Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 35-40).

vii

La mission de confiance du jeune Agénor.


Le sous-préfet, cependant, était moins triomphant que son futur beau-père. Et il y avait de quoi. C’est que pour lui, il y avait encore quelqu’un contre qui il fallait lutter de ruse, quelqu’un qui n’était pas moins habile que la comtesse, et ce quelqu’un, c’était Éléonore.

Edgard se demanda s’il avertirait sa maîtresse du nouvel événement imprévu qui compliquait la situation. Mais, tout bien pesé, il préféra la laisser dans l’ignorance.

— Cette mâtine-là, se dit-il, elle serait capable de se compromettre exprès et d’entrer dans le jeu des La Roche Pelée pour briser mon mariage et me faire quitter Château-du-Lac.

Il réfléchit longtemps.

Une heure plus tard, il se souriait à lui-même, son esprit inventif avait trouvé une solution.

Ah ! madame la vertueuse comtesse de La Roche Pelée, vous voulez faire joujou avec moi. On s’y brûle les doigts, belle dame. Moi aussi, je sais échafauder des combinaisons.

« En même temps, je me débarrasses d’Éléonore. Elle est bien gentille, mais trop collante…

On va voir quelle diabolique idée avait germé dans l’imagination du fiancé d’Agnès.

La sous-préfecture de Château-du-Lac comptait parmi son personnel un jeune attaché, âgé de vingt ans à peine, Agénor Trident, qui était bien le jeune homme le plus timide et le plus naïf de la ville. Edgard l’avait trouvé là et l’avait gardé, parce qu’il était le fils d’un notable commerçant jouissant d’une grosse influence.

Cette particularité n’empêcha cependant pas le perfide Dumoulin de choisir ce jeune attaché comme victime expiatoire.

C’est pourquoi Edgard sonna l’huissier et lui dit :

— Faites venir M. Agénor Trident.

Quelques minutes plus tard, Agénor entrait en tremblant dans le cabinet du sous-préfet.

— Monsieur Trident, lui dit Edgard, je vous ai fait appeler parce que j’ai besoin d’un employé dévoué et sûr.

Ce préambule n’était pas fait pour enhardir le jeune attaché. Sa confusion fut telle qu’il rougit jusqu’aux oreilles.

Il balbutia :

— Monsieur le sous-préfet peut compter sur moi.

— J’espère bien que je peux compter sur vous. Je n’ai pas besoin de vous demander si vous êtes brave.

Agénor, qui tremblait comme toutes les feuilles d’un arbre, répondit :

— Je le serai s’il le faut, monsieur le sous-préfet.

— Il le faudra, car voici de quoi il s’agit. Venez avec moi dans la pièce voisine.

Et, ouvrant la porte, Edgard pénétra avec Agénor dans un petit salon attenant à son cabinet.

— Vous voyez, dit-il, le coffre-fort qui est là contre le mur.

— Oui, monsieur le sous-préfet.

— Eh bien ! Il renferme depuis huit jours des documents de la plus haute importance, des document contenant des secrets d’État. J’ai l’ordre formel de les surveiller jour et nuit. D’après les instructions du ministre un employé de confiance doit passer la nuit dans cette pièce sur un lit de camp.

« J’avais songé d’abord à y faire coucher Hyacinthe, le concierge, mais il dort trop profondément.

« J’ai pensé à vous qui êtes jeune pour cette surveillance.

— Oui, monsieur le sous-préfet.

— À partir de ce soir, et toutes les nuits jusqu’à nouvel ordre, vous coucherez donc ici.

— Oui, monsieur le sous-préfet, répéta en tremblant le pauvre Agénor.

— Vous avez à votre portée dans ce tiroir — et Edgard ouvrit le tiroir d’une petite table — un revolver chargé que voici.

À la vue de l’arme, Agénor faillit s’évanouir de frayeur.

Edgard continuait cependant :

— À la première alerte, vous n’hésiterez pas à vous en servir.

— Oui, monsieur le sous-préfet, murmura le jeune attaché.

— N’ayez aucune crainte. Au bruit de la détonation, j’accourrai vous prêter main-forte. Ma chambre est à côté.

— Oui, monsieur le sous-préfet.

— D’ailleurs, c’est l’affaire de quelques jours seulement. Un envoyé du ministre doit venir prochainement reprendre les documents précieux.

« Vous m’avez compris. Je n’ai plus qu’une chose à vous demander. Quoi qu’il arrive, gardez le secret le plus absolu sur la présence de ces documents. Pour tout le monde vous resterez ici afin de terminer un travail urgent.

« Une dernière recommandation. Pour qu’il ne soit pas dit que j’ai attendu avant d’exécuter les ordres qui m’ont été donnés, il y a déjà une semaine que vous avez commencé votre surveillance.

« C’est bien entendu, n’est-ce pas, je compte sur vous ?

Agénor, pâle comme un linge, exhala dans un souffle un dernier :

— Oui, monsieur le sous-préfet.

Le soir même, il arrivait à huit heures précises à la sous-préfecture. Edgard l’attendait et l’installa lui-même dans la chambre au coffre-fort où était installé le lit de camp dans lequel Agénor devait coucher.

Le sous-préfet était très aimable. Il offrit même à son subordonné une tasse de tilleul, afin, affirma-t-il, de lui donner le calme nécessaire en cas d’alerte.

Le malheureux jeune homme était loin de se douter de l’orage qui allait fondre sur lui.

