L’île au Grand Puits (Farrère)

L’Île au Grand Puits

Roman inédit
par
Claude Farrère

I

L’île fut aperçue vers huit heures du matin, par le gabier Kerrec, qu’on avait envoyé aux barres de misaine, pour y faire parer une manœuvre engagée. Tout de suite le capitaine O’Kennedy, commandant la Feuille de Rose, fit avertir lord Nettlewood, propriétaire du yacht. Et lord Nettlewood monta dans l’instant sur la dunette.

— C’est quoi ? — demanda-t-il au capitaine O’Kennedy, qui avait braqué sur la terre signalée ses meilleures jumelles.

— C’est forcément Graciosa, — prononça O’Kennedy, après qu’il eut essayé de voir. (Ses yeux ne valaient pas ceux du gabier Kerrec.) Sur quoi, déférent, il ajouta :

— Si Votre Seigneurie veut voir la carte ?…

Lord Nettlewood suivit son capitaine dans la chambre de navigation. La Feuille de Rose était un yacht qui ne se refusait rien, la chambre de navigation y était plus vaste qu’il n’est d’usage, et la table aux cartes, d’un citronnier somptueux incrusté d’acajou, — comme toutes les boiseries d’aménagement du bord, — démontrait la fortune de lord Nettlewood, laquelle était royale.

— Cette île-là ? — questionna Sa Seigneurie, le doigt sur la carte.

— Oui, — répondit O’Kennedy, oui, mylord ! L’île Graciosa.

Lord Nettlewood considérait la figure de l’île, petite tache grise sur l’océan de papier blanc. Deux croix noires s’y montraient, l’une au Nord, l’autre à l’Ouest, avec, auprès d’elles, deux légendes : Le Pic, 692 m. ; et Le Puits, eau potable.

— Qu’est-ce, cette île Graciosa ? — dit encore lord Nettlewood.

— Une île très déserte, et absolument isolée, comme vous pouvez voir, mylord, — expliqua O’Kennedy, deroulant la carte dans toute sa largeur. — La côte la plus proche est à deux cents milles dans le S.-E. ; et les fonds sont si creux qu’on ne voit jamais de pêcheurs autour de Graciosa. Il s’y trouve une aiguade… Vous voyez, mylord ? Le Puits, eau potable. Les Instructions Nautiques disent même que ce puits-là est un fameux puits… puits naturel, foré en pleine lave, et dont la sonde n’a jamais trouvé le fond. L’eau, d’ailleurs, est excellente… Il y a toute chance pour que ce puits soit une des anciennes bouches du volcan.

Lord Nettlewood s’étonna :

— Il y a un volcan sur Graciosa ?

Le capitaine O’Kennedy rectifia :

— Il y a eu un volcan, mylord, autrefois. Il est éteint depuis des siècles. Mais le cratère est encore visible… tenez, sur la carte, cette autre croix… C’est ça… Le Pic, 692 m. J’ai connu un camarade qui avait débarqué là, et fait l’ascension, autrefois…

Sa Seigneurie réfléchissait :

— Vous pouvez mouiller sous l’île ?

— Non, mylord, — fit O’Kennedy, secouant la tête, — impossible ! Voyez les côtes de la carte : c’est trop accore à toucher l’île, il y a partout 200 mètres ou 300… et fond de roche… je perdrais mon ancre, à coup sûr… Mais si Votre Seigneurie veut visiter l’île, nous n’avons pas besoin de mouiller pour cela : j’abriterai le yacht sous le vent du Pic et je débarquerai la vedette, qui pourra très bien accoster… ici, par exemple… dans cette espèce de crique…

Lord Nettlewood s’était penché sur la carte :

— Oui, — dit-il.

Il se releva, sortit de la chambre, fit quelques pas sur la dunette. Le capitaine O’Kennedy le suivait respectueusement.

Sa Seigneurie vint en abord, s’accouda face au vent, et regarda au hasard.

À perte de vue, l’Océan bleu resplendissait sous le ciel bleu. Le soleil déjà haut faisait ruisseler d’est en ouest, sur toute la mer, une énorme coulée d’or fondu.

La houle creuse de l’Atlantique poussait ses lames ; et la Feuille de Rose roulait assez bas, par grands coups profonds et lents.

Lord Nettlewood se retourna vers son capitaine :

— Le roulis ne vous gênera pas pour débar quer la vedette ?

O’Kennedy allongea les lèvres, puis haussa les épaules :

— Non, mylord. Pas sérieusement. C’est plutôt pour accoster la terre que la vedette risquera d’être ennuyée, oui… parce que là-bas, ça doit déferler dur… mais dans cette petite crique, qui justement s’ouvre sous le vent, et bien abritée… ça ira.

— Eh bien ! voici, — fit le lord : — si nous pouvons toucher à Graciosa avant qu’il soit midi piqué, j’emmènerai volontiers mes notes à terre, histoire de déjeuner sur le plancher des vaches… Qu’en pensez-vous, O’Kennedy ?

O’Kennedy s’étonna :

— Mon Dieu, mylord, la chose peut se faire… et nous serons certainement sous l’île avant l’heure que vous dites… Mais, si Votre Seigneurie m’autorise… à mon goût, manger chaud vaut mieux que manger froid ; et du moment que personne à bord n’a le mal de mer, pas même les dames ?…

— J’entends bien manger chaud, à terre comme à bord, — prononça Sa Seigneurie, sèchement. — Cela donc ne fait pas matière. Gouvernez sur Graciosa. Une promenade ne sera pas désagréable. Pour le cuisinier, prévenez-le, et dites-lui mon plaisir : on servira comme d’habitude… je dis comme d’habitude, exactement !… mais à terre. Et je n’admettrai aucune excuse. Au revoir, capitaine.

O’Kennedy salua, tandis que lord Nettlewood s’en retournait vers le panneau de descente. Le capitaine, osant alors inspecter d’un coup d’œil le dos de Sa Seigneurie, constata qu’elle était montée sur le pont tout au saut du lit, et seulement vêtue d’un pyjama de tussor, avec, aux pieds, des sandales de paille japonaise.

L’île au Grand Pic et au Grand Puits, — Graciosa, — apparaissait maintenant tant bien que mal. Le capitaine O’Kennedy, pour tout dire, ne la voyait pas, ses yeux n’étant pas des meilleurs. Mais le gabier Kerrec la voyait. Et appelé à la rescousse, il la désigna d’un index affirmatif. C’était à quelque quatre quarts par bâbord devant. Et le vent soufflait de tribord : une petite brise de quatre mètres, qui gonflait joliment la haute voilure du yacht. La Feuille de Rose était gréée en trois-mâts pieu, et portait pour l’heure à peu près toute sa toile, sauf les flèches et le clin foc. Le capitaine O’Kennedy « arriva » donc de quatre quarts, et fit choquer ses écoutes. Sur quoi la Feuille de Rose allongea l’allure, cependant que l’eau, tranchée par l’étrave, écumait en frissonnant tout le long de la coque.

II

La cloche du bord ayant piqué six, — soit, en langage de terriens, onze heures du matin, — la Feuille de Rose fut dans les eaux de l’île, et la rangea d’assez près. Lors, les hôtes de lord Netlewood parurent, et commencèrent d’échanger les salutations matinales, tout en considérant, non sans curiosité, la haute falaise volcanique de Graciosa, qui défilait maintenant, à contre-bord du yacht.

Vint d’abord le prince Alghero, qui avait cinquante ans, et que lord Nettlewood aimait de prédilection, parce qu’ils étaient l’un et l’autre également grands seigneurs, quoique l’un fût puissamment riche, et l’autre fort gueux. De quoi résultait d’ailleurs que, si Nettlewood, multimillionnaire, chérissait Alghero, parasite, Alghero chérissait moins tendrement son hôte et bienfaiteur.

Vinrent ensuite, ensemble le peintre espagnol Juan Bazan, un peu plus âgé que n’était le prince italien, et le comte français Henry de la Cadière, beaucoup plus jeune : La Cadière n’avait pas trente-cinq ans, et n’en paraissait pas vingt-cinq. Suivit l’honorable Reginald Ashton, qui n’avait point d’âge, et jouait avec une correction parfaite, — en apparence, — les maris parfaitement insignifiants. Reggie Asthon jouait encore, mais seulement pour l’usage de lord Nettlewood, les confidents discrets ; les complaisants aussi. Derrière lui les dames se montrèrent, en groupe : Mme d’Aiguillon, la marquise douairière, affolée de voyages et d’exotisme ; Mme de Trèves, la toute petite comtesse bébé, que son mari nommait la Punaise, parce que sa poitrine n’avait pas encore poussé… (elle s’en vengeait en le nommant, lui, le Pou ; et ils étaient d’ailleurs le plus amusant ménage, fort épris, — tout le monde le jurait, — mais en querelle éternelle ; et n’ayant pas, à eux deux, quarante ans additionnés). Enfin, bonnes dernières, Mrs Ashton, qui s’appelait Grace, et méritait son nom, vint au bras de Mme Francheville, qui s’appelait Germaine, mais qui eût dû s’appeler Beauté. Ces deux dames, différemment mais également séduisantes, constituaient la principale gloire du yacht et le principal orgueil de lord Nettlewood. Et, rivales d’esprit, de charme et de jeunesse épanouie, — trente ans chacune, de l’aveu de toutes leurs amies, — elles l’étaient encore, chuchotait la chronique, de plus d’une autre façon. Il n’empêchait que, irréprochablement élevées toutes deux, elles attrapaient au vol, en toutes circonstances, avec une adresse et un à-propos exquis, les occasions de se prodiguer l’une à l’autre prévenances, attentions, gentillesses et sourires, — comme faisaient au temps jadis les chevaliers des tournois, luttant toujours à armes courtoises, — luttant tout de même, d’ailleurs, et luttant sans pitié… C’était d’ailleurs le plus charmant spectacle, que voir ainsi, côte à côte, la toute belle Germaine Francheville, qui était brune, alerte et fine, et la toute gracieuse Grace Ashton, qui était blonde, langoureuse et délicate…

C’était aussi le plus charmant spectacle que contempler, par delà la rambarde de chêne poli, par delà les profondes lames qui s’enroulaient, paisibles, sur la mer lisse, la fière falaise de l’île au Grand Pic et au Grand Puits, d’instant en instant plus proche… Au-dessus de l’eau bleue, frangée d’écume blanche, surgissait une formidable muraille fauve, hérissée d’étranges blocs noirs. Cela montait droit, d’un seul jet, jusqu’en plein ciel. Et le Pic, masqué maintenant par cet écran coulé en lave, ne s’apercevait plus. Tout cela, certes, eût pu sembler un peu bien farouche, si le soleil splendide des Tropiques ne l’eût noyé de lumière vive, et si tant et tant d’or n’eût ruisselé du ciel sur la mer et sur l’île. Il semblait qu’on regardât quelqu’une de ces images pieuses que vénèrent les Orthodoxes icônolâtres, quelqu’une de ces images, où tout est doré, personnages, décors, lointains fonds !

— Comme c’est délicieux ! — s’était tout de suite exclamée Mrs Ashton.

Et Mme Francheville, penchant vite la tête de côté, comme pour mieux admirer, ensemble, et la vue délicieuse, et sa délicieuse amie :

— Et comme c’est fait exprès pour vous encadrer, petite merveille que vous êtes ! — s’écriat-elle, absolument sincère et ravie.

À quatre pas d’elles deux, le comte de la Cadière, qui les admirait, leur fit un grand salut à toutes deux, avant de leur venir baiser la main, à l’une et à l’autre.

III

Le yacht de lord Nettlewood avait quitté Cowes, trois semaines plus tôt, à destination du Ferrol, de Cadix, de Funchal, de Las Palmas, de Santa Cruz et de La Praya. Croisière d’automne. Il est courant, en effet, qu’en septembre le Golfe de Gascogne est moins féroce qu’à l’ordinaire, et qu’en octobre on retrouve, au sud de Gibraltar, la chaude saison juste évadée d’Europe. Lord Netlewood, qui ne l’ignorait pas, avait ainsi choisi l’époque d’emmener une dizaine d’amis visiter les archipels de l’Atlantique africain. Pittoresque promenade, dont personne à bord n’était encore las. même après trois semaines. Pour tout dire, la mer est un merveilleux refuge pour quiconque a connu sur terre des heures trop pleines d’ardeurs et trop lourdes de soucis. Or, les hôtes de lord Nettlewood avaient eu, tant de ceux-là que de celles-ci, plus que leur compte, avant de se réfugier, pour y trouver paix et repos, à bord de la Feuille de Rose.

Car, sans même parler de Mmes Francheville, Ashton, de Trêves, voire d’Aiguillon, desquelles il sied de parler avec discrétion… comme de toutes femmes : secrets féminins ne peuvent être que secrets d’amour ; et secrets d’amour se dévoilent d’eux-mêmes ; à quoi bon, par conséquent, les dévoiler ? Ce serait pis qu’abominable : naïf !… Sans donc parler des dames que j’ai dites, la Feuille de Rose abritait dans ses logis, délicatement confortables, force gens à qui repos et paix n’étaient point superflus…

N’y avait-il pas en effet, d’abord et surtout, lord Nettlewood lui-même, qui, propriétaire de quinze ou vingt journaux anglais et propriétaire aussi de quinze ou vingt domaines d’Irlande, voyait la crise politique du moment compromettre le plus dangereusement du monde la vente de ses papiers et le rendement de ses terres, c’est-à-dire ses revenus les plus opulents ? Et n’y avait-il pas aussi l’honorable Reginald Ashton, dont toute la fortune était placée selon les directives de lord Nettlewood, afin qu’elle rendît du 15 0/0 et non du 5 ? N’y avait-il pas, enfin, le comte français, Henry de la Cadière, dont les ambitions politiques étaient notoires, et qui, depuis son ralliement éclatant à la République, était en butte aux attaques dépitées de tout son ancien parti, le monarchiste, et aux défiances sournoises de son parti nouveau, le radical ? N’y avait-il même pas le pauvre comte de Trêves, que sa femme, Arménienne d’origine, avait persuadé jadis de s’inscrire à la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen Arménien, et qui s’apercevait peu à peu, quoique n’ayant que de faibles lueurs sur la vérité des choses orientales, de l’iniquité d’une cause qu’il s’était bien légèrement obligé à défendre ? Tout cela, sans préjuger du cas de Juan Bazan, peintre espagnol, et de Carlo Alghero, prince gênois, lesquels s’efforçaient aux yeux du monde d’avoir l’air, celui-ci, d’admettre contre les préjugés ancrés de toute sa race « noire » la déchéance irrémédiable des papes souverains de Rome, et celui-là, de reconnaître contre la foi carliste de tous ses ancêtres, la légitimité absolue de don Alfonso, treizième du nom, roi des Castilles, de Léon, de Navarre et d’Aragon ? À tous ces gens qui s’en allaient ordinairement par des routes que n’approuvaient ni leurs vrais intérêts, ni leurs scrupules de conscience, la mer était un favorable prétexte à oubli. Et c’était la plus amusante réduction du monde, tel que l’a recréé le mensonge social, que cette Feuille de Rose, habitat d’une sélection de gens que leurs goûts, leurs affinités et leurs instincts avaient groupés, pour une saison, hors ce mensonge social qui était leur vie courante, voire leur raison de vivre…

Hors ce mensonge ?… Au fait… non !

