Éditions Prima (Collection gauloise ; no 3p. 48-53).

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Prise au piège.


Ce soir-là, lorsque Edgard vint dans sa chambre pour retrouver Éléonore, laquelle, comme chaque jour, était déjà couchée dans le lit du sous-préfet, ce dernier était encore entièrement vêtu.

— Eh bien ! lui dit Éléonore. Tu ne te déshabille pas aujourd’hui ?

— Non.

— Comment cela. Non !… Tu as encore du monde ?

— Pas du tout. Mais j’ai un travail urgent à finir. Je ne me coucherai que dans une heure ou deux. Repose-toi en m’attendant.

— Ça, ce n’est pas gentil. Tu vas me laisser toute seule.

— Voyons, grande bête, puisqu’il faut que je finisse un rapport pour le préfet.

— Oh ! Ce préfet ! En voilà un que je maudis !

— Pourquoi donc ?

— Dame ! Sans lui, sans son idée stupide de venir à Château-du-Lac, nous filerions tous les deux sur Paris.

— Ah oui ! Bien sûr ! bien sûr !…

Si Éléonore n’avait pas eu l’esprit ailleurs, elle eut certainement remarqué combien ce « Bien sûr » manquait de conviction.

Mais Éléonore, ce soir-là, avait sans doute d’autres préoccupations.

Elle dit seulement à son amant :

— Dépêche-toi de finir ce rapport pour venir me retrouver le plus tôt possible…

Et ils échangèrent un baiser… mais un baiser qui sonnait faux, si l’on peut dire.

Or, Edgard, comme bien l’on pense, n’avait aucun rapport à rédiger pour le préfet. Il passa dans son cabinet de travail, s’assit dans un fauteuil et ouvrit un livre.

Vraisemblablement il attendait quelqu’un ou quelque chose.

Disons tout de suite qu’il attendait l’heure d’agir.

Lorsque la pendule marqua une heure du matin, il se dirigea vers la fenêtre et explora la rue du regard…

Il fut sans doute satisfait de son examen, car il se frotta les mains en disant :

— Tout va bien !… Le docteur est là !

Le docteur était là, en effet, avec ses amis, attendant le signal de son futur gendre.


— Une femme en chemise ! (page 51).

Edgard murmura :

— Allons-y ! Tant pis pour Éléonore !

Il entra dans la chambre, appelant sa maîtresse :

— Éléonore ! Éléonore !

La jeune femme somnolait. Elle se dressa sur son séant :

— Qu’y a-t-il ?… C’est toi, Edgard ?… Tu viens te coucher.

— Il y a… il y a que j’ai entendu du bruit. Quelqu’un monte !

— Quelqu’un monte ?

— Oui, le concierge peut-être. Il ne faut pas que tu restes dans ma chambre.

— Par exemple, tu lui défendras bien d’entrer tout de même.

— Oui, mais c’est ce qui lui donnera des soupçons. Il vaut mieux que tu te caches un instant dans une pièce voisine.

Éléonore sauta en bas du lit. Elle paraissait perplexe, la belle Éléonore, elle était nerveuse, inquiète.

Elle courut à la porte et tendit son oreille :

— Mais je n’entends rien, dit-elle.

— Tu n’entends rien ?… Par exemple, c’est trop fort !

— Je t’assure.

Mais, traîtreusement, Edgard avait ouvert une porte. Il tourna le commutateur électrique et toute lumière s’éteignit.

— Que fais-tu ? demanda la jeune femme.

— Ce n’est pas moi !

— Comment, ce n’est pas toi ?

— Non, c’est celui qui monte.

— Mais il ne monte personne. Tu es fou ?

— Vite ? Entre là.

Et avant qu’Éléonore ait répondu, Edgard l’avait entraînée dans la pièce dont il avait déjà ouvert la porte.

— Maintenant, ne bouge plus… et tais-toi, dit le sous-préfet à voix basse.

