Les Œuvres libresI (p. 103-106).


Un Rêve[1]

Poème inédit
par
Edmond Rostand

J’étais seul, sur un grand plateau, sous un ciel sombre.
Seul au milieu des morts et des mourants sans nombre
Et des blessés criant : « Je ne veux pas mourir ! »
J’avais là des milliers de gens à secourir.
Je me tordais les mains d’être seul, si débile.
Plus d’un qui remuait devenait immobile.
Je devinais qu’ils étaient là depuis des jours,
Qu’on n’aurait plus longtemps à leur porter secours.
Je montai sur un tertre et, dans les ombres bleues,
Je vis qu’il en mourait ainsi pendant des lieues !
Et je tendais les bras vers eux tous, désolé,
Souffrant affreusement d’être en vain appelé
D’un bout à l’autre bout de ce champ de bataille !

Et j’entendais : « Un peu d’eau fraîche à mon entaille !
— J’ai soif ! viens me passer la gourde de ce mort !
— Prêtez-moi votre main pour un dernier effort !

— Du rhum ! je meurs ! — Veux-tu me cueillir une touffe
De ces fleurs ? — Ôtez-moi ce cadavre, il m’étouffe !
— À boire ! — Je m’endors, secouez ma torpeur !
— À ce vol de corbeaux, venez donc faire peur !
Elle revient toujours sur moi leur bande noire !
— Soulève-moi la tête avec un sac ! — À boire !
— Là, cherche dans ma poche un portrait effacé…
— Regarde et dis-moi donc ce que j’ai de cassé.
— Ton manteau ! — Va chercher les porteurs de civière ![2]

. . . . . . . . . . . . . . . .

— Viens retirer ma jambe, elle est sous mon cheval !

À boire ! — Hé là ! pour moi ne ferez-vous… j’ai mal !…
Ce qu’on eût fait pour vous en détresse pareille ?
— Un coup de pistolet, par pitié, dans l’oreille !
À moi ! — Non, non ! à moi ! — Je vais mourir ! — Je meurs !
À boire ! — À boire ! » Hélas ! et bien d’autres rumeurs !

Le temps passait. Les cris s’affaiblissaient. L’horrible
Était que je sentais qu’il était très possible
D’en sauver. Je pouvais en sauver deux ou trois.
Mais mon cœur ne pouvait se résigner au choix.
J’allais de-ci, de-là, ne sachant plus que faire.
Je murmurais : « Grand Dieu ! faut-il que je préfère ?
Oh ! lesquels secourir ? » Je ne décidais pas ;
Et la pitié faisait vagabonder mes pas !
Je craignais de commettre une injustice énorme.
D’en soigner un, peut-être, en voyant l’uniforme
Ami, de négliger quelqu’un des ennemis !
Pourquoi cet officier galonné, si bien mis,
Plutôt que ce soldat sans souliers et sans grade ?
J’avance brusquement, et puis je rétrograde !
Un enfant m’attendrit, — j’aperçois un aïeul !
Je pense trop à tous pour m’occuper d’un seul !

Enfin, désespéré devant la tâche immense,
Ne sachant plus par quel il faut que je commence.
Estimant qu’en sauver deux ou trois serait vain,
Je me laisse tomber sur les bords d’un ravin,
Et sanglotant, criant : « Que faut-il que je fasse ? »
Couvrant éperdument de mes deux mains ma face ? »
Je demeure écroulé, gémissant, inactif,
Désespéré.
Désespéré.J’entends un murmure plaintif.
J’ouvre les yeux. Je vois, dans l’atroce herbe brune,
Sinuer un ruisseau tout argenté de lune,
Lequel s’est, par hasard, et bien que traversant
Tous ces corps emmêlés, conservé pur de sang.
Un homme va et vient, met les genoux en terre.
Puis à ce ruisselet s’élance, désaltère
Un blessé, puis revient, trempe un linge dans l’eau
Et va panser le front d’un malheureux nouveau.

Il est seul comme moi. Que fera-t-il ? N’importe !
Il soulève des fronts, encourage, transporte,
Soigne, abreuve. Il s’est mis près du premier qui gît.
Il est seul, comme moi. Nul ne l’aide. Il agit.
Il sauve ceux qu’il peut. Les autres, s’il y pense,
Ne le distrayent pas des quelques-uns qu’il panse.
Il verse un cordial, puis prend l’air satisfait…
Comme si, dans ce mal, ça comptait, ce qu’il fait !
Et je le reconnais : c’est un être vulgaire,
Un homme, justement, que moi je n’aime guère
Parce qu’il appartient aux médiocres esprits
De qui tout ce que j’aime, ou presque, est incompris.
Sa raison est pesante, et son style comme elle.
D’où vient que ce bonhomme à mon rêve se mêle ?
C’est un simple. Toujours, j’en ai fait peu de cas.
On ne peut le ranger parmi les délicats.

Ironiques, souvent nous l’avons pris pour cible.
Il n’a pas l’âme tendre et pas le nerf sensible.
Il ne s’émeut de rien, oh ! maladivement.
Sa banale pitié n’éprouve en ce moment
Aucun des raffinés et douloureux scrupules
De la mienne. Il n’est pas l’homme des crépuscules,
Des nuances, n’a pas souffert quand je souffrais.
À deux ou trois blessés il tend son linge frais.
Ça lui suffit. Pas de regret, d’intime lutte.
Il peut agir tranquille et posé, cette brute !

Le jour vient. Plus un cri. Tous les mourants sont morts.
J’erre, et je sens en moi comme un vague remords :
Et, voyant trois soldats debout dans l’aube rose,
Je trouve qu’après tout il a fait quelque chose,
Cet homme ; et tous les morts cessent de me hanter
Lorsque j’entends les trois qui survivent chanter !
Lui, grave, les regarde.[3]
Il a, dans ses yeux gris et doux, du bonheur presque
En regardant les trois qu’il a, seul, pu sauver.

Et ce rêve, depuis m’a fait beaucoup rêver.

1894.Edmond Rostand.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Un rêve.
  1. Ce poème inédit retrouvé dans de très anciens manuscrits constitue une vraie curiosité littéraire. Quelques vers en ont été repris plus tard par Edmond Rostand, dans le cinquième acte de l’Aiglon.
  2. Ici un alexandrin manque.
  3. Ici un hémistiche manque.