Le mensonge social avait embarqué, lui aussi, à bord de la Feuille de Rose ! et, cela, dès la première heure. En vérité, comment n’en eût-il pas été ainsi ? Dans ce décor infiniment luxueux, le plus luxueux des décors, — un yacht de milliardaire ! — comment des hommes eussent-ils oublié que l’armature du monde social est une armature d’argent, et que nos servitudes réciproques ont mis à la bouche de l’humanité un mors qui étincelle, mais qui, tout de même, est le plus brutal, et le plus rudoyant ?

Ainsi s’en allait… non pas au gré des vents, car le vaisseau à voiles sait, plus intelligemment que le vaisseau à vapeur, réagir contre les forces brutes qui l’entourent, mais au gré de ceux qui le menaient, lesquels étaient menés par d’autres forces, impondérables… ainsi s’en allait vers sa destinée le yacht de lord Nettlewood… Ainsi s’en allait-il, de Funchal la Madéroise à la Luz des Canaries, — quand, ce matin d’octobre 19… Graciosa, surgissant de l’horizon rond, l’avait happé au passage. Et, docile au Destin, la Feuille de Rose maintenant se hâtait vers son mouillage… je veux dire vers le point de la carte où elle devait, sans mouiller, stopper et débarquer sa vedette : à savoir, la petite crique de l’île au Grand Pic et au Grand Puits, dite Graciosa…

IV

— Eh bien ! — proclama Germaine Francheville, rendant au comte de la Cadière ses jumelles marines, — mon opinion est faite : cette petite crique est adorable. Et je découvre un véritable sentier qui, parti du bord de l’eau, s’élève très confortablement jusqu’au plus haut de la falaise, c’est-à-dire jusqu’à l’intérieur de l’île. Rien ne sera donc plus facile, comme vous le désirez, lord Nettlewood, que de grimper par là, nous, nos gens et nos provisions. Nous déjeunerons donc tout à l’heure au pied même de ce Grand Pic dont on voyait naguère la cîme par-dessus les nuages !

— Il n’y avait pas de nuages, — fit observer la petite comtesse de Trêves, innocente.

— C’est une manière de parler, — expliqua Mme Francheville, condescendante.

— Et d’ailleurs, s’il n’y en avait pas, il y en a — constata Henry de la Cadière, péremptoire. (En toutes circonstances, celui-ci s’efforçait à soutenir les faits et dits de Germaine Francheville. À telles enseignes que Mrs Ashton en concevait parfois, — mais secrètement, — une humeur qui ressemblait parfois à de la jalousie.)

Par le fait, l’horizon du Sud-Est, c’est-à-dire l’horizon sous le vent, quoiqu’ayant été jusqu’alors, comme tout le reste du ciel, du bleu le plus azuré, commençait dès ce moment, à s’obscurcir ; — comme si des nuages méchants, et rebelles à toutes les lois normales, se fussent fait un jeu baroque et difficultueux de remonter contre la brise, et d’envahir le firmament précisément du côté opposé à tout ce qu’on eût pu raisonnablement attendre.

Les courants aériens d’en haut n’allaient donc pas comme les courants aériens d’en bas… Et peut-être y avait-il tourbillon ?…

— Heu ! — prononçait dans le même temps le capitaine O’Kennedy, parlant sur son banc de quart, et pour soi seul, — heu !… M’est avis qu’il vaut mieux débarquer la vedette tout de suite et qu’il vaudra mieux la rembarquer avant la Saint-Glinglin : rapport que le temps changerait, d’ici qu’il soit l’âge d’un cochon de lait, sans que j’en fusse outrancièrement surpris, nom de Dieu ! J’oserais même jurer que la journée ne s’achèvera pas comme elle commença… oui, j’oserais même en jurer, nom de Dieu ! si je n’étais point un franc presbytérien, et si ma secte ne m’interdisait expressément de jamais jurer, n’importe quand, comment, pourquoi ni parce que, nom de Dieu !

V

Le flirt de Germaine Francheville et d’Henry de la Cadière avait commencé trois semaines plus tôt, le soir même de l’appareillage du yacht de lord Nettlewood, hors les passes de Cowes.

Henry de la Cadière, depuis je rie sais combien d’éternités, — mettons six mois, ou dix, ou huit trois quarts, si vous avez le goût de l’exactitude, — était l’amant attitré, le patito ?… comme on dit en Italie, — mais le patito recompensé, — de Mrs. Ashton… Le patito ?… Au fait, pourquoi pas ? La Feuille de Rose eût-elle pas pu s’appeler Cosmopolis ? France, Angleterre, Italie, Espagne, — la moitié de l’Europe n’y figurait-elle pas, et fort avantageusement ? Mrs Ashton avait donc jadis rencontré La Cadière à Cannes, durant un carnaval, et leur liaison s’y était assez promptement nouée. Mrs Ashton, quoique du monde le plus correct, était de ces Anglaises qui jugent volontiers pervertie la société parisiene, et qui, d’autre part, en bonnes voyageuses qu’elles sont, ne dédaignent pas de se conformer aux mœurs supposées des pays qu’elles hantent. Vertueuse à Londres, Mrs Ashton avait donc estimé convenable de l’être moins à Cannes. Et c’avait été pour le plus grand profit du comte de la Cadière. Ainsi, voilà pour eux, pour dire comme les conteurs arabes d’autrefois.

Le plus singulier d’une intrigue commencée de la sorte, à peu près sous le masque, et entre deux partenaires qui s’étaient vus pour la première fois dans une redoute et pour la seconde fois à une bataille de fleurs, c’est que cette intrigue avait duré. Le même carnaval n’en avait point vu le commencement et la fin. Tout au contraire, Henry de la Cadière et Grace Ashton, s’étant rencontrés et pris tout à fait par hasard, s’étaient tout de même liés l’un à l’autre assez durablement. Pour tout dire, ils en avaient eu quelques bonnes raisons, s’étant découvert réciproquement beaucoup de goûts, beaucoup d’idées et surtout beaucoup de défauts, voire de menus vices communs, et s’étant d’abord reconnus l’un et l’autre d’éducations pareilles et de races égales. Point n’en faut davantage, le plus souvent, pour changer en douce et forte habitude ce qui n’avait été dans l’origine qu’un caprice partagé. Ainsi s’étaient donc liés la toute exquise Mrs. Ashton, qui comptait parmi les perles les plus fines de laseason de Londres, et le très élégant comte de la Cadière, dont tous les journaux mondains de Paris signalaient avec religion les moindres déplacements et villégiatures. Et Paris, comme Londres, vite et dûment avertis de ladite liaison — très seyante, à la vérité, en nos époques d’ententes cordiales, — l’avaient fort approuvée, voire servie.

Il n’empêche qu’au soir même de l’appareillage de la Feuille de Rose hors les passes de Cowes, Henry de la Cadièrè s’était pris à flirter avec Germaine Francheville. Et, si Mrs. Ashton l’avait vraisemblablement trouvé mauvais, elle avait eu grand soin de n’en rien laisser voir, prouvant ainsi qu’elle était femme de bon goût et femme de bonne tête. La jalousie, pour retenir l’amant le plus incertain, fut toujours la plus déplorable tactique, et n’a jamais servi qu’à lasser la patience des hommes, en excitant leur fatuité. Or, face à face avec Germaine Francheville, Grace Ashton n’avait certes aucune faute à commettre, même légère. Car, en cette escrime raffinée qu’est le flirt, toute Française qu’elle était, Germaine Francheville n’eût trouvé son maître ni à Londres ni à New-York. Et Dieu sait si l’on y sait flirter plus hardiment qu’à Paris !

Mme Francheville, veuve à vingt ans, n’avait jamais daigné se remarier. Très jolie et très riche, elle avait jugé superflu d’aliéner la moindre part d’une liberté que la société moderne mesure aux femmes mariées comme aux jeunes filles, mais prodigue aux veuves autant qu’aux divorcées. À cet égard, Mrs. Ashton, d’ailleurs, ne le cédait à sa rivale qu’en apparence, l’honorable Reginald Ashton n’ayant jamais pu passer nulle part, même s’il l’eût souhaité, pour un mari encombrant. Malgré quoi, Grace Ashton, toute libre qu’elle fût dans tous ses mouvements, n’avait su s’opposer au flirt naissant de Germaine Francheville et d’Henry de la Cadière.

Et celui-ci pourtant n’était nullement las de sa maîtresse. Il n’en avait pas moins divisé ses soins entre l’avenir et le présent. Hélas ! telles sont les fragilités amoureuses de toute la gent humaine ! Las, mon Dieu ! quoi de mieux quand on y songe, pour nous distraire des cheveux blonds, — voire, pour nous les embellir, que les cheveux noirs ? Grace Ashton était dorée comme une moisson, et Germaine Francheville si brune qu’en la regardant on songeait à l’encre frais versée d’un encrier sur une feuille de papier rose. Tout cela, pour excuser le comte de la Cadière. Si tant est qu’un chasseur d’à peine plus que trente ans ait besoin d’excuse pour courir deux biches à la fois.

Du reste, en l’occurrence, la biche blonde était forcée depuis beau temps. Mais la biche brune continuait d’aller d’un pied leste, et quoique peu à peu pressée par le chasseur, le défiait encore assez allègrement.

VI

— À débarquer la vedette ! — avait commandé Patrick O’Kennedy, capitaine du yacht.

— Hûûûitt ! — avait répliqué du plus aigu de son sifflet d’argent le gabier Kerrec, pour l’heure maître de quart.

Et la bordée tribord s’était ruée à la manœuvre.

Le yacht roulait assez bas. Par chance, comme l’avait dit naguère le capitaine O’Kennedy, parlant à lord Nettlewood, personne à bord ne souffrait du mal de mer ; et les dames mêmes, confortablement arc-boutées aux rembardes, considéraient en toute paix de corps et d’esprit l’opération délicate à quoi s’appliquait pour débarquer la vedette du yacht, les tribordais de la Feuille de Rose.

Les bossoirs avaient pivoté, les sangles étaient largues. Les garants, correctement tournés autour des poupées du treuil électrique, se déroulèrent. En fin de compte la lame, qui se gonflait au flanc du yacht, vint effleurer de son dos la quille de la vedette presque amenée. Et le capitaine O’Kennedy cria : « Lâche tout ! » Ce qui fut fait. Alors, libre et flottant sur la crête des vagues, la vedette s’écarta tout de suite du bord, pour éviter d’y être tassée, écrasée peut-être, et attendit, son hélice tourbillonnant par intervalles, le bon plaisir de lord Nettlewood et de ses hôtes. Ce ne fut pas longtemps.

La cloche avait « piqué huit » : midi. À la coupée, dont on venait d amener l’échelle, quatre grands paniers, voilés de serviettes blanches, attendaient aussi, comme la vedette.

— Embarquez d’abord tout le matériel avec tous les gens d’office, — ordonna lord Nettlewood, et nous embarquerons nous-mêmes ensuite. Don Juan, que pensez-vous de ce tableau ?

Il montrait Graciosa et sa crique, distants d’à peine un quart de mille ; et il les montrait à Juan Bazan, le peintre espagnol, qui s’approchait de la coupée, ses jumelles à la main.

Or, Juan Bazan, qui était d’humeur caustique, et qui se piquait d’indépendance, répliqua tout de suite, assez ironiquement :

— Mylord, c’est plus haut que votre falaise de Galloway. Mais j’ose dire que ce n’est pas plus riche.

Tant soit peu vexée, Sa Seigneurie fit demi-tour, et n’insista pas.

Lord Nettlewood comptait parmi les plus opulents propriétaires d’Irlande ; parmi les plus durs aussi. Ses ancêtres y avaient gagné des biens immenses, aux temps rouges d’Elisabeth et de Cromwell. Par la suite, ils s’y étaient maintenus, à force de rigueurs et de sauvageries, à force d’hypocrisie aussi, jetant le nom de rebelles et le nom d’anarchistes à ces paysans irlandais, dépossédés de leur propre patrie, dépossédés de leurs biens par-dessus le marché, et dont on arrachait les humbles toits quand la grêle, l’usure ou l’oppression anglaises, ayant définitivement ruiné Paddy, Paddy ne pouvait plus payer impôts ni redevances. Seulement, des toits arrachés n’engendrent pas la prospérité sur une terre. Et rien n’était plus misérablement pauvre, sur toute la planète ronde, que les domaines irlandais de lord Nettlewood.

Un peu plus tard, dans la vedette qui avait enfin poussé du yacht, le prince Alghero qui regardait le sillage, releva tout à coup la tête pour demander à lord Nettlewood :

— Au fait, mon noble ami, avez-vous capté le sans-fil de Reuter, ce matin ? Quelles nouvelles ?

— Rien d’Italie, — répondit le lord, — mais les plus déplorables renseignements sur les récents troubles d’Irlande. Quand ces malheureux du Sinn Fein comprendront-ils que l’Angleterre est leur vraie et seule mère de cœur et d’origine, et que tout attentat contre elle tient à la fois de la démence, du sacrilège et du nihilisme ?

Le prince Alghero, souriant à l’italienne, d’un sourire tout courtois, mais tout secret, ne répliqua pas un mot. Ce fut le peintre Juan Bazan qui, ayant considéré assez ironiquement le noble lord, son hôte, lança cette réflexion comme a parte :

— Nihilisme, sacrilège et démence… C’est bien ce que je me disais à moi-même, tout en réfléchissant aux économies irlandaises… À telles enseignes que je n’oserai jamais vous demander, mon cher lord et ami, quel intérêt ont les Anglais, propriétaires de domaines royaux dans la Verte Erin, à désespérer, comme de parti pris, au lieu de les aider, au lieu de les favoriser, les naturels du pays, tenanciers héréditaires des dits domaines, et facteurs directs de l’opulence desdits propriétaires anglais…

Mais lord Nettlewood le regarda sévèrement :

— Quel intérêt ?… Mais nul autre, mon illustre ami, que celui d’une civilisation supérieure et d’une humanité agrandie !

— Ainsi soit-il ! — confirma froidement don Juan Bazan, qui se proclamait volontiers élève de Francisco Goya, et qui, comme tel, savait ce qu’humanité et civilisation veulent dire.

VII

Maintenant, dans la vedette qui faisait route droit sur l’entrée de la crique, ils étaient tous assis, les hôtes de lord Nettlewood, avec lord Nettlewood lui-même : Mmes d’Aiguillon, Ashton, Francheville, de Trêves ; MM. de la Cadière, Bazan, Ashton, de Trêves et le prince Alghero. Et déjà la terre approchait tellement que le patron de l’embarcation s’était haussé sur la pointe des pieds, pour choisir mieux à l’aise son point d’atterrissage.

Tout le monde, d’instinct, se taisait. À l’avant de la vedette, l’un des deux brigadiers plongeait par intervalles une longue gaffe dans l’eau, en manière de coup de sonde. Et jamais le fer de la gaffe n’avait encore touché le fond, tant la falaise de l’île s’enfonçait verticale dans la mer, et tant Graciosa jaillissait hors l’abîme énorme de l’Atlantique comme jaillit du sol une colonne ou un pilier.

— Attention devant ! — commanda, bref, le patron de la vedette.