Après quoi il s’éloigna et referma sur lui la porte à laquelle il donna deux tours de clé.

Tout d’abord, Éléonore était restée interdite, se demandant ce que signifiait l’attitude de son amant.

— Il se passe certainement quelque chose d’anormal, se dit-elle. Pourtant, il ne peut se douter de rien.

Elle chercha à tâtons le bouton électrique, l’atteignit au bout de quelques minutes et le tourna.

Lorsque la lumière éclaira la pièce, la belle Éléonore regarda autour d’elle.

Soudain elle poussa un cri :

Dans un lit dressé contre un coffre-fort, un jeune homme dormait.

Agénor — les lecteurs l’ont reconnu — se réveilla.

Il faut dire que le sous-préfet n’avait mélangé la veille aucun narcotique à son tilleul.

Agénor s’éveilla, disons-nous, et se dressa sur son séant, la bouche ouverte pour crier : Au voleur ! certain qu’on voulait cambrioler le précieux dépôt confié à sa garde.

À la vue d’Éléonore, il poussa à son tour un cri de surprise, devint rouge comme un coq et s’écria :

— Une femme !… Une femme en chemise !

Après quoi il se replongea sous ses couvertures.

Malgré les circonstances graves dans lesquelles elle se trouvait, Éléonore ne put s’empêcher de rire.

— Comment, s’écria-t-elle, je vous fais peur ?

« Vous n’avez donc jamais vu de femme en chemise !…

— Non, Madame, jamais, je le jure… Je suis un jeune homme sage…

— Vraiment ! s’exclama Éléonore…

À un tout autre moment, la jolie fille eût certainement prolongé un entretien commencé de façon aussi pittoresque.

Mais elle n’oubliait pas Edgard.

Et, tout à coup, la présence d’Agénor dans cette chambre, la précipitation avec laquelle le sous-préfet l’y avait introduite, tout cela fut pour elle comme un trait de lumière.

— Est-ce que je serais roulée ? pensa-t-elle.

Elle bondit vers la porte, tandis qu’Agénor interdit, la regardait sans oser prononcer une parole.

Mais ce fut en vain qu’elle essaya d’ouvrir.

Elle frappa, appelant :

— Edgard ! Edgard !…

Peine perdue ! Edgard ne répondit pas.

— Attendez ! dit Agénor, je connais le moyen de faire venir quelqu’un. Il y a un revolver là, dans le tiroir. Je vais tirer.

— Non. Non. Ne tirez pas !… Nous sommes tombés dans un guet-apens. Il vaut mieux essayer de nous en tirer par la ruse.

« D’abord, dites-moi, monsieur, qui êtes-vous ?

— Agénor Trident.

— Ah ! Vous êtes le jeune attaché au secrétariat du sous-préfet.

— J’ai cet honneur, oui, madame. Mais… vous-même ?

— Moi ?… Je suis l’amie du sous-préfet.

— Pas possible !…

Et le pauvre Agénor ouvrait des yeux étonnés.

— Je m’appelle Éléonore !

— Ah !

— Et pourquoi couchez-vous ici ?

— Pour garder des documents secrets qui sont dans le coffre-fort… mais il ne faut pas le dire…

— Et il y a longtemps que vous veillez sur ces documents ?

— Huit jours… c’est-à-dire, non, quinze jours, madame Éléonore.

— Voyons. Est-ce huit jours ou quinze jours ?

— Je vais vous expliquer, mais c’est un secret d’État que vous ne révélerez à personne. Il y a bien huit jours, mais le sous-préfet m’a recommandé de dire à tout le monde quinze jours.

— Ah ! le salaud ! la rosse ? le bandit ?…

— Quel est le personnage qui…

— Edgard, votre sous-préfet. C’est le dernier des misérables !… se jouer ainsi d’une malheureuse femme !… Ah ! la crapule !… Il a tout comploté de loin.

— Je ne comprends pas.

Éléonore haussa les épaules.

