Un tour de cochon/09
ix
Les surprises d’Agnès.
Sans qu’ils s’en doutassent, le sous-préfet et son futur beau-père avaient une alliée qui allait leur apporter un appui d’autant plus efficace que, pas plus qu’eux-mêmes, ni la comtesse, ni Éléonore ne se doutaient de l’entrée en scène de ce nouveau personnage.
Cette alliée imprévue n’était autre que la jeune Agnès.
Un hasard providentiel avait voulu que celle-ci remarquât la visite de Mme de La Roche-Pelée à son père.
Curieuse comme toutes les fille d’Ève, elle avait collé son oreille à la porte du cabinet paternel, et n’avait pas perdu un mot de la conversation entre le docteur et la comtesse.
Ce qu’elle avait entendu avait provoqué en elle un trouble profond.
Elle se refusait pourtant à croire à la trahison de son fiancé.
— C’est, pensa-t-elle, encore un coup monté par Mme de La Roche-Pelée. Le rendez-vous est pour après-demain. J’y serai.
Elle avait pensé à prévenir son fiancé, mais elle y avait renoncé dans la crainte que le sous-préfet ne l’empêchât d’intervenir.
Le soir de ce même jour, Éléonore, couchée dans le lit d’Edgard, lui posa la question de confiance :
— Alors, mon loup, c’est entendu, n’est-ce-pas ? Demain sera notre dernière nuit à la sous-préfecture de Château-du-Lac. Après, nous jouons de la fille de l’air.
Edgard simula un grand embarras :
— Écoute, mon lapin bleu, ce qui est promis est promis et je tiendrai ma parole. Seulement il faut que tu m’accordes un nouveau délai.
— Un délai ! Ah ! non, par exemple !…
— Cependant, il le faut !…
— Ah bah !… Et pourquoi le faut-il ?
— Parce que j’ai reçu un télégramme du préfet qui doit venir à Château-du-Lac après-demain. Tu comprends que je ne peux pas m’absenter avant sa visite… C’est un contretemps imprévu.
— C’est de la blague ! Tu te fiches de moi.
— Pas le moins du monde ! Je te le jure, ma cocotte en sucre… Pourquoi te mentirai-je, d’abord ?
— Est-ce que je sais, moi ?… Parce que tu ne peux pas te décider à laisser ton Agnès Rabaud.
— Tu es folle. À quoi ça m’avancerait-il ?
— Avec les hommes on ne sait jamais.
— Voyons. Ça ne fait que trois jours de plus. Qu’est-ce que c’est que trois jours ?
À la grande stupéfaction d’Edgard, Éléonore se laissa convaincre. Elle accorda le délai demandé, mais en stipulant bien que ce serait le dernier.
Le grand jour tant attendu — ou plutôt la grande nuit — puisque c’était pour la nuit que tout le monde s’était préparé — arriva enfin.
Chacun avait pris ses dispositions de son côté. Mlle Cunégonde Dondurrand et ses amies devaient se retrouver à une heure du matin derrière la sous-préfecture. Sans en rien dire à la comtesse, elle s’étaient même munies de verges pour fouetter la Parisienne impudique qui avait osé débaucher le sous-préfet.
Le directeur du Nouvelliste, lui aussi, avait pris ses mesures pour être exact au rendez-vous.
D’autre part, le docteur Rabaud, le président du Comité républicain et le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien avaient passé ensemble la nuit au grand café glacier en attendant l’heure de se rendre rue du Pont-Levis.
Agnès avait demandé la permission d’aller dîner chez une tante qui habitait à l’autre extrémité de la ville et le docteur lui avait accordé cette autorisation avec empressement, préférant que sa fille fût loin du théâtre des événements.
Il ne se doutait pas que la fiancée d’Edgard voulait précisément se rendre le plus tôt possible dans les parages de l’hôtel du Vieux Castel.
À huit heures du soir, elle guettait l’entrée du petit rez-de-chaussée où logeait Éléonore.
Agnès se félicita de son inspiration, car elle était à peine là, dissimulée dans l’encoignure d’une porte voisine, qu’elle vit arriver la comtesse toujours enveloppée dans son grand manteau et cachant ses traits.
La fille du docteur étouffa un cri de surprise…
Il y avait de quoi, en effet, être stupéfaite. Mme de La Roche Pelée, après avoir jeté un regard autour d’elle pour s’assurer que personne ne la voyait, entra délibérément dans le logis loué par la Parisienne.
— Ainsi, se dit Agnès, la comtesse est de connivence avec cette femme !
Mme de La Roche Pelée, après avoir pénétré dans l’hôtel du Vieux Castel, avait laissé la porte entr’ouverte. Avec une audace que sa jeunesse et son inexpérience excusaient, la jeune fille se glissa subrepticement dans le logement, décidée à tout voir et à tout entendre.
Elle se dissimula derrière une porte, mais malheureusement, trop préoccupée de ne pas se laisser surprendre, elle ne put se rendre compte exactement de ce qui se passait à l’intérieur.
Elle comprit seulement qu’une conversation animée avait lieu entre la comtesse et une autre femme qui ne pouvait être que la complice chargée de compromettre Edgard.
Ces seuls mots, qui clôturèrent l’entretien, lui parvinrent :
— Alors, c’est bien convenu, ils seront tous là à deux heures du matin ; à trois heures le scandale…
Et un rire sonore se fit entendre…
— Ce sera bien aussi rigolo que le jour de la fête de Neuilly !
Agnès se mordait les lèvres pour ne pas crier… Elle se retenait pour ne pas bondir…
Cinq minutes plus tard, des bruits de pas se faisaient entendre.
Agnès n’eut que le temps de s’effacer dans l’obscurité, retenant son souffle pour laisser passer le fils de l’hôtelier, suivi d’une femme enveloppée d’une grande capeline dont le capuchon était rabattu sur la tête.
La mystérieuse inconnue était vêtue sous sa cape d’une robe très décolletée dont on apercevait la jupe et l’échancrure du corsage que laissait voir le manteau entr’ouvert sur la poitrine.
Il fallut à Agnès un courage surhumain pour laisser passer cette femme sans lui sauter à la gorge.
Elle s’attendait d’ailleurs à voir sortir la comtesse derrière ces deux personnages.
Mais Isabelle ne reparut point tout se suite.
La fille du docteur, qui n’osait plus bouger, resta ainsi pendant trois longues heures. Elle commençait à se demander si elle ne ferait pas mieux de se retirer quand Mme de La Roche Pelée parut enfin. Il pouvait être onze heures et demie lorsque la comtesse, ouvrant discrètement la porte, se glissa dans la rue.
Quelques instants plus tard, Agnès sortait à son tour avec d’infinies précautions.
Elle aperçut au coin de la rue Mme de La Roche Pelée qui abordait Mlle Cunégonde Dondurrand. L’instant était propice, la jeune fille referma la porte et regagna l’entrée de la maison voisine d’où elle avait observé déjà l’hôtel du Vieux Castel.
Sa colère contre la comtesse était grande. Ainsi, cette grand dame qui se posait en protectrice de la morale ne reculait devant aucun moyen, même jusqu’à s’abaisser à la complicité d’une femme de mauvaise vie pour frapper le sous-préfet…