On venait de doubler le promontoire nord, qui fermait l’entrée de la crique, laquelle n’était pas profonde de trois cents mètres. Et la vedette piquait maintenant vers le creux de la petite baie, plutôt pareille, de par l’étrange et raide hauteur de son littoral, à quelque fiord des mers Scandinaves. Là-bas s’offrait, en manière de débarcadère, un éboulis de rocs dont les plus bas avaient roulé jusque dans la mer. Une crique s’arrondissait, bordée de pierres plates, et n’importe qui d’à peu près agile pouvait sauter facilement sur ces pierres. C’est de là que partait le sentier naturel tout à l’heure aperçu par Mme Francheville, lequel sentier, s’élevant tout le long de l’éboulis, atteignait au plus haut de la falaise même et permettait d’accéder à l’intérieur de l’île au Grand Puits.

La vedette approchait du débarcadère supposé. Et le patron, parmi le silence respectueux des passagers, qui n’avaient garde de troubler la manœuvre, ordonnait l’atterrissage :

— Stop !… En arrière !… Les gaffes ! Stop !… Accoste l’arrière !

Comme les brigadiers s’affairaient, il questionna :

— Sondez voir le fond ?…

— Pas de fond ! — répondit l’homme de tribord, après avoir vainement tâté, du bout de sa gaffe, lancée droit, la profondeur de l’eau, merveilleusement bleue.

— C’est un gouffre ! — prononça, mi-haut, mi-bas, lord Nettlewood.

Un petit rire fusa. L’honorable Reginald Ashton, discret et secret, se réjouissait en soi-même. Et sa femme, curieuse, s’en étonna :

— Reggie, cher ! pourquoi êtes-vous si gai ?

Mr. Ashton considéra Mrs. Ashton :

— Je pense, Grace, chère… je pense au Grand Puits, qui est dans cette île…

— Est-ce si drôle ?

— Eh ! oui… parce que vous avez entendu notre noble ami, lord Nettlewood : il pense que cette île au Grand Puits est érigée au-dessus d’un gouffre véritable.… donc, que l’eau de la mer, — l’eau salée, — entoure les bases de l’île, les fondations, si j’ose dire, jusqu’à je ne sais quelles profondeurs… l’abîme de l’Apocalypse, chère !… songez-y… Or, d’autre part, le capitaine Patrick O’Kennedy, Dieu le sauve ! m’a dit tout à l’heure, et vous a dit à vous-même, devant moi, que cette même île enferme un puits d’eau douce, donc, un puits qui ne communique pas avec l’eau salée de la mer… et que ce puits est si profond qu’on n’a jamais pu le sonder jusqu’au bout… tellement que ce puits s’appelle le Grand Puits, et que l’île en a tiré son surnom…

— Oui dà ? Eh bien donc ? c’est cela que vous trouvez risible ?

— En vérité, c’est cela même ! affirma Mr. Ashton, qui ne riait plus que du bout des lèvres : parce que j’ai songé tout à coup qu’un tel grand puits pouvait bien être, Dieu nous sauve ! le propre Grand Puits de la Vérité !

— Ho ! — s’exclama la toute gracieuse Grace Ashton, qui ne s’attendait à rien de pareil.

— Quand même ? — fit observer sur-le-champ le comte Henry de la Cadière, lequel considéra l’honorable Reginald Ashton avec plus d’attention que la frivolité du propos n’en semblait nécessaire : — quand même la Vérité sortirait-elle de ce Puits, cher monsieur… et sortirait-elle même toute nue ?… qu’aurions-nous à en craindre, nous, honnêtes gens, tous tant que nous sommes ?…

— Rien, certes ! — protesta Reginald Ashton. — Mais je pense, ce néanmoins, que la Vérité toute nue n’est pas bonne à regarder par de simples hommes, comme nous voilà… et, peut-être, son Puits non plus…

VIII

Sur le sentier qui escaladait la falaise, les hôtes de lord Nettlewood s’espaçaient à la queue leu leu. Avaient sauté à terre, les premiers, Mme et M. de Trêves ; puis, les suivant, Mmes Ashton et Francheville, à qui s’étaient empressés d’offrir la main MM. de la Cadière et Ashton.

Déjà le ménage de Trêves s’éloignait, courant à toutes jambes, et gagnant vers le sommet de la falaise. Derrière lui s’en vinrent, fort légèrement aussi, Mrs. Ashton, qui s’appuyait parfois sur le bras d’Henry de la Cadière ; puis Mme Francheville, avec l’honorable Reginald Ashton. Or, ceux-ci demeurèrent en arrière, tandis que ceux-là gagnaient de l’avant, sur les traces des premiers débarqués, qui atteignaient déjà le plus haut du sentier.

— Mr Ashton, — déclara, toute souriante, Germaine Francheville, — nous n’allons pas, vous et moi, gambader comme ces enfants-là ? Soyez persuadé que je suis d’avance très lasse.

Mr. Ashton, très courtoisement, s’arrêta net, et ne donna qu’un coup d’œil en avant.

— Vous cherchez Mrs. Ashton ? — demanda Mme Francheville, innocente. — N’ayez crainte pour elle ! M. de la Cadière est là pour l’aider, s’il est besoin…

— C’est vrai, — répondit, très rassuré, Reginald Ashton. — Et, d’ailleurs, les Trêves sont devant eux.

Mme Francheville considéra son cavalier :

— Vous n’êtes pas jaloux, j’imagine, cher monsieur ?

— Dieu non ! — protesta Reginald Ashton : — pas plus que vous ne fûtes jamais, vous, chère madame, jalouse !

— Pas très civilisée, la jalousie ! — conclut Germaine Francheville, dédaigneuse.

Elle s’était assise sur un banc de roc. Elle se releva, sans hâte, mit une main sur l’épaule de Reginald Ashton ; et tous deux, à petits pas, commencèrent de grimper le sentier.

Un quart de mille plus loin, on débouchait entre deux blocs de lave, plantés obliquement, sur un plateau très vaste et très nu. La Cadière et Mrs. Ashton, la main dans la main, y parvinrent ensemble, et seuls : loin devant, la petite comtesse de Trêves et son mari s’en allaient, courant toujours ; loin derrière, le reste de la société s’essoufflait. Mrs. Ashton, alors, vérifia d’un coup d’œil cette solitude, et s’arrêta. Les deux blocs de lave la cachaient absolument à tous regards venus de n’importe où. Elle attira brusquement à soi Henry de la Cadière et lui prit, hardiment, un baiser bouche à bouche.

— Henry, — murmura-t-elle, très passionnée, — dites que vous m’aimez ! dites que vous n’aimez que moi !

Henry de la Cadière, très passionnément aussi, rendit baiser pour baiser. Puis, riant à sa maîtresse :

— Certes, — dit-il, taquin, — je ne dirai rien de pareil ! je ne vous aime pas du tout, absurde chérie que vous êtes ! et j’irai plus loin : j’en aime peut-être beaucoup d’autres !… Qui sait ?…

Leurs bouches se mêlèrent encore. Contente du geste, sinon des mots, Grace Ashton n’insista pas davantage. D’autant que des pas résonnaient dans le sentier, derrière les grands blocs. On marchait assez bruyamment, et on parlait fort. Germaine Francheville parut dans l’instant, précédant Reginald Ashton.

— Oh ! — fit-elle, comme toute surprise de se trouver si près de La Cadière et de Grace Ashton : — vous étiez là, tous deux ?

— Nous vous attendions, — affirma La Cadière, qui riait toujours.

Et comme le plateau de l’île, sur lequel tous marchaient maintenant, n’était rien moins qu’uni, Mrs. Ashton, pour ne pas trébucher, prit le bras de son mari, tandis que Mme Francheville, laissant Mr. Ashton à sa femme, sollicitait l’aide du comte de la Cadière

IX

Du plateau, l’île se découvrait assez largement et la vue s’étendait sans obstacle, à peu près de tous côtés, sauf toutefois vers l’horizon au sud, que le Pic masquait entier, de sa haute silhouette aiguë. Le coup d’œil était donc vaste, mais monotone, car ce n’était, de l’ouest à l’est — en passant par le nord — que laves brunes et sables gris. Pas un arbre, pas un buisson, pas un cactus. Pas une motte de terre où la moindre graine eût germé ; donc, pas un brin d’herbe. Des roches, des roches, des roches. Et, sur leurs arêtes nettes, le brutal soleil des Tropiques, le Tout-Puissant. Une chaleur frémissante jaillissait de tout ce désert torréfié. Et l’on voyait partout l’air vaciller, au contact des pierres brûlantes, comme il vacille au-dessus d’une cheminée d’usine allumée.

Le Pic, lui, se perdait en plein ciel, formidable. Une réplique, — rapetissée, énorme tout de même, — du Pic de Ténériffe, la montagne du monde qui fit toujours l’effet d’être la plus haute. Cela montait tout droit, cône d’ombre sur fond d’éblouissante clarté. Et rien d’autre, nulle part, que ce bouillonnement de l’air sur ces laves et sur ce sable, et que ce Pic dardé droit parmi tout cet air bouillonnant.

X

Lord Nettlewood, qui maintenant guidait la caravane des promeneurs, hésita d’abord dans le dédale des coulées de lave, qui, serpentant au flanc du Pic par longs ruisseaux pétrifiés, s’enchevêtraient bizarrement les uns dans les autres, au pied du grand cône. Mais bientôt lord Nettlewood n’hésita plus. Un bizarre entassement de blocs cyclopéens s’étageait, en contrebas de la coulée la plus large. Et une façon de caverne, point très profonde, mais assez large et assez haute, s’ouvrait entre ces blocs entassés. Là, sitôt le seuil franchi, une fissure géante coupait le sol. Et c’était l’orifice d’un véritable abîme dont le fond ne s’entrevoyait même pas : le Puits.

Toute la compagnie s’était arrêtée net. Derechef, le petit rire de Reggie Ashton chevrota, parmi l’écho des basaltes amoncelés :

— Le Puits de la Vérité !

Quelqu’un murmura :

— On dirait qu’elle va surgir soudain…

La petite voix de Mme de Trêves s’éleva. Mme de Trêves parlait à son mari. Elle lui dit :

— Pou ! si la Vérité sort, crois-tu qu’elle sortira toute nue ?

Grace Ashton qui était à droite d’Henry de la Cadière, lui glissa, tendrement, dans l’oreille :

— Chéri ! la Vérité toute nue ?… crois-tu qu’elle me ressemble ?

Cependant que Germaine Francheville, qui était à gauche d’Henry de la Cadière, lui soufflait, lestement, dans l’oreille aussi, dans l’autre :

— Chéri ! ia Vérité toute nue ?… crois-tu qu’elle ait une jolie poitrine ?

Or, s’il était une chose à peu près inconnue de tout le monde, mais seulement à peu près, c’est que le buste de Germaine Francheville l’emportait sur le buste de Grace Ashton. Henry de la Cadière savait cela… Il regarda donc d’abord à sa droite, ensuite à sa gauche, puis se tut…

Cependant M. de Trêves avait répondu à sa femme :

— Punaise ! je te prie sérieusement de ne point dire d’inconvenances…

Lord Nettlewood avait ramassé une pierre. Il la jeta dans le Puits. On vit tomber cette pierre. Puis un temps s’écoula, énormément long, sans qu’on entendit rien. Enfin le son de l’eau heurtée par le caillou remonta de l’abîme. Le niveau du Puits était beaucoup plus bas qu’on n’eût osé l’imaginer.

— Le Puits de la Vérité ! — dit encore Mr. Ashton.

Il ricanait, de son petit ricanement sec.

La compagnie, sans plus insister, s’en fut. Seulement, comme les derniers sortaient de l’ombre, — le peintre espagnol Bazan et le prince italien Alghero, qui étaient fort bons amis et causaient volontiers ensemble, seul à seul, avec intimité et en secret, — l’un dit à l’autre, sans plus y songer :

— Cher, avez-vous remarqué comme le sable est fin, sous cette voûte rocheuse ?

Et l’autre répondit :

— On y coucherait !

Dans l’instant, une façon de rafale enveloppa la cime du Pic, secouant assez brutalement l’air chaud et vibrant qui enveloppait les arêtes du roc. Et le vent miaula comme un chat terrifié. Cependant, cela s’apaisa tout de suite. La rafale passée, le temps retomba, mystérieusement, au beau fixe. Et les valets de lord Nettlewood s’occupèrent de choisir une place agréable pour le déjeuner. Car il était une heure après-midi, voire un peu davantage.

XI

On avait dressé le couvert du déjeuner non loin de la caverne au Puits. Un soupçon d’ombre s’allongeait là, parce qu’une aiguille de roc, très longue, et assez large quant à la base, y surgissait, oblique, d’entre les sables. Comme un valet approchait du couvert, le prince Alghero, revenu on ne sait pourquoi, interpella ce valet :

— Oh ! Markham… donnez-moi un verre de sherry, pour que je sois d’une humeur suffisamment amène, et que je puisse sans déshonneur déjeuner agréablement à la table de Sa Seigneurie…

Le valet s’empressa.

— À votre santé ! — toasta le prince Alghero, choquant de son verre le verre du peintre Balzan revenu avec lui. — Don Juan, quel est votre premier souhait sur cette terre bougrement inhospitalière ?

— Que nous en revenions tous meilleurs, ayant tous vu, l’ace à face, la Vérité, dont le puits est ici près ! — proclama le peintre Bazan, qui regarda assez ironiquement le prince Alghero, son compère.

Ils s’étaient liés de longue date, se chérissaient aussi tendrement que peuvent faire deux vieux hommes très avertis de toutes choses, et se tenaient l’un l’autre au courant de tout ce qu’il advenait de singulier ou de pittoresque dans la société où le hasard les avait réunis.

— Don Juan, — répéta le prince Alghero, — vous êtes un grand seigneur des Arts et de la Peinture, donc, de l’Immortalité… c’est pourquoi j’ai ferme confiance en votre jugement et en votre intuition… Pourquoi donc, je vous en prie, avez-vous, tout à l’heure, exaspéré sciemment le pauvre lord Nettlewood à propos de sa falaise de Galloway, et des brutes d’Irlandais du Sinn Fein ? Cela ne nous regarde pas, cher ! Nous autres, simples pique-assiettes, et tributaires obligatoires des géants de ce monde, pourquoi diantre irions-nous à l’encontre des lords et des magnats, de tous ceux, bref, qui détiennent une quelconque bribe de la Toute-Puissance Aurifère, souveraine de cette médiocre planète ? Don Juan, vous et moi, nous ne sommes que deux très pauvres bougres. À quoi bon jouer les pots de terre contre les innombrables pots de fer qui martèlent l’humanité ?

Le fait est que don Juan Bazan et que ser Carlo, prince Alghero, étaient des hommes sans fortune aucune, et dont la vie s’écoulait à tâcher d’exister aux dépens d’autres hommes plus fortunés qu’eux-mêmes. C’est peut-être pourquoi don Juan Bazan répondit sur-le-champ à ser Carlo, prince Alghero :

— Ami, nous n’irons pas, à Dieu ne plaise ! contre les géants que vous dites. Mais, s’il plaît à Dieu, sans aller contre eux, nous les jugerons et nous aurons leur aune. Je vous en supplie, pensez-y : qu’est un lord Nettlewood, sauf une souriante espèce de bourreau, dont toute l’hypocrisie ne voilera pas la bourrelerie[1] ?

À quoi ser Carlo, prince Alghero, répliqua :

— Il est notre hôte !

