur, sur le bord de la route un marchand d’oranges. Aussitôt les artilleurs désertent en masse leur poste pour courir après un fruit aussi rafraîchissant, et, pendant qu’ils s’éloignent, les mulets glissent dans la boue, les pièces roulent à l’eau, les munitions se répandent à terre ! C’est ainsi que la discipline est pratiquée au Maroc. Mais j’ai conçu une grande indulgence envers les artilleurs marocains, ayant appris plus tard qu’ils avaient fait presque tout le voyage, de Tanger à Fès, sans autres vivres que les quelques oranges qu’ils rencontraient de loin en loin sur leur chemin. Ils avaient droit à une mouna, aussi bien que nous ; seulement le sous-officier indigène qui les commandait trouvait plus simple de se faire payer à lui-même cette mouna en argent par les caïds auxquels, bien entendu, il cédait une partie du bénéfice de l’opération. Quant aux hommes, ils serraient tous les soirs leurs ceinturons davantage, ou dérobaient quelque pitance légère dans les villages à travers lesquels nous passions. Que dans ces circonstances, la vue d’un fruit quelconque leur fît oublier le règlement des troupes en marche, faut-il s’en étonner beaucoup ?

Nous campâmes sous quelques tamaris en fleur, au bord de l’oued Mikkès, près d’un fort joli pont de trois arches qui est, sinon une œuvre française, au moins l’œuvre d’un Français. Ce Français, que quelques-uns de mes compagnons de voyage avaient vu peu d’années auparavant et dont la mort est assez récente, était lieutenant du génie à Alger en 1832. À la suite de je ne sais quel roman plus ou moins aventureux, il enleva une jeune femme et alla vivre avec elle à Tunis. Il ne tarda pas à l’y perdre. Rayé des cadres de l’armée, et ne voulant ou ne pouvant plus rentrer en France, il se dirigea vers le Maroc et se mit au service de Moula-Abd-er-Rahman, qui régnait alors. Celui-ci lui fit adopter l’islamisme, lui donna son nom, une haute position près de sa personne, et enfin le maria à deux femmes nobles du pays. Le renégat Abd-er-Rahman fut le premier organisateur de l’armée marocaine. Chargé du service de l’artillerie et de ce que nous appellerions le génie si, au Maroc, on s’occupait de fortifications sérieuses, il entreprit des travaux qui n’étaient point sans importance. À la veille de la bataille d’Isly, il s’employa de son mieux pour empêcher la guerre avec la France, et faillit un jour, à cause de ses efforts pacifiques, être massacré par les fanatiques. Mais, après le désastre infligé au Maroc par le maréchal Bugeaud, le sultan, qui regrettait de n’avoir pas suivi ses conseils, l’entoura d’une affection plus grande encore, et lui fit cadeau d’un superbe palais à Maroc, où il établit sa résidence ordinaire avec celle de sa famille. Abd-er-Rahman avait réuni autour de lui quelques Français, anciens déserteurs ou prisonniers, qui lui servaient d’instructeurs pour l’artillerie et l’infanterie. Traité avec autant de bienveillance par le sultan Sidi-Mohammed que par Moula-Abd-er-Rahman, sa situation ne se modifia pas non plus sous le sultan actuel, Moula-Hassan. C’est par ses soins qu’ont été construits les quelques ponts qu’on remarque aux environs de Fès. Celui qu’il a jeté sur l’oued Mikkès est excellent : plût à Dieu qu’il en eût élevé de pareils sur le Tahaddar et sur le Sbou ! A Fès même, il détourna la rivière qui alimente la ville et qui passait au pied des murs du palais du sultan, afin de faire devant le palais une place d’armes retranchée, qui a près de quatre hectares de superficie, avec deux ponts aux extrémités pour le passage des troupes. Il avait eu de ses Mauresques deux fils, qui sont encore dans l’armée du sultan ; mais aucun des deux ne sait un mot de français : ce sont de simples Marocains !