— Le contraire m’étonnerait ! dit-elle.

Elle s’assit sur le lit près d’Agénor tremblant.

— Écoutez, monsieur Agénor, vous êtes, j’en suis sûre, un galant homme ?

— Oui, madame Éléonore.

— Mon honneur, ma réputation sont entre vos mains. Mon sort dépend de vous.

— Comment cela ?

— Voilà : vous savez que l’on a fait courir des bruits sur le sous-préfet. Eh bien ! On n’a pas menti. Malheureusement il m’a compromise avec lui. Alors, aujourd’hui, l’infâme veut se disculper et rejeter la faute sur un autre. Cet autre, c’est vous.

Agénor était terrifié.

— Moi ! s’écria-t-il.

— Vous-même. C’est pourquoi il vous a fait coucher ici. C’est pourquoi il m’a enfermé avec vous, afin de pouvoir tout à l’heure nous faire surprendre et dire : « Voici le coupable ! C’est M. Agénor Trident ! »

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait le jeune homme.

— Oui, monsieur Agénor. Il faut prouver maintenant que vous êtes un homme.

— Je le prouverai, madame Éléonore.

— Nous n’avons pas le temps de fuir, je le crains. Par conséquent, voici ce que vous allez faire : cédez-moi votre place dans le lit.

— Dans mon lit ?

— Oui. Lorsqu’on viendra tout à l’heure, pour nous surprendre, ce qui est certainement le plan de ce misérable, je me cacherai sous les couvertures.

« Vous vous avancerez vous-même vers les personnes qui entreront et vous direz à peu près ceci :

« — Je reconnais qu’il y a une femme cachée dans cette chambre. Je vous demande seulement de respecter son incognito et de vous retirer pendant qu’elle s’habillera.

« Que M. le sous-préfet, qui sait où sont les vêtements de cette dame, les lui apporte et qu’on la laisse sortir sans rien lui demander. C’est tout ce que nous désirons, elle et moi.

— Mais si je dis cela, j’aurai l’air d’avouer.

— D’avouer quoi ?

— Que vous êtes venue pour moi ! Que je ne suis plus un jeune homme sage !… Ma réputation est perdue !…

— Vous y tenez donc tant que ça, nigaud, à votre réputation de sagesse.

— C’est que…

— Quoi ? Vous n’êtes pas une jeune fille. Pour un homme, au contraire, c’est très bien porté. On dira que vous avez eu tort de donner un rendez-vous à la sous-préfecture, mais on ajoutera : « Tout de même ce petit Trident !… Ah !… ah !… On n’aurait pas cru cela de lui. » Et toutes les femmes seront amoureuses de vous… même la comtesse.

— Vous dites ça…

— Je dis ça, parce que c’est vrai, tandis qu’une pauvre femme comme moi, pour elle c’est la honte, le déshonneur ; tout le monde me montrera du doigt…

Éléonore avait des arguments pour convaincre les hommes les plus récalcitrants.

Elle se rapprocha, féline, du jeune homme dont les idées commençaient à se troubler.

— Voyons, lui dit-elle, mon petit Agénor. Je vous prouverai ma reconnaissance comme vous ne pouvez pas l’espérer.

— Comment donc ?

— Comme cela, tiens !

Et Éléonore se jetant au cou d’Agénor, l’embrassa à pleine bouche sur les lèvres.

On à beau être un jeune homme sage et tenir à sa réputation, on a beau n’avoir jamais vu de femme en chemise, devant une telle manifestation de la part d’une jolie femme, ma foi les idées changent et on est bien excusable de cesser toute résistance.

C’est ce que fit Agénor.

Il promit tout ce qu’Éléonore voulut. Peut-être même les choses seraient-elles allées plus loin si, à ce moment, on n’eut pas frappé des coups précipités et si la voix courroucée du sous-préfet ne s’était pas fait entendre, impérative, ordonnant :

— Monsieur Trident, ouvrez immédiatement.