Et don Juan Bazan de riposter, tout aussitôt :

— Dieu donc le bénisse, si tant est que son déjeuner de tout à l’heure vaille notre bénédiction ! Sinon, le Diable l’emporte ! Carlo, mon vieil ami, n’exagérons jamais la reconnaissance envers des gens qui ne nous en auraient aucune, si le hasard voulait que nous fussions un jour leurs bienfaiteurs, et qu’ils fussent, eux, nos obligés !… Par ailleurs, ce Puits de la Vérité m’inspire !… Et, véritablement, il est comique de songer que nous voilà, vous, moi, et les autres, au seuil d’une telle caverne, et que nous n’avons pas encore jeté bas le fardeau des mensonges énormes que nous portons tous, tant que nous sommes, sur nos épaules, et traînons derrière nous…

— Quels mensonges tellement énormes ? — demanda, souriant, ironique peut-être, le prince ser Carlo.

— Quels mensonges ? — répéta, ironique, souriant peut-être, le peintre don Juan : — mais tous les mensonges de la vie ! ni plus, ni moins ! Et, ni plus, ni moins, cela fait beaucoup, très cher ! bien plus que vous et moi ne saurions imaginer…

— Senor, — déclara ser Carlo, bouffonnant et grave, — je vous somme de m’expliquer, avec tous les détails, ce que Votre Suprématie Picturale prétend dire, quand Elle parle de tous les mensonges de la vie !

— Ser Carlo, — riposta don Juan Bazan, sinistre et bouffonnant, — je suis à la disposition de Votre Grâce ! Et je vais tout vous expliquer, par le menu, comme Elle daigne m’en prier !

— Qui, « Elle » ? — demanda le prince gênois, qui en oubliait son italien.

— Votre Grâce ! autrement dit : Vous-même, — précisa le peintre espagnol : — je parle la langue que vous me faites l’honneur de parler ; la langue des Cours, telle que tout chacun la parle à Rome et à Madrid, à Grenade et à Gênes. Au diable le français et ses formes démocratiques ! Il n’importe d’ailleurs. J’obéis sur-le-champ à votre commandement, et je commence :

Il toussa pour s’éclaircir la voix. Puis :

— À bord de ce yacht de bénédiction, nous ne sommes tous que de merveilleux menteurs. Oui ! vous, moi, les autres… Hommes, femmes, enfants… Encore n’y a-t-il pas d’enfants, sauf, à la rigueur, si Votre Grâce l’autorise, ce comte et cette comtesse de Trêves, qui ne sont guère que deux tout-petits… Mais passons ! Ici, même les tout-petits mentent, mieux et pis qu’arracheurs de dents.

— Comment l’entendez-vous ? — demanda, amusé, le prince italien.

— Ainsi, — expliqua le peintre espagnol, — ainsi l’entends-je : que le plus sincère, que le plus loyal d’entre nous cache en son pardedans des trésors de duplicité, et que, sous prétexte de politesse, de savoir-vivre ou de réciproque tolérance, nous nous engeignons les uns les autres avec la plus candide et la plus innocente mauvaise foi ! Voyons ! ser Carlo, songez donc seulement que Mrs. Ashton, qui feint d’adorer son mari, ne déteste pas M. de la Cadière ; que Mme Francheville, qui feint de n’adorer personne, adore celui que Mrs. Ashton ne déteste pas ; que M. de Trêves, qui proclame à tous vents son amour conjugal, le proclame probablement pour s’en persuader soi-même ; que Mme de Trêves, qui n’a d’yeux que pour son époux, a dans sa poche des yeux de rechange, dont elle regardera tôt ou tard qui lui chantera ; que lord Nettlewood, dont le Sinn Fein détient pratiquement le domaine irlandais, parle tout le temps d’équité et de justice, mais fait en sous-main condamner à mort ses paysans, coupables de revendiquer leur titre à posséder leurs champs héréditaires et leur droit à s’enorgueillir de leur patrie ancestrale. Songez aussi que Mr. Ashton, qui fait mine d’ignorer, dur comme fer, que sa femme connut, de-ci de-là, au cours de sa vie conjugale, diverses distractions qui ne l’étaient point, n’en ignore vraisemblablement rien, et sut toujours fermer les yeux sur tout, sauf à y trouver son bénéfice… Songez enfin, cher prince et ami, que la vieille Mme d’Aiguillon, de parti pris, n’a jamais cessé de nous croire tous, tant que nous sommes, plus vertueux que les Saints du Saint des Saints, et qu’elle n’est, ce nonobstant, nullement idiote… Quant à vous et quant à moi, la courtoisie la plus honnête et la plus puérile m’interdit de nous mêler en rien à la discussion présente. Mais je n’en conclus pas, pour si peu de chose, que nous ne sachions, moi comme vous, mentir aussi bien qu’homme d’Espagne et d’Italie, ou de France, ou d’Angleterre… et que nous ne fassions usage, aussi souvent qu’il faut, de cette science du mensonge que nous enseigna la vie…

— Ah ! qu’en termes galants vous débitez ces choses ! — admira le prince italien, qui se prit à rire ; — et quelle grâce vous savez mettre à nous traiter, vous et moi, d’infâmes menteurs !…

Or, le peintre espagnol protesta :

— Menteurs ? certes ! mais infâmes ? non ! Très cher, pourquoi diantre d’aussi gros mots ? — et ce disant, il feignait d’être scandalisé grandement. — Ser Carlo, nul au monde n’a le droit excessif d’appeler les chats des chats, non plus que de fourrer à tout chacun le nez dans sa vérité. Par Saint Jacques de Compostelle ! le Puits de la Vérité vous a fâcheusement tapé sur la coloquinte…

Dans l’instant, non loin, la voix de lord Nettlewood criant : « À table ! » appela tous ses hôtes au déjeuner qu’on venait de servir.

XII

— Il y aura deux plats chauds ! — avait affirmé, parlant à lord Nettlewood, son maître d’hôtel. — Sa Seigneurie pourra donc être glorieuse, si Elle daigne songer que pour apporter le déjeuner jusqu’à cette terrasse, nous avons dû faire beaucoup d’efforts, et monter la vaisselle par palans et poulies. Bref, cent difficultés dont je n’oserais jamais parler, par égard pour Mylord, qui a certes d’autres soucis en tête. N’importe : s’il manque quoi que ce soit, je supplie Sa Seigneurie d’excuser le service… on a fait tout ce qu’on a pu…

— S’il manque quoi que ce soit, les responsables seront châtiés, comme il est juste, — avait nettement décrété le noble lord, propriétaire du yacht Feuille de Rose.

Et, confus, le maître d’hôtel, sur-le-champ, s’était rejeté sur tout son personnel et l’avait rudoyé tant qu’il avait pu pour que le couvert, au moins, fut dressé impeccablement.

On commença, comme d’usage, par des hors-d’œuvre. Les croustades à la reine alternèrent avec les tartines de caviar. Après quoi il y eut une entrée ; des quenelles de bonites — premier plat chaud ! — (les bonites sont des poissons qu’on pêche assez communément dans l’Atlantique Tropical.) Ensuite vint le relevé : une bouillabaisse en gelée, d’un assaisonnement providentiel. Le second plat chaud succéda : des côtes de moufflon à la diable. On avait cueilli ces moufflons sur les hauteurs de Madère, six jours plus tôt ; et, depuis, leurs côtelettes mûrissaient dans une marinade énormément poivrée, qui les avait attendries à miracle. Enfin, un aspic de foies de goélands (il y a des goélands partout, et quelques très rares cuisiniers savent accommoder le goéland à toutes les sauces les plus gastronomiques) terminait assez savoureusement ce déjeuner, auquel rien, en vérité, ne manquait, et dont Sa Seigneurie put tout de bon s’estimer glorieuse.

— Mylord, — affirma le peintre espagnol don Juan Bazan, — nous nous sommes, toujours, sous la présidence de Votre Seigneurie, nourris de pure ambroisie. Mais, s’il m’était permis de choisir cependant, et de préférer, j’oserais affirmer qu’aujourd’hui, parmi la lave et le basalte de cette île au Grand Puits, la chère fut plus délectable encore qu’à l’ordinaire, entre le teck et l’érable des boiseries du yacht Feuille de Rose !

— Vous êtes, — prononça tout souriant lord Nettlewood, — un flatteur de l’espèce la plus vile.

— Il n’importe d’ailleurs en rien, — trancha le prince Alghero : — mylord quelque mépris que Votre Seigneurie puisse affecter à l’égard de mon excellent et talentueux ami don Juan Bazan, je certifie qu’en l’occurrence il a raison, et que nous venons de déjeuner comme personne jamais déjeuna, ni ne déjeunera, sur cette île Graciosa, si bien surnommée… Or donc… Holà ?…

Dans l’instant que ser Carlo, prince Alghero, poursuivait ainsi son discours, un bruit inattendu l’avait interrompu brutalement : le houhouhouhou d’une seconde rafale, sifflant parmi les rocs et les sables… Et, la minute d’après, le lourd soleil qui pesait si despotiquement depuis l’aurore sur toute l’île et sur toute la mer, se voila d’un coup : un nuage, surgi du fond de l’azur, passait entre la terre et le soleil.

Il fit alors terne, quoique chaud toujours. Le soleil tropical n’a pas besoin d’être visible pour être meurtrier. Et plus de gens sont morts de sa faute, entre Ténériffe et Formose, par temps couvert que par ciel bleu. En l’occurrence, il fit donc soudain blafard et mat, alors que, l’instant d’avant, il avait fait brillant et doré. Cependant, lord Nettlewood n’en leva pas moins son verre, plein d’un Champagne de Reims, goût américain, avant de toaster :

— Mesdames, messieurs, chères belles amies, chers bons amis… en l’honneur de cette île favorable qui nous permet de déjeuner, par hasard, sans tangage ni roulis, je porte ce toast…

— En l’honneur, — compléta Mr. Ashton, — en l’honneur aussi de notre hôte, qui nous a permis, tout à l’heure, de contempler face à face le Grand Puits de ladite île… le Puits de la Vérité, autant dire…

— Oui, certes ! — confirma Mme d’Aiguillon qui souriait, tout sucre et miel : — en l’honneur de cette Vérité que nous venons, somme toute, d’apercevoir pour la première fois et qui n’a jamais, elle, aperçu des gens plus dignes que nous de ses véridiques regards…

Un silence suivit, souligné de sourires. Mais le vent répliqua, d’une troisième rafale : Hou hou hou hou hou… Et. d’instinct, chacun se tut.

Alors, inquiet tout d’un coup, lord Nettlewood oublia la courtoisie et se leva de table avant que la bouteille eût circulé :

— Pourvu, — dit-il, — qu’au moins ces risées imprévues n’aillent pas gêner notre bon capitaine O’Kennedy dans sa manœuvre… Il serait ennuyeux qu’on ne pût pas rembarquer tout à l’heure aussi facilement qu’on a débarqué.

On avait déjeuné à l’abri d’une saillie du roc, dans l’ouest de l’un des contreforts du grand Pic. La vue de là ne s’étendait pas loin. Mais, cette saillie dépassée, une façon de plateau tranchait horizontalement la montagne. Et sitôt qu’on y était parvenu, on en pouvait apercevoir quelque deux cents degrés l’horizon, sans nul obstacle.

C’est là qu’inquiet du mauvais temps possible, inquiet de son yacht, inquiet des incidents peut-être survenus entre ledit yacht et ledit mauvais temps, lord Nettlewood, s’étant levé de table, se hâta d’aller tout d’abord. Et ce fut de là qu’avant même de souffler il examina l’horizon.

— Holà ! — s’exclama-t-il alors.

Derrière lui arrivaient, ayant couru comme lui, le prince Alghero, le peintre Bazan, le comte de Trêves, Henry de la Cadière et, le dernier, Mr. Ashton.

— Qu’est-ce à dire, mylord ? — demanda Henry de la Cadière, devançant la compagnie.

— C’est à dire, — répondit, la voix étranglée, lord Nettlewood, — c’est à dire que je serais infiniment reconnaissant à qui m’indiquera où est actuellement la Feuille de Rose

Un silence ahuri suivit.

— La Feuille de Rose ? — répéta, fort étonné, le comte de la Cadière, au bout d’un temps ; — la Feuille de Rose ?… Mais elle était, tout à l’heure, là…

Il montrait la mer, au large de la crique ; de la crique, on ne peut mieux visible du plateau où l’on venait d’arriver. Mais, sur cette mer, de Feuille de Rose on n’apercevait plus trace… À perte de vue, l’Atlantique apparaissait rigoureusement désert…

— Vous pouvez voir, — précisa lord Nettlewood… — vous pouvez voir…

Tous pouvaient voir, et nul ne vit rien. Un silence brutal suivit.

Le fait était, hélas, patent. La Feuille de Rose qui, trois heures plus tôt, avait mis à terre, pour un joyeux déjeuner tous ses passagers, et qui aurait dû se retrouver à point nommé, pour les recueillir, et les emporter derechef confortablement et sûrement, vers la suite et vers la fin de la croisière, la Feuille de Rose, mystérieusement disparue, n’était plus nulle part…

XIII

— Çà ? — s’écria, tout éberlué, le peintre Juan Bazan — où diable a pu passer ce feu follet de bateau ?

Et le comte de Trêves, que sa femme, qui aimait les romans-feuilletons, avait accoutumé aux plus formidables péripéties, fournit immédiatement la plus rude hypothèse :

— Il a dû couler bas, corps et biens !

Un cri d’horreur partit du clan des dames, qui, effarées, se pressaient sur le plateau. —

— N’exagérons rien ! — rectifia le prince Alghero, lequel Gênois, savait ce que mer et marin veulent dire : — la Feuille de Rose a pu tout bonnement dérader, c’est-à-dire prendre un peu de large. Voyez la brise : elle souffle dru : toute la côte n’est qu’une frange d’écume blanche. Le capitaine O’Kennedy ne s’est probablement pas soucié de tenir le plus près à proximité d’un rocher tout à fait inhospitalier, comme celui-ci. Et il a doublé quelque cap, par là ou par ici…

— Soit ! — consentit don Juan Bazan. — Mais, soit par là, soit par ici, comment, d’où nous sommes, n’apercevons-nous rien ? Il faudrait que le yacht fût au diable, voyons !

Il est peut-être derrière le Pic, — fit observer assez raisonnablement le comte de la Cadière.

Pas une des femmes ne soufflait plus mot. Et toutes écoutaient, tremblantes comme feuilles.

— Si la Feuille de Rose est derrière le Pic, ce qui est parfaitement admissible, — répliqua sur-le-champ lord Nettlewood, qui réflechissait et considérait la mer, la bouche très pincée, les sourcils assez bas, — il importe d’abord de s’en assurer. Car la chose est, somme toute, assez grave et vaut qu’on y prenne garde. Monsieur de Trêves, Monsieur de la Cadière… vous êtes, m’est avis, les plus jeunes hommes et les plus ingambes d’entre nous… Faites l’ascension du Pic… ou faites-en le tour… Mais allez, n’importe comment, du côté où nous ne sommes pas, pour découvrir, de là-bas, le secteur d’horizon que nous ne découlons pas d’ici… Et retrouvez la Feuille de Rose

— Nous lui ferons les signaux ! — proposa le comte de Trêves, qui continuait à se souvenir des lectures favorites de la comtesse. (Car, dans les romans des écrivains spéciaux, jamais un naufragé ne manque de faire des signaux au navire sauveteur, voire, on a vu, principalement dans les livres de telles romancières des plus parisiennes, de pauvres gens, abordant à la nage sur un récif rigoureusement aride, y planter d’emblée, un mât gigantesque, support d’un immense pavillon ; — le tout sans doute par l’opération du Saint-Esprit, fabricant en bois et toiles…)

— Des signaux ? — répéta lord Nettlewood, ahuri : — pourquoi faire ? Si la Feuille de Rose est en vue, quelque part, il est au moins superflu de lui signaler notre présence ici : elle n’en ignore rien… Non, non ! Si vous avez la chance d apercevoir le yacht, vous viendrez nous le dire, sans plus, et tout ira bien… Nous n’aurons plus ici qu’à nous organiser pour attendre paisiblement son retour… Si, par contre, la Feuille de Rose n’est en vue nulle part…

— Eh bien ? — demanda La Cadière.