Notre campement près du pont d’Abd-er-Rahman ne laissait pas que d’être fort pittoresque. J’ai dit que nos tentes étaient dressées sous des tamaris en fleurs : la fraîcheur de la rivière arrivait jusqu’à nous, et ses eaux poissonneuses offraient une distraction facile à ceux d’entre nous qui aimaient le plaisir de la pêche. Pour moi, j’étais absorbé par un plaisir d’un autre genre. Le lieu où nous étions servait d’emplacement à un marché, et comme c’était le lendemain qu’il devait se tenir, on voyait des groupes de paysans et de paysannes arriver de tous les côtés et s’installer tranquillement sur les deux rives de l’oued Mikkès pour y passer la nuit. Quelques-uns, mais c’était le bien petit nombre, avaient des tentes. Les autres couchaient à la belle étoile, ou plutôt sous la brume, car le ciel se voilait presque tous les soirs de nuages épais et bas. Ils ne semblaient pas s’en tourmenter, ni craindre en aucune manière les rhumes ou les rhumatismes. Toutefois, dès qu’ils eurent appris qu’il y avait un médecin, un toubib parmi nous, — le médecin de la mission militaire française qui était venu nous rejoindre, — ils s’empressèrent de se présenter en foule pour le consulter. Toute la journée, ce fut vers sa tente une procession ininterrompue. Je m’y étais installé, jugeant le lieu favorable aux études de mœurs, et voici les scènes, ou plutôt la scène que j’ai vue se reproduire à satiété jusqu’au coucher du soleil. Une douzaine d’hommes s’avançaient à la fois, s’accroupissaient autour de la tente, et commençaient à regarder le médecin sans rien dire. Celui-ci leur adressait alors la parole, leur demandant ce qu’ils avaient, de quel mal ils se plaignaient. — Oh ! tu le sais bien, répondaient-ils avec un air malin. — Et comment veux-tu que je le sache ? répondait le médecin. — Si tu l’ignorais, tu ne serais pas un savant. À quoi te sert ta science si tu ne devines pas de quelle maladie nous souffrons ? — Dans tout le Maroc, la même idée est répandue : partout les médecins européens sont regardés comme des sortes de sorciers qui doivent, rien qu’en regardant le malade, constater de quelle infirmité il est ou se croit atteint. — Si nous te disons ce que nous avons, répétaient-ils, il n’y aura pas de mérite pour toi. — La conversation sur ce thème durait une bonne demi-heure. Le médecin gardant toujours le silence, quelques paysans s’adressaient à moi : — Voyons, toi, me disaient-ils, raconte ce que nous avons, puisque le docteur ne veut pas le faire. Tu dois bien le savoir aussi. — Je m’excusai modestement, arguant de mon ignorance. Je n’étais pas toubib. Alors, les mêmes paysans, poussant plus loin la condescendance, présentaient leurs bras au médecin : — Tâte-nous le pouls, tu verras bien ce que nous avons. — Cette idée-là est également répandue dans tout le Maroc : partout les indigènes sont persuadés qu’il suffit de leur tâter le pouls, sans autre examen, pour connaître leur état. C’est même, je le dis en passant, ce qui rend beaucoup moins agréable, ou, en tout cas, beaucoup moins aisément agréable qu’on ne croit le métier d’un médecin pénétrant dans les harems. Les voiles sont bien loin d’y tomber devant lui : où que soit placé le mal pour lequel on l’appelle, les femmes commencent par lui présenter le poignet, le visage et le reste du corps restant strictement cachés. Il faut insister beaucoup et souvent y revenir à plusieurs fois avant que le médecin obtienne davantage. Au Maroc, les médecins n’ont pas les charmantes surprises de ce personnage d’une comédie de M. Gondinet qui, mis en présence, pour ses débuts, d’un corset dégrafé, s’écriait avec enthousiasme : « Quel joli métier que la médecine ! Et si facile ! »

