Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 40-44).

viii

La colère de la comtesse et la rage d’Éléonore.


Il serait fastidieux de répéter que la comtesse et Mlle Dondurrand continuaient avec vigilance leur faction au coin de la rue voisine. Le lecteur s’en doute.

Il est plus intéressant de dire ce que préparait Mme de La Roche-Pelée.

Elle ne perdait pas son temps bien que ses veilles quotidiennes la fatiguassent beaucoup et qu’elle sortit de son lit chaque matin vers dix heures avec des traits tirés et des yeux battus qui eussent pu faire croire à des esprits non prévenus qu’elle passait ses nuits à tout autre chose qu’à guetter dans la rue les allées et venues de la maîtresse du sous-préfet.

Mais nul ne soupçonnait la comtesse, qui était insoupçonnable d’ailleurs.

Elle aussi n’avait plus que cinq jours devant elle pour mettre son plan à exécution. Cinq jours, c’était peu ; il fallait mettre ce temps à profit sans perdre un instant.

Le sixième jour, c’est-à-dire l’avant-veille de l’échéance, la comtesse se faisait de nouveau annoncer chez le docteur Rabaud.

Celui-ci la reçut avec la plus grande amabilité et Mme de La Roche Pelée en ressentit au premier abord une favorable impression.


Elle s’était précipitée sur son lit, mordant ses oreillers (page 44).

— Eh bien ! docteur ! lui dit-elle. Êtes-vous plus renseigné sur le sous-préfet ?

— Ma foi, madame, j’avouerai franchement que votre visite de l’autre jour a ébranlé ma confiance en M. Dumoulin.

— Vous voyez bien. Vous me remercierez certainement un jour du grand service que je vous aurai rendu.

« D’ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de quelque chose dans l’attitude de M. Dumoulin. Depuis que cette femme est venue à Château-du-Lac, il doit se montrer moins empressé auprès de Mlle Agnès.

— Mon Dieu, Madame, le sous-préfet doit cacher son jeu. Car, au contraire, il ne s’est jamais montré plus amoureux de ma fille.

Il ne pouvait pas se douter de l’effet que ses paroles allaient produire sur la vertueuse Isabelle.

Celle-ci bondit comme si le docteur lui avait marché sur le pied. Elle s’écria :

— Alors, comme vous le dites, c’est qu’il cache son jeu. Ah ! Il le cache bien, le misérable !

Le docteur était interloqué. L’attitude de sa visiteuse devenait une énigme.

— Écoutez, reprit Mme de La Roche Pelée, qui avait repris son calme, lors de ma première visite, je vous ai dit qu’avant une semaine je vous donnerais les preuves formelles que M. Dumoulin reçoit chez lui, chaque nuit, cette femme, cette Parisienne dévergondée qui n’est après tout, qu’une fille.

Le docteur avait retrouvé son sang-froid. Il se rappela fort à propos que le sous-préfet lui avait conseillé d’abonder dans le sens de la comtesse.

— Alors, dit-il, ces preuves ?

— Vous vous êtes encore une fois laissé abuser par ce monsieur qui ose prétendre à la main de votre fille. Je vois que je ne pourrai pas éviter le scandale public. Tant pis, c’est lui qui l’aura voulu !

Et Mme de La Roche-Pelée prononçait ces paroles d’un ton menaçant. On eut dit qu’elle essayait d’étouffer, sans y parvenir complètement, une colère furieuse.

Elle ajouta :

— Voici : vous n’avez qu’à vous trouver après-demain à deux heures du matin dans la rue du Pont-Levis, derrière la sous-préfecture. Vous n’y serez pas seul d’ailleurs. Vous m’y trouverez. Je serai là avec quelques amies… Nous veillons chaque jour depuis neuf heures du soir. Et, lorsque cette femme sortira de la sous-préfecture, je la démasquerai publiquement… vous entendez, publiquement !… Après cela, si M. Dumoulin n’est pas obligé de quitter Château-du-Lac, c’est qu’il n’y aura plus ni morale, ni justice.

« À après-demain, docteur, je compte sur vous.

— À apèés-demain, madame la comtesse. Je ne demande qu’à être convaincu et je serai exact au rendez-vous.

Lorsque le docteur eut rapporté à Edgard son entretien avec la comtesse, il observa l’attitude de son futur gendre.

Celui-ci était très calme.

— Eh bien ! dit il. Il faut être au rendez-vous. N’y soyez pas seul. Amenez quelques amis, par exemple le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien. La comtesse veut un scandale ; pourquoi la contrarier ? Nous lui donnerons son scandale, mais il y a gros à parier que c’est elle qui en fera les frais.

— Vous avez appris quelque chose sur ce qu’elle prépare ?

— J’ai appris beaucoup de choses. D’ailleurs je n’ai aucune raison de vous les cacher. Et vous garderez bien le secret, pendant deux jours, n’est-ce pas ?

— Vous pouvez être assuré de ma discrétion.