— Eh bien ! — répondit après hésitation Sa Seigneurie, déconcertée, — si la Feuille de Rose n’est nulle part en vue… revenez tout de même… et nous examinerons à loisir l’extraordinaire situation qui deviendrait alors la nôtre… Car il m’apparaît bien qu’en cette occurrence, que je ne veux d’ailleurs pas même envisager quant à présent, nous serions, pour ainsi dire, abandonnés à nous-mêmes, et peut-être privés de tout secours humain…

— Mon Dieu ! — constata le prince Alghero, — il est indiscutable que si le yacht a disparu, autrement dit, s’il a péri…

— Juste Ciel ! — exclama la bonne Mme d’Aiguillon qui, la première, traduisit en précisions les préoccupations coufuses de l’ensemble de la compagnie. — Juste Ciel ! reste-t-il au moins de quoi dîner sur ce que les gens auront laissé du déjeuner ?

Le peintre don Juan Bazan mit les choses au point, non sans brutalité :

— Si tant est qu’il nous faille devenir naufragés, ce n’est pas tant du dîner de ce soir que du déjeuner de demain, et puis des repas qui suivront, qu’il conviendrait de s’inquiéter tout de suite…

— Avons-nous ce qu’il faut pour chasser ? — demanda le comte de Trêves, toujours romanesque : — fusils, cartouches ?

— Non ! — répliqua tout de go le comte de la Cadière. Nous n’avons pas de quoi chasser. Il n’importe d’ailleurs en rien, car nous n’avons pas non plus quoi chasser : il n’y a visiblement point de gibier dans l’île.

— Bref ! un grand Puits pour tout potage ! — affirma, imperturbable, l’une des dames, Germaine Franeheville.

— Au moins, — prononça, assez grave, Mrs Ashton, — le bon de cela est que nous ne manquerions point d’eau douce…

— Nous manquerions assez d’autres choses, — riposta lord Nettlewood, infiniment vexé : son péché le plus fréquent n’était pas de boire de l’eau. — Mais ne parlons pas au conditionnel ! Nous avons mieux à faire. Trêves, la Cadière ! je vous en conjure ! allez, et vérifiez que la Feuille de Rose, comme j’en ai la conviction, est de l’autre côté du Pic…

XIV

— Mon cher ! — affirma violemment le comte de Trêves, parlant au comte de la Cadière, tandis qu’ils se hissaient l’un aidant l’autre, le long des contreforts du Pic, pour atteindre au mieux et le plus haut possible le versant opposé de la montagne, — mon cher ! Vous, homme libre et célibataire, qui galopez par le monde, sans avoir une Punaise accrochée à votre veston, vous avez dans la vie tant d’avantages, sur le pauvre imbécile d’homme marié que je suis, qu’en vérité je ne sais s’il m’apparaît tout à fait certain que j’ai raison, quand je vous soutiens qu’il serait plus avantageux pour nous, simples bipèdes que nous sommes, de nous faufiler, telles des chèvres capripèdes, le long de ces pentes abruptes, pour gagner l’autre versant du Pic, plutôt que d’escalader, comme vous m’avez entraîné à le faire, cette abominabie arête de lave qui conduit au sommet fabuleusement élevé de ce Pic. Mon cher ! tout de bon ? vous croyez avantageux d’ascensionner le Pic lui-même ?… Pikum ipsud ?

— Aïe !… — protesta, les nerfs à vif, le comte de la Cadière, qui se piquait de latinité. — Mon cher ! j’ai peur que vous n’ayez pas absolument saisi le réel intérêt de la mission impressionnante qui nous fut confiée par Son Excellente Seigrieurie lord Nettlewood, notre bon hôte… Sans nulle exagération j’ose affirmer, Toto, qu’il ne nous est pas absolument indifférent, à vous, à Mme de Trêves, à moi-même…

— Et à Mmes Ashton et Francheville, — ponctua ledit Toto, comte de Trêves, l’air fort innocent…

Henry de la Cadière ne se fâcha pas pour si peu.

— Aux deux dames que vous dites, aux autres dames que vous ne dites pas, et à tous les messieurs que nous ne disons ni l’un ni l’autre ; bref, à tout ce que la fuyante Feuille de Rose voulut bien déposer sur ces rivages d’une fertilité très relative… Oui ! j’ose affirmer qu’à tous, tant que nous sommes, il ne nous est pas indifférent de savoir si, oui ou non, la susdite Feuille de Rose existe encore ou n’existe plus. Car, dans le premier cas, rien, ou pas grand’ chose ne serait changé à nos us et habitudes ; tandis que, dans le second, nous deviendrions tout de go, comme l’a si nettement défini notre excellent ami don Juan Bazan, des robinsons…

— Ce qui serait roulant ! — commenta Toto, comte de Trêves, dit par sa femme le Pou, et qui avait l’hilarité facile.

— Ou…i, — consentit Henry de la Cadière qui s’amusait moins vite. — Ce serait en effet roulant… comme vous dites si bien… mais seulement jusqu’à l’heure qu’il nous faudrait indiscutablement cesser de nous rouler, je veux dire jusqu’à l’heure où nous serions morts de faim !

— Mon cher ! — protesta, riant de tout son cœur, le mari de la comtesse de Trêves, dite, par lui, la Punaise…

L’autre, cependant, concluait :

— Il nous faudra donc, bon gré mal gré, grimper tant haut qu’il sera nécessaire, bref grimper jusqu’au point d’où nous pourrons convenablement observer la mer… Vous admettrez que la question est assez importante pour exiger une réponse sans aléa… Grimpons donc, et courage !…

Or, au sommet de l’arête que M. de Trêves s’était plaint de trouver trop raide, une pente plus douce, triangulaire, s’allongeait obliquement. Au delà l’énorme paroi du cratère surgissait à pic, tel un mur de marbre, à base arrondie. Un véritable chemin de ronde contournait cette paroi, périmètre extérieur de l’ancien volcan ; un chemin à peine indiqué. Au-dessus surplombait, hallucinante, la masse démesurée du Pic. Sur ce chemin s’engagèrent La Cadière et Trêves, l’un suivant l’autre. Et ils marchèrent ainsi, à peu près silencieux, jusqu’à ce que le chemin de ronde eût doublé le principal promontoire de l’île, au delà duquel une anse, largement creusée, découvrait toute cette mer jusqu’alors invisible, toute cette mer, où la Feuille de Rose eût, à la rigueur, pu se réfugier, pour fuir les rudesses de l’autre mer, de celle qui était au vent du Pic, au vent de l’île…

Or, là non plus que là-bas, il n’était pas de Feuille de Rose. Et, jusqu’à l’horizon, l’Atlantique, encore, n’était qu’une solitude absolue…

— Hé là !… — s’exclama le comte de Trêves, impressionné, quoi qu’il eût d’abord dit…

— Oui ! — constata, sans un mot de plus, le comte de la Cadière, après qu’il eût dûment vérifié que la Feuille de Rose, pas plus de ce côté-ci de l’île que de l’autre côté, n’était indiscutablement pas…

Le paysage apparaissait d’ailleurs inouï de splendeur : la mer, couleur de lapis, s’étalait, telle une plaine de métal fondu, et frissonnant, sous le ciel, telle une voûte infinie, couleur de lumière.

Ils n’admirèrent l’un ni l’autre, La Cadière ni Trêves ; et ils s’en furent, muets.

XV

Ils étaient assez lourdement redescendus, tous les deux, M. de Trêves et M. de la Cadière ; ils étaient redescendus, le long des flancs du Pic, jusqu’à l’orée de la caverne au Grand Puits. Là, ils avaient retrouvé toute la compagnie, tous les hôtes du yacht, devenus les naufragés de Graciosa. Naufragés sans naufrage ; naufragés tout de même. La Cadière n’en cacha rien, tout de go, à lord Nettlewood :

— Mylord, — déclara-t-il sans préambule, — il n’y a pas plus de Feuille de Rose de l’autre côté de la montagne qu’il n’y en a de ce côté-ci, ou sur ma main.

Un silence déplorable suivit. Après quoi le prince AIghero, le premier, liquida la situation :

— Si la Feuille de Rose a péri… et je ne vois guère d’autre hypothèse… il nous reste à périr aussi, nous, de faim…

— Ah ! Non ! — protesta vivement la vieille marquise d’Aiguillon. — Mon cher monsieur, ne dites pas de bêtises !…

La bonne dame était très Française ; optimiste donc d’instinct, courageuse de race et, qui mieux est, farcie de bon sens.

— Vous ne me persuaderez pas, — continua-t-elle, — que nous courions sérieusement un tel danger, ici… dans une île déserte, soit, mais toute proche d’un tas de lieux habités !… et, d’ailleurs, dans une île où nous a déposés cette bonne Feuille de Rose que vous avez vraiment tous trop vite fait d’enterrer !…

— Je crois pourtant, — objecta don Juan Bazan, — qu’à cet égard nous ne pouvons pas conserver beaucoup d’illusion…

— Eh ! monsieur ! — coupa la vieille Française, très dédaigneuse, — parlez peinture, et laissez-nous tranquilles, quand il s’agit non de barbouiller, mais de vivre !

L’Espagnol se tut tout net, et l’Italien comme lui.

Lord Nettlewood, seul, qui avait eu le temps de méditer, répondit à La Cadière, et répondit par une question :

— Vous êtes très sûr ?

— Comme d’être ici, et de parler à vous, — affirma l’autre.

Un deuxième silence s’abattit.

Puis, hésitant, l’honorable Reginald Ashton risqua :

— Pour ce soir, nous dînerons. Il reste largement de tout ce qu’il faut…

— Et demain, il fera jour ! — proclama presque souriant le comte de Trêves qui, n’ayant d’ailleurs jamais su conserver dix minutes de suite la même idée, prétendait lutter contre la mélancolie générale.

Tout de suite, sa femme, l’ayant entendu, se hérissa :

— Il fera jeur, grâce à quoi nous nous verrons mourir de faim ! Pou, si c’est là tout ce que tu sais trouver d’intéressant dans la situation, je te prie sérieusement d’être moins imbécile !

Mais M. de Trêves se rebiffa :

— Si nous devons mourir de faim, il sera plus convenable de profiter, pour ne plus déraisonner, des quelques heures qui nous restent à vivre. Donc, Punaise, tais-toi. Un point, c’est tout.

— Mon Dieu ! — murmura Alghero, parlant à Bazan, — voilà un puits que je ne sais qui, tout à l’heure, a prétendu s’appeler le Puits de la Vérité. Si oui, m’est avis que la Déesse en pourrait très bien sortir avant peu, maintenant qu’Elle sait que nous voilà, de par la mystérieuse disparition de la Feuille de Rose, devenus ses sujets et réduits à sa discrétion. À telles enseignes que M. de Trêves, naguère si courtois envers Mme de Trêves, et si doux mari, vient de laisser percer l’autorité plutôt brusque qu’il cachait sous cette douceur et sous cette courtoisie.

Dans le même temps, lord Nettlewood, luttant contre l’évidence, répliquait au comte de la Cadière :

— Il est tout de même inadmissible qu’un bateau bien bâti, bien armé, bien commandé, disparaisse comme une muscade entre deux gobelets !

— D’accord ! — en convint M. de la Cadière, conciliant. — Toutefois…

Or, ce fut le vent qui l’interrompit, pour le confirmer. Un brusque hurlement de tempête passait sur l’île. Et la bourrasque, heurtant le Pic au passage, et rebondissant contre lui, se vint émietter, en furieux jets d’air, épars, et s’entrechoquant les uns les autres, contre les blocs de la caverne au Grand Puits. Tout en tressaillit, tout en vibra. Dans le même temps, le soleil crépusculaire chut d’un seul coup dans la mer, verticalement, comme il advient toujours sous les Tropiques, n’importe la saison. La nuit, impétueusement, se jeta alors sur le jour et l’étrangla incontinent. Il fit très sombre, après qu’il eut fait, l’instant d’avant, très clair. Et le gémissement profond de la rafale, qui se déchirait à tous les rocs de Graciosa, en résonna mystérieusement, plus lugubre, plus glacé, plus rauque. Il apparut, à tous ceux qui écoutaient, que par une nuit si noire et si bruyante, les cris du vent et de la mer composaient une réponse assez péremptoire aux hommes qui osaient s’enquérir du sort que la tempête, inopinément survenue, pouvait avoir réservé à un pauvre fragile bateau…

XVI

Alors, ce fut, sur toute l’île, l’effroyable déferlement d’un ouragan fabuleux, tel que les blocs de granit eux-mêmes en frémirent sur leurs bases millénaires. La tempête, comme il arrive souvent sur l’Atlantique, était partie d’abord de très bas, avait rasé la mer en en faisant jaillir des flots d’embrun, pareils à d’extravagants geysers. Nulle difficulté à ce qu’un bâtiment, et surtout un bâtiment à voiles, eût été surpris, stupéfait, déconcerté par une telle alerte, et qu’il s’en fût trouvé, tout d’un coup, hors de combat et rejeté Dieu sait où. Ensuite, le vent s’était élevé, bouleversant la brise ordinaire en ces lieux, celle qu’on nomme l’Alisé. Un tohu-bohu de grains entremêlés s’en était suivi, dans quoi Borée lui-même n’eût pas su retrouver ses petits, si tant est qu’il en eût jamais eu… Alors les nuages suspendus sur l’île au Grand Puits crevèrent et une pluie torrentielle s’effondra. Mais les pluies tropicales sont brèves. Une heure ne s’était pas écoulée que tous les nuages du ciel étaient morts, disparus, inexistants. Derechef, la lune éblouissante régnait sur le ciel, derechef éblouissant. Cependant que le cyclone — c’en était un… c’en avait été un : les cyclones passent vite — fuyait, tourbillonnant, vers d’autres lieux, plus froids, moins purs, mieux propices : vers le Nord-Atlantique, où stagnent les brumes impénétrables et le brouillard froid qui pèse éternellement sur le mortel océan polaire, sur toutes les eaux et sur toutes les terres arctiques, sur Hudson, et Davis, et Baffin, sur Terre-Neuve, et Groënland, et Spitzberg, sur le Pôle…

La queue du cyclone demeurait encore, tournoyant d’est en ouest et de nord en sud, et ravageant toute l’île au Grand Pic et au Grand Puits. Elle se heurtait, s’accrochait et s’échevelait à tout ce que les rocs offraient de pointes, d’angles, de caps, de sommets, et les déchirait, les arrachait, et les effritait, et s’en faisait une terrifiante auréole de poussières, de lave et de miettes de granit. Épouvantés, au fond de la caverne qui, naguère, leur avait servi de salle à manger, les hôtes de lord Nettlewood comprenaient enfin qu’il n’était pas très surprenant que la Feuille de Rose fût, à l’heure actuelle, très, très loin de son ci-devant mouillage, si tant est que jamais elle s’en dût rapprocher, dans les temps à venir… comprenaient aussi que, les choses étant ce qu’elles étaient, nulle puissance humaine n’y pouvait désormais plus changer grand’ chose, et que, bon gré mal gré, Mmes d’Aiguillon, de Trêves, Ashton, Francheville, et lord Nettlewood, et don Juan Bazan, et le prince Alghero, et MM. de la Cadière, Ahston, de Trêves, en devenaient d’ores et déjà autant de robinsonnes et autant de robinsons…

XVII

Ayant donc compris, comme tout le monde, lord Nettlewood, s’estimant toujours le chef des naufragés de l’île au Grand Puits, comme il avait été le chef des passagers de la Feuille de Rose, parla :

— De toutes façons, — dit-il, — il nous reste un repas. La plus simple prudence exige que nous le réservions pour la faim à venir. Je précise : ce soir, donc, on ne dînera pas.