Lorsque les paysans de l’oued Mikkès voyaient que le médecin refusait de parler, même après avoir tâté leur pouls, ils se mettaient à causer de diverses choses : de la pluie, du beau temps, de la puissance du sultan, de la sainteté de Moula-Edriss, le patron du pays, de la récolte, du marché du lendemain ; puis, tout à coup, au moment où on y songeait le moins et où ils croyaient pouvoir profiter de la surprise, ils posaient subrepticement leur question : — Allons ! veux-tu maintenant nous dire où nous avons mal ? Veux-tu nous donner un remède ? — Le médecin s’obstinait dans son mutisme. Enfin, un paysan, plus hardi ou plus résigné que les autres, laissait échapper, à voix basse, le mot sacramentel, berd, lequel veut dire : froid. — J’ai berd, murmurait-il, c’est-à-dire, mot pour mot, j’ai froid. — Ah ! disait le médecin en riant. Et les autres, ont-ils berd aussi ? — Oui, s’écriaient-ils en cœur, tous berd, tous berd. — On va croire que la fraîcheur de l’hiver les avait rendus phtisiques, catarrheux ou rhumatisans. On va penser qu’ils avaient eu un chaud et froid, comme dit le peuple de Paris. On se tromperait, et le mal dont ils se plaignaient, dont se plaignent tous les Marocains arrivés à la force de l’âge, est d’une nature bien différente. Pour comprendre ce que signifie cette froideur universelle qui sévit sur des gens, d’ailleurs, de fort belle apparence, sur des gens gros, gras et colorés, il faut savoir que chacun, au Maroc, se marie fort jeune ; dès que la puberté se produit, on ne se gêne pas pour avoir plusieurs femmes et autant d’esclaves que l’état de fortune le permet. Pendant d’assez longues années, personne n’a berd, tout va pour le mieux dans les plus nombreuses familles possibles. Cependant, l’âge arrive, non pas un âge avancé, mais, enfin, un âge qui est déjà éloigné des beaux jours de la puberté naissante. Les Marocains mènent, autant qu’ils le peuvent, une vie paresseuse ; ils se nourrissent de la manière la plus affadissante ; les moins riches consomment encore des quantités innombrables de tasses de thé saturées de sucre. Ce régime, combiné avec la vie de mari pratiquant, et très pratiquant, dans un harem plus ou moins considérable, a des conséquences qui se manifestent assez vite. Le fameux froid commence à se faire sentir : au lieu de s’en accuser eux-mêmes, les Marocains font retomber toute la faute sur leurs femmes, qui, vieillissant beaucoup plus vite qu’eux, sont déjà décrépites lorsqu’ils n’ont que trente-cinq ou quarante ans. Pour s’en assurer, ils usent du divorce, qui est très aisé, et épousent une ou plusieurs jeunes filles, très jeunes et très jolies. Mais, le croirait-on ? le remède aggrave le mal, et voilà pourquoi, dès que passe un médecin européen, ils courent à lui en criant d’une voix plaintive : Berd ! berd ! Parmi tous ceux qui sont venus consulter le médecin de notre mission à l’oued Mikkès, je n’en ai vu que deux qui se plaignissent d’une maladie différente ; encore n’était-ce pas eux qui en souffraient, mais leurs femmes ; elles avaient une ophtalmie, et leurs maris auraient bien désiré qu’on pût les guérir sans regarder leurs yeux, ce qui n’est pas très convenable.