Dans la journée, en effet, Edgard avait fait appeler la femme du concierge :

— Madame, lui avait-il dit, il faut prendre de plus grandes précautions. Vous savez que la comtesse de La Roche-Pelée est aux aguets. J’ai dû promettre de faire surveiller l’entrée de la rue du Pont-Levis. C’est vous qui en serez chargée. Vous êtes assez fine pour comprendre que demain matin vous devez déclarer à votre mari que vous n’avez rien vu d’insolite.

« Par contre, vous lui direz que vous avez distingué vers minuit des bruits de pas dans la rue et que, collant votre oreille à la porte, vous avez entendu, sans distinguer les paroles prononcées, des voix de femmes.

« Vous vous souviendrez bien de ce que je vous dis ?

— Oh ! certainement monsieur le sous-préfet. Je comprends parfaitement. Monsieur le sous-préfet veut faire croire que c’est la comtesse qui fait des manigances pour le compromettre.

— C’est cela même. Vous n’êtes pas bête.

— On me l’a toujours dit. Adrien me trouve très intelligente.

— Adrien vous trouve à son goût de toutes les façons, d’après ce que je vois.

— Dame, monsieur le sous-préfet, j’ai bien le droit aussi à un peu d’amour. Hyacinthe me délaisse complètement.

— Pauvre Hyacinthe ! À propos, vous me donnerez un petit flacon de cette potion que vous lui versez pour le faire dormir si profondément.

— Monsieur le sous-préfet veut endormir quelqu’un.

— Oui, M. Agénor Trident, pour qui vous allez dresser un lit dans le petit salon contre le coffre-fort. Mais, là aussi, il faudra être discrète jusqu’au jour où je vous apprendrai ce que vous devrez dire.

Joséphine se mit à rire :

— Monsieur Agénor !… Ah ! ah ! Par exemple, celle-là elle est bien bonne ! monsieur le sous-préfet, sauf le respect que je vous dois, vous en avez de l’astuce.

— Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vous croyez ?

— Ce que je crois ? Eh bien ! ce qui est, parbleu ! Monsieur le sous-préfet prend ses précautions pour le cas où l’on découvrirait la chose que… enfin l’histoire de la dame… Elle sera venue ici pour M. Agénor…

Edgard était étonné de se voir ainsi deviné par la malicieuse concierge.

— Bigre ! pensa-t-il, celle-ci est rouée comme tout. Il vaut mieux jouer franc jeu avec elle.

Puis, s’adressant à Joséphine :

— En tous cas, gardez bien votre langue, même à l’égard d’Adrien, n’est-ce pas ? Vous avez tout intérêt à ne pas parler, d’abord à cause de votre mari et ensuite parce que vous serez largement récompensée.

« Voici déjà un petit acompte pour vous dédommager de votre peine.

Et, sortant son portefeuille, Edgard en tira deux billets de cent francs qu’il tendit à l’amie du jeune Adrien.

Celle-ci s’en empara tandis qu’un sourire illuminait son visage :

— Oh ! monsieur le sous-préfet n’a rien à craindre. Monsieur le sous-préfet peut disposer de moi comme il lui plaira.

— C’est bien ce que je compte faire. Et surtout pas un mot, ni à Adrien, ni non plus à la dame à laquelle il ouvre la porte tous les soirs.

Quand le soir vint, tout se passa comme il était convenu.

Edgard ne quitta Agénor que lorsque celui-ci fut bien endormi.

Le sous-préfet pénétra ensuite dans ses appartements et il trouva, comme chaque nuit, la belle Éléonore dans son propre lit, plus énamourée que jamais.

Edgard se garda bien de raconter à son amie quoi que ce fut des événements de la journée. Pourtant Éléonore le questionna comme si elle avait eu vent de quelque chose.

— Tu ne redoutes rien de la comtesse ? lui dit-elle.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? Je ne redoute rien du tout. As-tu appris du nouveau ?

— Non, mais des fois, on ne sait pas. Tu as tant peur d’elle.

— Pour le moment, je crois qu’elle ne se préoccupe pas de moi.

— Ah !

— On m’a même assuré qu’elle allait quitter Château-du-Lac pour faire une nouvelle retraite dans son couvent.

— Vraiment ? Alors, tu seras bien tranquille.

Était-ce à cause des incidents de la journée, qui avaient tout de même énervé Edgard ? Toujours est-il qu’il lui sembla que son amie avait prononcé cette dernière phrase d’un petit ton moqueur.

Mais il oublia vite cette impression sous les caresses de sa maîtresse.

— Plus que cinq jours, mon chéri, tu sais, reprit Éléonore.

« Dans cinq jours expire le délai que je t’ai accordé et nous sommes de la classe tous les deux. Nous secouons la cendre de nos souliers sur le sol ingrat de Château-du-Lac. Et vive Paris et ses plaisirs !

— Sûrement, dans cinq jours tout sera réglé.

— Tu as commencé à préparer le terrain avec le docteur ? Tu es moins empressé auprès de sa fille, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire que c’est difficile. J’ai seulement annoncé que j’allais probablement être obligé de faire un séjour un peu long à Paris, appelé par le ministre.

— Ah ! Tu sais ! Ne me trompe pas ! sans ça, gare au scandale !

— Sois tranquille, ma Nonore chérie, sois tranquille… Tu verras, je te réserve une surprise.

— À la bonne heure, je t’aime, mon gros loup.

Et l’ardente fille ponctua ce serment d’un long baiser tandis qu’Edgard pensait :

— Tu parles d’une surprise ! Qu’est ce qui va se passer dans cinq jours ? C’est alors qu’il faudra tenir le coup.

En attendant, le sous-préfet tenait le coup sans aucun remords en répondant aux transports amoureux de sa maîtresse.