— Hein ? — questionna, stupéfait, le prince Alghero.

Il avait parlé beaucoup plus haut qu’il ne parlait à l’ordinaire. Lord Nettlewood, imperceptiblement choqué (il n’aimait pas que personne, jamais, parlant après lui, n’élevât la voix ; il n’aimait d’ailleurs pas l’élever lui-même…) lord Nettlewood, ayant regardé tout le monde, en rond, sans arrêter son regard sur aucun, interpella comme au hasard :

— Par hasard, quelqu’un ne serait-il pas, ici, de mon avis ?

La réplique vint tout de suite, énergique :

— Mais assurément, oui ! quelqu’un, mon cher lord : moi… moi, qui ne suis du tout de votre avis !… Moi, Carlo, prince Alghero…

Tout ensemble déconcertée et froissée, Sa Seigneurie considérait l’hôte rebelle. Mais Alghero, alerte, redoubla :

— Il y a moi, oui !… Et je m’explique : mon cher lord, le plus simple bon sens m’ordonne de vous affirmer que, pour parler d’abord des plats chauds dont, ce tantôt, nous nous délectâmes, il ne saurait être question de rien réserver ni des quenelles de bonites, ni des côtes de moufflon à la diable : autant réserver pour cette faim à venir, que si bien vous avez nommée, de prochaines pourritures. Et quant à la bouillabaisse, et quant aux foies de goélands, et quand à tout ce que j’oublie, on en pourrait dire autant. Il est infiniment sage et traditionnel, dans la situation où nous sommes — dans la situation où vous nous avez mis — de nous rappeler Robinson Crusoé et le Robinson Suisse, et les miraculeux naufragés de l’Île Mystérieuse, du bon Jules Verne. Mais, en toutes choses, il y a à prendre et à laisser, comme l’affirma Je même Jules Verne lui-même, dans un autre de ses livres… S’il vous plaît donc, mylord… et même s’il ne vous plaisait pas… ce soir, on dînera. Nous dînerons, mylord !

Il l’affirma, net, gouailleur presque. Il l’affirma si péremptoirement que le propriétaire de la feue Feuille de Rose s’en irrita, et tout de go, entreprit de restaurer son autorité compromise en matant l’inattendue rébellion :

— Prince ! je vous en prie !… Vous n’avez probablement pas songé que… dans les circonstances… redoutables… qui viennent de survenir… vous n’avez pas songé que… notre yacht nous ayant quittés…

— Votre yacht, mylord ! — rectifia, sec, ser Carlo Alghero.

— Oui… — consentit lord Nettlewood, n’ayant peut-être pas compris… — oui… vous n’avez évidemment pas songé que, par le fait même de notre mésaventure et des périls qui peuvent s’en suivre, un ordre… une discipline… une hiérarchie, j’ose dire… sont nécessaires… sont même obligatoires… et doivent régner, indispensablement, sous peine d’anarchie finale, et de mort conséquente.

— Peuh ! — coupa Alghero, infiniment détaché : — « anarchie finale et mort conséquente ? » mais, mon cher lord, nous touchons à tout cela !… Il n’importe donc pas le moins du monde, à l’heure qu’il est, que vos hôtes d’hier conservent pour vous le moindre respect, ni la plus petite déférence. Houst ! excusez-moi : sept heures doivent avoir sonné, et j’ai faim…

Don Juan Bazan qui avait écouté, s’avança :

— Tiens ! — fit Alghero, content comme d’un renfort ; — tiens ! vous tombez à pic, don Juan !… car je suppose, que vous avez faim, comme moi ?…

— Comme vous, oui ! — prononça don Juan, laconique.

— Dînons donc, cher ami, encore qu’il plaise à notre excellent ami, lord Nettlewood, de n’en rien faire. Tant mieux, d’ailleurs ! Le repas n’en sera que plus copieux.

Sur la table du déjeuner, que l’on n’avait point desservie, les plats entamés étaient restés, seulement recouverts de leurs cloches. Délibérément, ser Carlo Alghero y mit la main, et servit don Juan Bazan, et se servit soi…

Exaspéré tout à coup, lord Nettlewood fit deux pas en avant :

— Ser Carlo ! s’il vous plaît !… Je crois être le maître, ici…

Mais l’autre, gouailleur :

— Le maître, ici, vous ? Par exemple ! quelle erreur est la vôtre, mon pauvre lord !… Si vraiment à l’heure qu’il est, vous donnez dans de telles fariboles, vous irez plus loin que vous n’imaginez ! Le maître ! le maître de qui, voyons ? Pas de nous, hein ? Il est déjà bien gentil que vous nous ayez enfoncés, comme vous avez fait, dans une aventure abominable, et que vous soyez responsable de tout ce qui va nous arriver dorénavant… Tenez, milord, précisons… m’est avis, aussi bien, qu’une telle précision n’est pas superflue : Ce qui va dorénavant nous arriver ne saurait guère s’appeler d’un autre nom que celui-ci : « mort… », « mort par inanition… » Nous allons donc crever, si j’ose n’être plus parlementaire… Et la situation m’excuse surabondamment de m’y résoudre. Mylord, que Votre Seigneurie me pardonne donc, si je la conjure de vouloir bien, à partir de cette heure, nous foutre la paix…

Et, s’étant retourné vers don Juan Bazan qui, durant les précédentes répliques échangées, n’avait point parlé, mais avait agi :

— Don Juan, cher camarade… depuis que vous travaillez en silence, avez-vous prélevé, sur ces aliments communs… je veux dire sur ces aliments, bien de la communauté… notre part, à vous et à moi ?… de quoi souper, nous deux, bref ?

— Oui-da ! — affirma don Juan Bazan ; — voire, de quoi bien souper, ser Carlo !

— Emportons donc ! — conclut, d’un ton fort assuré, le prince Alghero, qui peut-être, dans cette seconde, se souvint de ses ancêtres, lesquels, amiraux méditerranéens, avaient, plus que probablement, à l’imitation de leurs magnifiques rivaux, les émirs corsaires d’Alger, de Tunis et de Salé, prélevé leurs parts, — larges, — sur toutes cargaisons de leurs temps… — Emportons donc, don Juan ! et, n’en parlons plus !… Lord Nettlewood, je suis votre serviteur… et vous prie d’agréer mes respects… mes respects, oui bien, mylord !… et mes remerciements aussi… le tout ensemble…

Il se tut un moment. Contrairement à ce qu’eût exigé la logique, il n’était pas, prêt à sortir de la eaverne, à proximité de son orifice. Bien au contraire : il s’en était tenu jusqu’alors aussi loin que possible, c’est-à-dire à toucher le Grand Puits. Ayant dit ce qu’il avait dit, et reculant d’un pas, il heurta donc le rebord de lave qui formait en quelque sorte, là margelle de ce Puits, de ce Puits que quelqu’un, tout à l’heure, avait, si bizarrement nommé — de son vrai nom, qui sait ? — « Puits de la Vérité »…

Or, à cette heure, peut-être un invisible Fantôme sortait-il, mystérieusement, de ce mystérieux Puits… le Fantôme d’une Femme trop nue, et trop grande, et trop limpide, et trop au-dessus de toutes choses humaines pour que toutes humaines gens la puissent jamais apercevoir… ainsi donc, à cette heure, le Fantôme de l’inimaginable Vérité sortait-il de son Puits. Et, s’envolant hors nos espaces, hors notre terre, hors nos Trois Dimensions, il ne pouvait guère ne pas effleurer au passage, d’un coup d’aile, ser Carlo, prince Alghero, puisque ser Carlo s’adossait alors au rebord de lave faisant margelle. La nuit tombait, très noire. Et les derniers remous de la queue du cyclone enfui continuaient de battre les airs, et les mers, et les terres, tout alentour de l’île. Dans ce tumulte, nul doute que la Vérité se pût envoler si vite, et si haut, que personne n’eût le temps d’en rien apercevoir… Tout de même, au passage, les ailes battantes avaient sûrement frôlé d’abord Alghero, puis tous les autres, tous ceux qui étaient là, tous ceux que le hasard venait de jeter, bien contre leur gré, et bien mal à propos, sur cette île redoutable, l’Île de la Vérité, l’île au Grand Puits…

Lors, la Vérité, — malgré que s’étant enfuie, horrifiée probablement par tant de mensonges épars alentour, — tout de suite commença de sévir parmi ces gens malencontreux et menteurs.

Ser Carlo, prince Alghero, fut la première victime. Quittant dans l’instant la margelle de lave, il marcha vers l’orifice de la caverne. Mais la Vérité, l’ayant touché la seconde d’avant, l’imprégnait terriblement. Bon gré mal gré, le pauvre prince se retourna donc et fit face à lord Nettlewood, lequel, assez ahuri, contemplait, bouche bée, cette désertion de deux hommes, — ser Carlo et don Juan, — qu’il avait, de toujours, considérés comme les plus sûrs comparses de sa table, de son yacht et de ses fantaisies.

— Mylord, — prononça assez solennellement l’homme véridique, — nous avons donc, à l’heure qu’il est, le regret de vous quitter, don Juan Bazan et moi. Croyez qu’il nous en coûte infiniment… ou, plus exactement, croyez qu’il nous en coûte assez peu… Oh ! je ne nie pas que depuis l’origine de notre amitié, nous n’ayons, l’un et l’autre, très agréablement profité de votre munificence… Vous avez été pour nous, mylord, la meilleure des vaches à lait… encore que nous vous ayons, au fur et à mesure, payé beaucoup de ce que nous vous devions, — lui, grâce à ses pinceaux et à sa célébrité mondiale… moi, grâce à mes ancêtres, et au nom mondial aussi qu’ils m’ont légué… Il n’importe ! Si nous vous sommes encore redevables de quoi que ce soit, ayez la générosité de nous en donner quittance. Car, à l’heure qu’il est, il faut bien, mylord, tout liquider… puisqu’il faut mourir… Et, pour cette suprême et presque grave formalité, don Juan Bazan et moi désirons être seuls. Oui : nous estimons que c’est mieux. Mylord, sous le prétexte, discutable d’une promenade en mer — laquelle devait être exempte de tous dangers, voire de tous aléas, — vous nous avez conduit, assez sottement, à notre dernier jour… Or, j’ai toujours décidé de mourir autant que possible comme il me plairait et loin des gens qui ne me plaisent pas. Fort mal à propos, il est de ces gens-là dans votre compagnie. Souffrez donc que je m’éloigne d’elle. Don Juan Bazan qui, là-dessus, partage mon sentiment, s’éloignera comme moi. N’en parlons plus. Cela fera, tout uniment, deux mâles de moins dans votre phalanstère. Et d’autant mieux pour votre tranquillité : car ces dames, mylord, telles que je les connais, et même nous deux absents, sont encore très capables de vous donner du tintouin. Je désire me tromper ; je passe outre ; et je vous souhaite le bonsoir. Nous nous reverrons sous peu, d’ailleurs, mesdames, mylord et messieurs : dès que nous serons morts. Ce qui ne saurait tarder, car on ne vit guère longtemps sans manger.

Il se tourna vers son complice, — don Juan Bazan, — qui déjà prenait le large, une assiette sur chaque main :

— Très cher, vous y êtes ?

La réponse vint, qui s’éloignait déjà :

— Très cher, j’y suis : je vous précède !

Alghero, sur-le-champ, s’en alla. Du seuil, par-dessus l’épaule, il jeta simplement un dernier adieu, bref :

— Mesdames, mylord, messieurs, bonne mort !

XVIII

— Il est inouï…, balbutia, après un silence, lord Nettlewood, — il est inouï qu’en de telles et si déplorables circonstances, deux de nos compagnons.… et des plus chers !… aient cru pouvoir nous quitter… nous fuir… déserter !… comme ils ont fait !…

Lors, assez brusquement, le comte de la Cadière le coupa :

— Mylord, excusez-moi : mais, d’une part, les gens qui préfèrent aller mourir ailleurs sont dans leur droit ; et, d’autre part, ils ne nous intéressent pas le moins du monde, par ce fait même qu’ils se désintéressent de nous. Je supplie donc Votre Seigneurie de n’y pas songer une seconde de plus. D’autres gens nous doivent occuper, et rien qu’eux ; à savoir les gens qui sont ici : vous, nous, moi !

Il se tut. Et lord Nettlewood, tout consterné, demeurait coi.

Une immense minute se traîna. M. de la Cadière, homme de bonne compagnie, respectait la visible désolation de son hôte. Ce néanmoins, il reprit, après le temps qu’exigeait la décence, et il reprit fort allègrement :

— Mylord, je vous conjure de tout prendre au tragique… si le repos de votre conscience est à ce prix… mais je vous conjure aussi de ne rien prendre au sérieux. Question d’honneur, d’abord ! Mettons les choses au mieux, ou au pis, si vous préférez : mettons qu’il s’agisse, pour vous, pour nous, pour moi, de mourir de faim, sans aléa, voire, sans délai… Eh bien ! si la chose est obligatoire, sachons l’accepter élégamment. Voici Mme la marquise d’Aiguillon, notre bonne fée, notre gracieuse marraine à tous, qui sera, j’en suis sûr, la première, — ses paroles de tantôt m’en sont garant, — à nous montrer le chemin d’un trépas correct, orgueilleux, dédaigneux… digne, si j’ose dire, de vous, de nous, de moi. Mylord, vous, nous, moi, sommes fils ou filles de gens honorables, et qui surent en leur temps se faire tuer honorablement dès qu’il a fallu, et tant qu’il a fallu. Noblesse oblige ! Faisons comme nos ancêtres ont fait… D’autant que, si notre aventure n’est au contraire qu’une plaisanterie, qu’une manière de farce machinée à notre intention par le doux seigneur Pluton, ou par la bonne dame Proserpine, alors il sied de nous garder à trèfle, et de ne pas tomber dans le panneau. Quelle honte, mylord, s’il nous fallait, demain, vivants et continuant de vivre, nous souvenir de n’avoir pas été, aujourd’hui, suffisamment ironiques en présence d’un simulacre de mort ! À Dieu ne plaise !

— À Dieu ne plaise, certes ! — confirma, sans énergie, le maître et seigneur de la feue Feuille de Rose. — À Dieu ne plaise ! Mais, mon cher comte, je n’ai peut-être pas tout à fait compris… Où voulez-vous en venir ?