Le lendemain matin, à notre lever, le brouillard était encore plus intense que les jours précédens. Tous les paysans, arrivés pour le marché, étaient tellement ensevelis sous son épais rideau, qu’il n’était pas possible de les distinguer. Ils avaient dû subir un froid qui n’avait rien de métaphorique, mais nous ne primes pas le temps de nous en informer. La route continuait à serpenter le long de collines ; et, quoique nous fussions bien près de Fès, rien ne semblait indiquer les approches d’une grande ville. C’est à peine si, de temps en temps, passaient auprès de nous quelques voyageurs montés sur des mulets ou sur des ânes, quelques chameaux portant des fardeaux. Après sept ou huit heures de marche, nous aperçûmes en face de nous une immense plaine, que bornait à l’horizon une chaîne de montagnes couvertes de neige et que traversait une rivière dont les méandres brillaient au loin. C’était la plaine de l’oued Fès, la plaine de Fès. Elle était, comme la vallée du Sbou, absolument dépouillée d’arbres ; on n’y voyait que de maigres moissons et des champs incultes où poussaient, avec une vigueur singulière, des fleurs bleues, je ne sais lesquelles, dont les frais tapis semblaient vouloir cacher cette terre attristée. Sur un seul point, quelques arbres entouraient de grandes constructions, formant une tache verte au milieu de la campagne blonde et bleue. On nous dit que c’était un palais d’été du sultan. Nous avançâmes encore de quelques kilomètres, et tout à coup, au détour d’une colline, nous vîmes des minarets blancs et jaunes qui s’élevaient sur un mur sombre. C’était Fès. Notre étape était unie. Il fallait s’arrêter là pour préparer notre entrée dans la ville, qui devait s’accomplir le lendemain avec un pompeux cérémonial, au milieu d’un cortège militaire et d’un concours de population tout à fait féeriques.

Nous campâmes donc, suivant notre habitude, au milieu des fleurs. Le soleil se dégageait peu à peu de la brume, et à mesure que la lumière s’avivait, Fès semblait sortir de la montagne pour se rapprocher de nous. Les minarets devenaient plus clairs, les murs plus colorés, les toits verts du palais du sultan brillaient avec éclat. La ville était là, mystérieuse, fuyant lorsqu’un nuage passait sur le soleil, revenant lorsqu’il se dissipait. Il y avait quelque chose d’étrange et presque d’émouvant dans ces apparitions et ces disparitions d’une ville que nous étions venus chercher avec tant de peine, au prix de tant d’efforts et de fatigues. Elle s’offrait à nous étincelante de lumière, puis nous échappait dans l’ombre ; pareille, hélas ! à tout ce qui est noble, à tout ce qui est beau dans ce monde, à tout ce qu’on aime, à tout ce qu’on désire, à tout ce qui séduit et qui ne se montre à nos regards que pour s’en éloigner bientôt. Nous restions tous les yeux attachés sur Fès, fascinés par l’inconnu. Pourtant le paysage que nous avions devant nous aurait mérité toute notre attention : d’un côté de la plaine, la chaîne du Djebel-Zerhoum venait mourir, presque à pic, dans un dernier contrefort, qu’on eût pris, du lieu où nous étions, pour une gigantesque falaise. Les montagnes de l’autre côté étaient plus remarquables encore ; elles dressaient vers le ciel des cimes tourmentées qui devaient être bien hautes, car nous étions déjà au 5 mai et cependant la neige les enveloppait entièrement. La plaine de Fès rappelle, par sa fécondité naturelle et par son manque presque absolu de culture, celle du Sbou. Ici aussi les hommes ne font rien pour profiter de la richesse du sol ; ils laissent par insouciance d’énormes trésors improductifs. Je repassais dans mon esprit toute la route que nous venions de faire : elle n’était point belle, en somme ; à part quelques sites de montagnes, elle était presque constamment plate, uniforme, sans horizon. Mais partout j’avais vu des régions facilement irrigables, qui auraient pu se couvrir de moissons. Des machines à vapeur laboureraient sans peine ces immenses bassins, où il n’y a pas un accident de terrain, où il n’y a pas un rocher, où il n’y a même pas une pierre capable de les arrêter. « Il est facile de s’expliquer, a écrit M. Tissot, que la Mauritanie soit restée en dehors du réseau routier qui couvrait le reste de l’empire. Le terrain compris entre Tirejis et Sala se compose de plateaux sablonneux ou rocheux, alternant avec des plaines d’alluvion : une voie régulièrement tracée et empierrée était inutile sur les terrasses toujours praticables, même dans la saison des pluies, qui séparent les bassins du Mharhar, de l’oued Kharroub, du Loukkos, du Sbou et du Bou-Ragrag ; il était impossible de l’établir dans ces mêmes bassins, complètement inondés en hiver, ou du moins on n’aurait pu le faire qu’au prix de travaux énormes : la traversée de la seule plaine de Subur aurait nécessité la construction d’un azyes de près de sept lieues dans un bassin où l’on est fort en peine de trouver, je ne dis pas une pierre, mais un caillou[2]. » Les Arabes ont trop bien suivi l’exemple des Romains ; ils n’ont pas construit une seule route. Mais comme il serait facile, encore une fois, d’ensemencer à la vapeur ces bassins absolument plats, où la terre végétale n’est pas même mélangée d’un seul caillou ! Il reste seulement à savoir si l’Europe a le moindre intérêt à ce que les Arabes tirent parti de leur pays, et si, dans ces jours de crise agricole, il serait heureux pour elle de voir subitement tomber sur ses marchés les avalanches de blé qui pourraient venir du Maroc.