— Eh bien ! Voilà. Il est vrai que toutes les nuits, à l’aide d’une fausse clé, une femme entre et sort de la sous-préfecture par la porte de la rue du Pont-Levis.

— Ce n’est pas possible !

— C’est l’exacte vérité ! Mais vous ne vous douteriez jamais pour qui cette personne se glisse ainsi furtivement dans cette maison.

— Ma foi non.

— Pour M. Agénor Trident.

— Le petit Trident ? Moi qui le croyais le jeune homme le plus sage de la ville, au point même que je le considérais comme ignorant tout de l’amour.

Dumoulin partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! ouiche, ignorant ! Vous me la bâillez belle ! Soyez persuadé que c’est un gaillard qui ne s’embête pas !

« Il couche ici depuis deux semaines pour des raisons de service. Il n’a pas pu se passer de sa petite amie, et il n’a pas hésité à faire fabriquer — par quel moyen, je l’ignore — une fausse clé pour que sa maîtresse puisse venir le rejoindre.

« Dès que j’ai eu découvert le pot aux roses, j’ai compris. La comtesse, qui fait certainement surveiller les environs, a eu vent de l’histoire. Elle est convaincue que la dame inconnue vient pour moi. Et elle s’apprête à triompher.

« Je n’ai pas voulu la détromper. Laissons la tomber dans le piège qu’elle a elle-même tendu.

« Lorsque, dans deux jours, elle voudra, comme elle le dit, démasquer publiquement la femme qu’elle ne connaît pas, je serai là, moi aussi. Nous trouverons ladite femme dans les bras d’Agénor. Mme de La Roche-Pelée en sera pour sa courte honte ; toute la ville rira d’elle le lendemain.

« C’est pourquoi je vous dis d’amener le rédacteur en chef du Républicain castrolagunien ; il aura à écrire un bel article, qui fera assez de bruit pour que le comte soit obligé de donner sa démission de maire et de député.

Le visage du docteur s’illuminait.

— Bravo ! s’écria-t-il. Bravo !… Ça, c’est bien joué !

Et il ne vécut plus. Il attendait certainement la nuit du surlendemain avec autant d’impatience qu’Isabelle de La Roche-Pelée.

Celle-ci, avant de rentrer chez elle, était passée au bureau du Nouvelliste de Château-du-Lac. Elle avait convoqué le rédacteur en chef de l’organe conservateur pour qu’il assistât, lui aussi, au scandale.

Après quoi, satisfaite d’elle-même, elle avait regagné sa demeure.

Sitôt rentrée, elle s’enferma dans sa chambre.

Si quelqu’un avait pu alors coller son œil à la serrure, il eut été bien surpris de voir et surtout d’entendre la comtesse.

Contrairement à son habitude, elle ne s’était pas jetée sur un prie-dieu pour demander à la Sainte-Vierge de couronner le succès de son entreprise.

Elle avait rageusement enlevé son chapeau et son manteau qu’elle avait lancés sur un canapé.

Puis, dans un état de folle exaltation, elle s’était précipitée sur son lit, mordant les oreillers pour étouffer sa voix, afin qu’on ne l’entendit pas murmurer :

— Ah ! le bandit ! le misérable !… Le lâche ! Il ne veut pas la quitter, sa fiancée !… Il ne le veut pas !… Mais il ne se jouera pas de moi comme il le croit… Ce serait trop bête !…

Sa colère passée, et redevenue maîtresse d’elle-même, la comtesse se leva ; elle avait retrouvé tout son calme, c’était de nouveau la grande dame.

Elle partit cependant d’un grand éclat de rire qui jurait avec son habituelle réserve :

— Ah ! monsieur Edgard Dumoulin, dit-elle, vous vous croyez bien fort, mais je le suis plus que vous ! Ah ! si vous connaissiez entièrement le fond des choses, vous auriez trop beau jeu… Mais, voilà, vous l’ignorez… Et c’est très heureux… Allons ! Je vous apprendrai qu’on ne se moque pas impunément d’une La Roche-Pelée née de Puyprofonds.

Si la rage de la comtesse était grande, celle d’Éléonore ne l’était pas moins. La jolie fille était furieuse de ne pas avoir encore décidé son ami à quitter Château-du-Lac en sa compagnie ; et naturellement sa jalousie contre la pauvre Agnès en était encore augmentée.

Le même soir du jour où la comtesse avait rendu visite au docteur, il y eut à l’hôtel du Vieux Castel une grande scène de violence au cours de laquelle Éléonore exprimait à sa camériste Emma toute son indignation :

— Crois-tu, disait-elle, ce salaud-là qui n’a pas encore brisé avec sa petite oie blanche !… au contraire !… Monsieur veut me rouler !… Ah ! mais, s’il se figure qu’il va me mener en bateau longtemps comme ça, il ne m’a pas regardée !…

— Madame a tort de se fâcher !… Elle n’a plus que deux jours à attendre !

— Deux jours, oui, deux jours !… Après, gare la casse.