— Mon cher lord, à ceci, — précisa tout de go, M. de la Cadière, — que cette naufrage-party… à quoi le destin nous a si délicatement conviés peut finir très bien, ou très mal ; mais, en tout cas, que nous n’y pouvons désormais plus rien.

— Comment ? — protesta lord Nettlewood. — tous ne croyez réellement pas…

— Oh ! non, — précisa bien clairement le comte de la Cadière, — je ne crois réellement pas : je suis sûr et j’affirme. Il est jadis arrivé, dans l’histoire ou dans le roman, que des robinsons se soient par eux-mêmes tirés d’affaire ; mais c’était sur des îles propices, et c’étaient des robinsons faits exprès. Rien de pareil ici, mylord. Graciosa n’est qu’un désert d’effroyables cailloux, où pas un brin d’herbe jamais ne poussa ; et, le susdit désert fût-il un terroir plus fertile que vos domaines héréditaires de Galloway, j’ose dire que, tels que nous voilà, vous, nous, moi, nous sommes mal propres à faire mieux, ici, que ne font, là-bas, vos paysans d’Irlande…

— Mais… — objecta, au hasard, le lord de Galloway, qui perdait assez facilement tout sang-froid dès qu’on lui jetait le Sinn-Fein à la tête…

— Mais c’est évident, — trancha La Cadière, bref. — Ne discutons donc pas. Ici, non secourus, nous mourrons de faim, sous trois jours. Il n’en est pas moins très possible qu’avant trois jours, ici, nous soyons secourus. Le certain, c’est que, en l’un comme en l’autre cas, — je reviens où j’étais tantôt, — tout effort de notre part est superflu. Car tout ce que nous pourrions faire ou rien, ce sera pareil.

— Pardon, monsieur, — trancha à son tour, et non moins brève, Mme d’Aiguillon : — nous pouvons prier. Et cela ne sera pas rien. Ni superflu.

Les gens racés se reconnaissent entre eux, et surtout à ceci que, dans les pires occurrences, ils ont accoutumé de ne rien perdre de l’énergie que leur race a, en eux, accumulée. M. de la Cadière, qui savait à merveille respecter toutes dames dignes et désireuses de respect, salua bas :

— Vous avez infiniment raison, madame. Prions donc d’abord. Et, cela fait, faisons tout ce qu’il nous plaira, sans obstacle ni restriction, — puisque, quoi que nous fassions, il en ira de même. C’est là que j’en voulais venir, mylord ! Ceux qui nous ont quittés ont eu tort, quant à la forme. Mais ils avaient raison, quant au fond, de souhaiter, pour ces trois jours… lesquels, mon Dieu ! peuvent très bien être nos trois derniers jours… un relâchement des diverses disciplines dont la vie sociale nous tyrannisa jusqu’à présent. Je n’excuse pas nos déserteurs : j’explique leur geste. À nous, mylord, — qui sommes de meilleure compagnie, et qui, s’il faut mourir, n’avons nulle objection à mourir avec vous, ne sachant pas qu’il soit ailleurs gens qui nous plaisent davantage, — à nous, dis-je, vous concéderez assurément toutes les faveurs qu’ont usurpées, avant même d’en solliciter l’octroi, MM. Bazan et Alghero.

— À savoir ? — demanda très naïvement lord Nettlewood, qu’un tel discours, et si confusément troussé, ahurissait.

— À savoir, — précisa négligemment la Cadière, — cette principale faveur d’être d’abord, et sans que personne y trouve à redire, déliés de toutes les vieilles règles sociales et de toutes les vieilles lunes morales ; — de faire tout ce qui nous tentera, de dire tout ce qui nous chantera, de boire quand nous aurons soif, de manger quand nous aurons faim, de nous coucher quand nous serons las… et ce, où nous voudrons… voire, avec qui voudra… J’en ai dit bien assez long, mon cher lord ! En deux mots comme en cent, veuillez donc, eu égard à l’occurrence, abdiquer votre souveraineté d’hôte et de maître après Dieu. Car, tout bien considéré, la pauvre Feuille de Rose n’est plus là…

— Il est vrai, — consentit l’ex-maître après Dieu, quoique hésitant encore…

Tout le monde s’était tu. À telles enseignes que le dernier argument, en l’affaire, fut fourni par l’auditeur le plus silencieux d’ordinaire : par l’honorable Reginald Ashton lui-même. Avec ou sans arrière-pensée ? c’est ce dont personne ne sut rien, jamais…

L’honorable Ashton, ayant toussé, prononça donc :

— À tout condamné à mort l’usage, évidemment, n’est pas de refuser la cigarette qu’il implore… brune, blonde ou noire, à sa fantaisie…

Un silence bizarre suivit. Puis, comme afin de rompre les chiens, tous ceux qui avaient faim profitèrent de la permission tacite, et s’en furent vers les reliefs du déjeuner, afin d’en dîner et d’en souper, tout ensemble, et une fois pour toutes, jusqu’à des jours meilleurs.

XIX

Maintenant la nuit était noire. Étoilée cependant. Étoilée à miracle. Le cyclone s’était décidément enfui ; et, s’enfuyant, il avait proprement balayé le ciel. Derrière lui, la lourde chaleur des Tropiques, un moment remuée, s’était derechef appesantie sur l’Atlantique et sur ses îles, et sur Graciosa pis qu’ailleurs. De toutes les disgrâces auxquelles leur naufragesque mésaventure condamnait inéluctablement les hôtes de la feue Feuille de Rose, la moindre était sans contredit l’obligation présente de coucher à la belle étoile. Nul refroidissement, nulle courbature et pas même le plus faible rhume de cerveau n’était, en l’occurrence, à craindre pour personne.

Par ailleurs, don Juan Bazan et ser Carlo Alghero avaient naguère constaté que, sous la voûte accueillante de la caverne au Grand Puits, le sable était si fin à la fois et si épais qu’on y pouvait coucher, voire coucher le plus confortablement du monde. (Ser Carlo et don Juan n’en étaient d’ailleurs que plus à blâmer, et plus à plaindre aussi, de s’êlre, dans le premier accès de leur mauvaise humeur, si légèrement écartés d’un dortoir si tentant.)

Au fait, quoique le dit dortoir fût certes d’assez bonne taille pour donner place à dix ou douze dormeurs, nul doute qu’il ne devînt d’autant plus logeable qu’on fût moins nombreux à s’y loger. Personne donc n’objecta rien — et pas même lord Nettlewood, quoique, défenseur et gardien de la morale, de la religion et de toutes les disciplines, — quand plusieurs des naufragés prétendirent, l’heure du repos ayant sonné, à se reposer hors la caverne, et chacun à part les autres.

Le luminaire manquait naturellement. Ce pourquoi, dès le coucher du soleil, il ne pouvait guère être question de beaucoup prolonger la veillée. De bonne heure, M. de la Cadière, lui le premier, annonça son intention de ne point dormir dans l’abri commun.

Il protesta en même temps de sa parfaite déférence envers toute la compagnie, et d’abord envers lord Nettlewood.

— Mais, — ajouta-t-il en manière d’explication, — dans l’intérêt même de chacun, et surtout pour la plus grande commodité des dames, il est bon que quelques-uns d’entre nous s’en aillent passer la nuit ailleurs, et procurent quelque solitude à celles qui ont bien le droit de ne pas dormir en trop grande société.

Ayant dit, il s’en fut, assez promptement.

Or, dans l’instant d’après, l’une après l’autre, Mme Francheville, d’abord, puis Mrs. Ashton exprimèrent, elles aussi, le désir de ne point gêner le reste de la compagnie.

— Il ne serait pas juste, dirent-elles, chacune à sa façon, — que notre qualité de femme chassât de la caverne tous ceux qui préfèrent y coucher. Mme d’Aiguillon, certes, a droit à tout ce qu’elle préférera. Mais elle seule. Nous, qui n’avons point de cheveux blancs, cédons volontiers le meilleur abri à lord Nettlewood, tout comme a fait M. de la Cadière à la marquise.

Cela n’alla pas sans protestation. Et le premier à protester fut Reginald Ashton. Ce dont tout le monde s’étonna considérablement : c’était, de mémoire d’homme présent, voire de mémoire de femme, la première fois que Mr. Ashton ne criait pas d’emblée : « Assomme ! », dès que Grace Ashton avait crié : « Tue ! »

En l’occurrence, il en alla tout autrement. Reginald Ashton commença par tousser deux ou trois coups, puis, d’un ton peut-être embarrassé, mais ferme tout de même, exposa que la théorie du comte de la Cadière était excellente pour les jeunes gens et pour les célibataires, mais que Mme d’Aiguillon elle-même aurait de quoi s’offenser si tous ses amis, et d’abord toutes ses amies, l’abandonnaient, telle une pestiférée.

— Ceux-ci surtout n’en ont pas le droit, — conclut-il, — que les convenances strictes n’obligent pas à s’écarter. On ne peut laisser seule Mme d’Aiguillon. On ne peut laisser seul lord Nettlewood ; et, pour demeurer auprès d’eux, sont tout désignés, d’abord, avec Mme et M. de Trêves, ma femme et moi, c’est-à-dire tout ce que la Feuille de Rose compta de gens mariés…

— Mon Dieu ! — consentit la vieille marquise assez indifférente, faites tous comme il vous plaira. Mais n’allez pas vous croire obligés le moins du monde à dormir soit là, soit ailleurs, pour cette unique raison que moi, je dors ici. Elle avait déjà choisi sa place. Elle s’y coucha sans plus d’embarras, la tête sur son bras :

— Et Dieu nous bénisse tous ! — acheva-telle, tout à fait paisible : — bonsoir et bonne nuit !

— En vérité, — prononça M. de Trêves, qui avait parfois des réminiscences ancestrales, — nous sommes tous ici comme des condamnés à mort dans leurs cellules… et Mme d’Aiguillon prend la chose avec autant d’insouciance que firent les marquises, ses grand’mères, dans leurs prisons de 1793 !

— Et voilà qui prouve fort élégamment, — fit Mr. Ashton, en s’inclinant, — que votre noblesse de France quoique sevrée, depuis près d’un siècle et demi, de tous ses privilèges, n’a cependant dégénéré d’aucune de ses vieilles vertus.

M. de Trêves s’inclina à son tour, flatté au bon endroit. Mais, plus Français encore qu’il n’était noble, il ne put s’empêcher de répondre, avec assez d’à-propos, et davantage de justice :

— Nos armées non plus, cher monsieur ! quoique sevrées de combats depuis près d’un demi-siècle !… Et la chose fut déplorable en 1914, pour ces malencontreux Prussiens !…

Sur quoi, comme on n’y voyait plus du tout, — il n’y avait point de lune, — les naufragés s’organisèrent pour leur nuit.

XX

— Reggie, mon respectable ami, — affirma lord Nettlewood, soucieux, — je suis énormément triste de toute cette aventure, encore qu’elle soit incompréhensible… car j’estime encore, avec toutes bonnes raisons pour cela, que nous nous alarmons à tort, et que notre Feuille de Rose ne peut strictement pas être perdue.

— Je n’ai garde de contredire Votre Seigneurie ! — proclama le petit mari de la belle Grace Ashton.

Ces dames, comme Reginald Ashton l’avait voulu, s’étaient toutes empressées à faire leur lit auprès du lit de Mme d’Aiguillon ; laquelle, d’ailleurs, médiocrement sensible à cet empressement, n’en avait dormi que plus tôt, et de ce beau sommeil prompt et profond, que seules goûtent les vieilles dames assez sages pour ne jamais guetter leurs jeunes voisines et toujours mépriser le chien du jardinier.

Ainsi s’étaient donc groupées, avec un enthousiasme provisoire, mais correct, Mmes Ashton, de Trêves et Francheville ; pendant que toute la gent masculine se promenait hors la caverne, afin de mieux respecter les pudeurs possibles du sexe, opposé.

Henry de la Cadière s’était éloigné. M. de Trêves piétinait, au contraire, à toucher l’orée de la caverne. Lord Nettlewood et Reginald Ashton, « le bras dans le bras », se promenaient sur le plateau de l’île, pestant parfois l’un et l’autre contre les cailloux qui heurtaient leurs pieds. Car le sol était tout ce qu’on voulait, sauf uni.

Un temps, les cailloux firent néanmoins trêve. Et, tels le héros Æneas et son fidèle Achates, Nettlewood et Ashton marchèrent silencieux dans l’ombre de la nuit solitaire. En fin de rêverie, Nettlewood-Æneas se reprit à deviser :

— Reggie, il n’empêche que tous les hommes sont sujets à l’erreur. Je puis donc errer, moi, comme n’importe quel autre. Auquel cas tous, tant que nous sommes, nous serions bel et bien au seuil de l’éternité.

— Indubitablement, — acquiesça Achates-Ashton ; — indubitablement. Votre Seigneurie voit réellement la chose comme elle est, ni mieux, ni pis.

Et, les cailloux s’y prêtant encore, un autre temps de silence s’ensuivit.

— Reggie… — lord Nettlewood après avoir songé tant qu’il avait pu, se résolvait à prendre un confident de ses anxiétés trop lancinantes — — Reggie… avez-vous quelquefois songé à la mort ?

— Fréquentes fois, mylord ! — affirma l’honorable Reginald Ashton ; — fréquentes fois, en vérité ! et jamais sans déplaisir.

— Hélas ! nous y touchons peut-être — murmura Sa très malheureuse Seigneurie. — Or, si nous y touchons, nous touchons à l’au-delà… Formidable contact ! — Que pensez-vous de l’au-delà, Reggie ?

— Mylord, — avoua, tout de go, Reggie Ashton, — je n’en pense pas grand’chose à l’heure actuelle et j’ai peur de n’en avoir jamais pensé davantage, à n’importe quelle heure !

Il s’interrompit, médita, puis, dans l’instant que lord Nettlewood, tassé d’un silence trop long, rouvrait la bouche :

— Au fait, mylord, excusez-moi si je vous interromps d’avance… Mais, vous-même ?… quelles sont vos idées là-dessus ?… L’au-delà, dame ! tout le monde en parle, et, d’abord, nos saints ministres, en tous leurs prêches… mais j’ai toujours trouvé que tout le monde, et surtout nos saints ministres, en parlent comme les aveugles des couleurs !… Ah ! vous souriez, mylord ! et c’est donc que vous trouvez comme je trouve… Mylord, mylord, les papistes qui ne raisonnent point, refusent de comprendre et croient quia absurdum, sont moins niais que nous. Et je me réjouis de voir que Votre Seigneurie n’en doute nullement. Ma foi, si vos fermiers de Galloway savaient cela, le Sinn Fein ferait peut-être grâce à vos récoltes… Au fait, pardon !…

Vexé (on avait parlé du Sinn Fein !), lord Nettlewood toussait, sèchement.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! — affirma Reggie Ahston, une pichenette au bout des doigts. — Secouez le Sinn Fein, mylord ! L’essentiel est ceci, que vous comme moi, moi comme vous, sommes bel et bien contraints de confesser, sur ce diantre d’au-delà, notre crasse ignorance… Bon, voilà qui est acquis. Mais, dès lors, je ne vois pas pourquoi nous irions nous casser le nez contre ce mur ? Qui vivra verra, qui mourra saura… Et secouez, mylord ! secouez toujours, secouez l’au-delà ! il faut tout secouer… Reste la mort, il est vrai… Et secouer la mort… hem !… Tout de même, mylord, veuillez y bien songer : mourir est sûrement la chose au monde la plus facile, puisque, depuis l’origine des origines, personne n’a manqué à réussir cette chose-là ! Par Saint Georges, par Saint André, par Saint Patrick même, Votre Seigneurie aurait donc vraiment trop grand tort de se préoccuper d’une si pauvre performance, à la portée des plus imbéciles comme des plus maladroits. J’irai plus loin, mylord : nos ancêtres sont morts, j’imagine ? Où le père a passé, passera bien l’enfant !