Pendant que je me posais cette question, je vis s’avancer vers notre camp toute la mission militaire française permanente. J’ai dit qu’elle se composait d’un commandant, d’un capitaine et d’un sous-officier d’artillerie ; elle comprend, en outre, un capitaine de zouaves, deux tirailleurs algériens et deux zouaves. Comme nous avions déjà avec nous, en mission extraordinaire, une dizaine d’officiers et autant de soldats, jamais assurément autant de militaires français ne s’étaient trouvés réunis auprès de Fès. Aussi la cérémonie du drapeau eut-elle ce soir-là un éclat inaccoutumé. Avant d’abaisser les trois couleurs, M. Féraud adressa quelques paroles à la mission militaire permanente, pour lui dire tout l’intérêt que le gouvernement français portait à son œuvre patriotique. Nous étions rangés sur deux files ; et quand le drapeau descendit de sa hampe, au bruit des coups de feu et de la fanfare du clairon, un souffle de la patrie passa sur nous tous. Je n’ai pas besoin de dire que l’arrivée de nouveaux Français augmenta le soir la gaité du diner. Toutefois, je dois avouer que la conversation prit tout à coup une assez triste tournure. Les nouveau-venus nous peignaient les mœurs du Maroc sous des couleurs assez sombres. Ils nous décrivaient en particulier deux supplices usités dans le pays, qui m’ont donné la chair de poule. Le premier, connu sous le nom de djellaba de bois, eût séduit Louis XI. On sait que la djellaba est le vêtement principal des Marocains : une sorte de manteau à capuchon et à manches courtes. On le remplace pour certains condamnés par un mannequin en bois rempli de pointes intérieures, dans lequel ils sont enfermés comme dans un vêtement. Ils reposent uniquement sur la pointe des pieds et un peu sous les aisselles. Mais à chaque mouvement qu’ils font pour se reposer d’une punition cruelle qui condamne le corps à une tension perpétuelle, ils se blessent aux pointes, qui leur entrent profondément dans la chair. Et ils restent ainsi, jours et nuits, d’ordinaire jusqu’à ce que la mort s’ensuive. L’autre supplice est plus abominable encore : on prend la main du patient et on y fait de longues entailles saignantes que l’on remplit de sel ; puis on la referme, et, pour l’empêcher de se rouvrir, on l’enveloppe d’une peau mouillée qui se resserre peu à peu en séchant, enfonçant les doigts dans la paume de la main et faisant pénétrer sans cesse plus profondément la douleur cuisante du sel dans les plaies brûlantes. Il paraît que ce dernier supplice est considéré comme le plus affreux de tous. Pour y échapper, la plupart de ceux qui y sont soumis se brisent la tête contre le mur dans des accès d’atroces souffrances. C’est encore une manière d’amener la mort du supplicié. Mais souvent on le tient longtemps attaché de manière à l’empêcher de mettre un terme à ses maux ; on ne lui laisse la liberté de se tuer que lorsqu’on a jugé que son châtiment est assez complet. De pareilles horreurs n’expliquent-elles pas l’état du Maroc ? Peut-on s’étonner que le pays où elles se passent soit le dernier des pays musulmans du nord de l’Afrique ?


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Recherches sur la géographie comparée de la Mauritanie Tingitane.