Lord Nettlewood, étonné, considérait l’honorable Reggie Ashton :

— Par Jupiter ! Reggie, je ne vous aurais jamais cru à ce point philosophe ! Cela tombe, d’ailleurs, à merveille ! et vous êtes aujourd’hui, j’en jure Dieu ! le right man in the right place !… le spécialiste dans sa spécialité !… l’homme qu’il me faut, pour m’aider, maintenant qu’il faut, à bien mourir !… Reggie, je vous dois beaucoup d’excuses : je vous avais toujours pris pour un bon homme, bien simple et sans malice… content d’être riche, assez… content d’avoir une femme jolie, très… content d’avoir de braves amis, d’avoir un fort patron…

— Vous, mylord ! — précisa Reginald Ashton, souriant de coin…

— Moi, oui… moi, Reggie, content d’ailleurs aussi, puisque je m’étais souvent appuyé, pareillement, moi sur vous, ni plus ni moins que vous sur moi… Mais du diable si j’aurais jamais imaginé que, le plus dur des durs moments venu, je vous trouverais comme je vous trouve ! Car je vous trouve ! et je vous le dis : Reggie, vieux camarade ! vous êtes un damné fier compagnon pour l’heure de la mort !

Reggie Ashton, maintenant, se frottait les mains l’une contre l’autre, d’un geste très ecclésiastique. Une hypocrisie considérable faisait le fond de son caractère. Et, même ici, dans l’île au Grand Puits, dans l’île de la Vérité, cette hypocrisie lui restait collée à tous les gestes. Malgré quoi, le sortilège du lieu aidant, la même hypocrisie avait quitté son cœur ; et, pour la première fois de sa vie, l’honorable Reginald Ashton parlait peut-être sans mensonge…

Par le fait, il fut, dans l’instant qui suivit, brutalement sincère. Lord Nettlewood, obstinément soucieux, s’était repris à hocher la tête. Et voilà qu’il disait :

— Ashton, Ashton ! il n’empêche que, si la mort n’est rien, l’au-delà, quoique inconnu, est quelque chose ! Aussi bien vous êtes-vous trompé, et ce n’était pas de la mort que je vous parlais tantôt… Nous autres, gens nés, savons par atavisme la regarder en face, et la regarder sans émoi… Je vous parlais de l’au-delà, Reggie !… Et j’y reviens, quoique vous ayez fort bien dit… quoique, en effet, nous ne sachions rien de cet au-delà… rien ! ni vous, ni moi… J’y reviens cependant, parce que, malgré notre ignorance réellement absolue, nous avons tout de même, vous comme moi, moi comme vous, vécu, selon la Loi du Seigneur, en vrais chrétiens, en bons protestants… et parce que donc nous croyons à Dieu, et au Jugement, et au Paradis, et à… à l’Autre Endroit… Reggie, Reggie, j’ai peur… J’ai peur abominablement !… Vous-même, n’avez-vous pas peur aussi, peur comme moi ?…

Étonné, Reginald Ashton considérait son patron, son « fort » patron, ainsi décomposé :

— Mylord ?… est-ce tout de bon ?… Votre conscience est si lourde ?

Mais le lord de Galloway baissait le front, bas, bas :

— Elle est plus lourde encore, Reggie ! Elle est trop lourde, et j’en suis écrasé ! Reggie, Reggie, vous ne vous en doutiez donc pas ? vous n’avez donc jamais songé à rien ? vous n’avez donc jamais vu, en rêve, l’Irlande, mon Irlande, mon Irlande épouvantable ? ni le Sinn-Fein ? ni les oppressions, ni les expulsions, ni les représailles ? ni les exécutions ?…

Il hoquetait.

Ashton, le menton haut, écarta, d’une pichenette encore, toutes ces visions :

— N’est-ce que cela, vieux cher garçon ?

— C’est cela, surtout… et tant d’autres choses qui s’ensuivent…


…Le Puits de la Vérité exhalait ses miasmes formidables…

Reggie Ashton, qui n’était pas méchant, sauf quand il estimait profitable de l’être, protesta généreusement :

— Nettlewood ! cheer up ! Ne jetez pas ainsi le manche après la hache !… Quoi ? l’Irlande, le Sinn-Fein et tout ce qui s’ensuit ? Et bien ?… Vous avez été dur pour toute cette racaille, soit !… l’Enfer et l’Irlande se ressemblent d’assez près, d’accord !… et la vieille Russie, sous ses tsars, connaissait certes plus de liberté que la verte Erin sous ses landlords… Mais quoi ! vous n’en aviez que plus de raisons pour lutter, d’avance, contre un bolchevisme probable… Et puis, et surtout, vous n’avez rien inventé en fait d’horreurs : vos ancêtres vous avaient tout appris… Vous avez imité, sans davantage… vous avez même adouci. Rappelez-vous Cromwell, et le carnage de Drogheda : on ouvrit le ventre des femmes enceintes, pour tuer jusqu’aux Irlandais à naître… Et rappelez-vous aussi votre pure vierge-reine, cette grande Elisabeth, la Jeanne d’Arc d’Angleterre…

— Reggie ! — cria le lord de Galloway, — Reggie ! ne blasphémez pas !…

…Le Puits de la Vérité s’en mêlait sûrement encore, et pis que jamais…

Et, comme Reggie, tout stupéfait, demeurait bouche ouverte, et ne blasphémait plus :

— Reggie, — répéta, une fois de plus, lord Nettlewood, qui semblait s’accrocher au prénom de son confident comme un noyé s’accroche à n’importe quelle branche, fût-elle un serpent, — Reggie, ne mentons plus ! l’heure est trop grave ! Ne mentons pas et ne mettons pas dans un même sac la sainte martyre française, — assassinée par nous, Anglais, — avec notre nationale b…[2], Elisabeth la Sanglante… Celle-ci, je vous le dis en vérité, et quoique notre hypocrisie la vénère, valut moins que sa sœur la Brûlante[3], et moins que le vieux Noll, fils du vieux Nick[4]. Est-ce donc là tout ce que vous me trouvez d’excuses, Reggie ? n’avoir pas fait pis que l’atroce bourreau Cromwell, n’avoir fait pis que la tigresse Bessie ?… Ho…

Il se tut, comme on suffoque.

Mais Ashton haussait les épaules :

— Tek ! tek ! tek !… mylord, vous n’avez ni tué — j’entends de vos mains, — ni brûlé, ni violé…

— J’ai permis tout cela ! et je l’ai approuvé ! et j’ai glorifié les criminels !…

— Alors, toute l’Angleterre avec vous !…

— Hélas ! Ashton… il est bien vrai !… Mais croyez-vous que toute l’Angleterre, si elle était ici, ne tremblerait pas comme je tremble ?…

— Elle a des excuses : l’Irlande, mylord, avait trahi l’Angleterre, dans la récente guerre contre les Allemands…

— Trahi, Ashton ? Dieu vous pardonne ce mensonge, le pire des mensonges anglais ! On ne peut trahir que son propre parti. Et le parti de l’Irlande n’était pas, ne pouvait pas être le parti de l’Angleterre… Il n’y eut qu’un peuple traître lors de la guerre que vous dites : le peuple grec, qui commença par trahir le peuple serbe, son allié, et finit par trahir le peuple français, son bienfaiteur… Et, certes, je suis une bien basse créature, Reggie ! mais, tout de même, j’aimerais mieux être quatre fois plus vil que je ne suis, plutôt que d’être Grec…

— Mylord, mylord ! qui songerait, même parmi les Sinn-Feiners, à flétrir d’un tel nom Votre Seigneurie ?

— Personne, il est vrai ! pas un seul d’entre eux… Et je n’en suis que plus honteux : car l’éponge irlandaise, ainsi, fut, envers moi, équitable !… envers moi, Reggie ! envers moi qui l’ai tant pressée, tant exprimée…

— Bah ! — fit Ashton, cavalier : — le moyen, mylord, de presser moins fort une si pauvre éponge ?

— Une si pauvre éponge, Reggie ? Par Jupiter, vous parlez sans savoir, et c’est le contraire que vous devriez dire, vieux cher garçon ! Une riche, une très riche éponge, oui ! voilà ce qu’était l’éponge irlandaise, avant que les landlords tels que moi l’eussent épuisée, desséchée, écrasée !… Ô Ashton, tel est mon pire remords, à cette heure… Car le Seigneur me pardonnera ou ne me pardonnera pas, que sais-je ?

— Bah ! — fit encore Ashton : — puisque vous vous repentez, mylord !

— Je me repens, certes, — affirma lord Nettlewood, — je me repens ! mais j’ai peur de me repentir principalement parce que notre Feuille de Rose a coulé bas… Car, si la mort n’était pas devant nous, si le jugement ne menaçait pas… bref, si demain, au lieu d’être, à côté de vous, Ashton, un pauvre naufragé sans ressource, je me retrouvais là-bas, sur ma vieille falaise, avec mes paysans à mes pieds, ou dans la bonne facile London, avec le Sinn-Fein vaincu et pantelant sous notre botte…

— Eh bien ?… mylord ?…

— Eh bien !… Ashton… je me repentirais peut-être moins.

Dans l’instant, des cris sauvages éveillèrent tous les échos d’alentour.

XXI

Lord Nettlewood et son complice, l’honorable Reggie, se promenaient et devisaient comme on a vu, hors la caverne, cependant que Mme d’Aiguillon, dans la caverne, s’était innocemment endormie, et qu’auprès d’elle Mme de Trêves, aidée par son mari, tâchait à s’organiser une alcôve Par ailleurs, MM. Bazan et Alghero s’étant, depuis belle lurette, fort éloignés du reste de la compagnie ; et, M. de la Cadière ayant fait ensuite la même chose, seules demeuraient, oisives, Mmes Ashton et Francheville, qui se considéraient l’une l’autre avec une toute mondaine aménité.

— Grace, ma toute jolie, — attaqua Germaine Francheville, — je vous plains vraiment à cause de la tyrannie de Mr. Ashton… Tout de bon, il n’est pas ragoûtant de coucher dans cette caverne, avec la vieille d’Aiguillon, et le vieux lord, et le ménage Trêves, qui ne dort peut-être pas silencieux… Grâce charmante, il est bon quelquefois de n’avoir point de mari ! Moi, je dormirai tout à l’heure mieux que là-dedans : car je dormirai à la belle étoile…

Par le fait, les étoiles étaient belles, belles à miracle ! Le ciel nocturne, purifié par l’ouragan, éblouissait.

Cependant Mrs. Ashton souriait à Mme Francheville :

— Germaine, ma très chérie ! avez-vous cru, tout de bon, que la tyrannie de Mr. Ashton jamais me tyranniserait ?

Et, Mme Francheville demeurant coite, Mrs. Ashton insista :

— Germaine, adorable petite chose que vous êtes… avez-vous un instant supposé que, dans les dures circonstances où nous voilà, je subirais la loi stupidement jalouse et jalousement féroce de ce tout petit imbécile, mon mari ?

Elle respira très fort, puis, se répondant à soi-même, proclama : — Non !

Et Germaine Francheville, encore que vaguement déçue, ne se retint pas de considérer « sa toute jolie ».

La caverne s’ouvrait à quelques pas. Le seuil de sable fin s’étendait assez loin, tant en long qu’en large. Au-delà, le plateau ondulait jusqu’aux falaises de l’île. Et le Pic, à peine visible parmi la nuit, jetait partout son ombre immense, tel un manteau opaque sur la transparence tropicale.

— Donc, — constata gravement Germaine Francheville, — vous avez pris votre parti, et vous secouez le joug conjugal ? Alas, poor Yorick !!… Dieu me garde, petite merveille, d’une critique ou d’une objection !… Tout de même, s’il est vrai que nos affaires aillent mal… S’il est vrai que la Feuille de Rose soit perdue… et que nous soyons, nous, perdus comme elle, et à cause d’elle… Grace adorable, ne pensez-vous pas que l’heure est impropre pour déchirer tous les contrats, pour briser tous les pactes… et pour qu’une épouse refuse l’obéissance obligatoire due à l’époux ?…

Or, assez narquoise Grace Ashton répliqua, tout de go :

— Germaine, ma toute mignonne ! ne vous moquez pas de moi, ce serait tellement mieux !… S’il est précisément une heure qui nous doit affranchir de toutes les servitudes, et surtout de celles que vous avez dite, j’imagine bien que c’est l’heure d’à présent, si proche de notre dernière heure ! Voyons, songez-y : tant que tenait la grande convention sociale, celle qui lie les rois et les peuples, les maîtres et les servants, les femmes et les maris, bon ! je me soumettais… l’avenir était là, pour me persuader… car je ne fus jamais assez sotte pour sacrifier tout demain à la moitié d’aujourd’hui… Mais ce soir, patatras ! voilà que demain s’écroule ! Il n’y a plus de demain. C’est aujourd’hui qui est notre dernier jour… Germaine, ma trop jolie ! pensez à cela !… Ce seul jour, cette seule nuit, pour mieux dire, voilà peut-être tout ce que nous vivrons encore, avant de, strictement, ne plus vivre… tout ce qui nous sépare de la fin, du néant, du rien absolu…

— Oh ! — protesta d’un jet Germaine la trop jolie, suffoquée un brin…

Car les femmes, et surtout les plus sceptiques, se résignent mal à n’être pas immortelles. Et il n’en est presque aucune qui ne refuse, avec une obstination — qui peut-être pourrait s’appeler sagesse —, de jamais admettre qu’après elles, comme après nous, le néant, probablement, succédera.

Tout de même, il est des exceptions. Peut-être Grace Ashton en était une…

Cependant, elle et Germaine Francheville se toisaient.

— Eh ! pourquoi donc criez-vous ? — demanda celle-là.

— Parce que, — répondit celle-ci, vous semblez tolérer l’idée de notre disparition définitive ! J’ignore assurément quelle vie je vivrai, quand j’aurai fini de vivre la vie que je vis. Mais je sais bien que je vivrai une vie quelconque.

— Soit ! — concéda Mrs. Ashton, qui, ce nonobstant, pratique et précise, ajouta : — il n’est tout de même rien que le présent.

Et du silence suivit.

— N’importe ! — recommença Germaine Francheville : — au point où nous sommes, il me paraît réconfortant de penser à l’avenir et d’en espérer tout ce que le passé ne nous a pas donné…

— Pensez, espérez et réconfortez-vous tant qu’il vous plaira, — acquiesça Grace Ashton. — Mais, entre le passé et l’avenir, je vois encore la place pour quelques satisfactions immédiates quoique suprêmes… Et je vous assure que rien au monde, ni personne, ne m’empêchera de goûter ces satisfactions-là… Non-da ! Pas même l’opposition de mon seigneur et maître, l’honorable Reggie… encore qu’il ait, tout à l’heure, essayé sur moi son autorité conjugale, quand il prétendit me contraindre à coucher là où il veut, là où je ne veux pas…

— J’avais bien entendu, — laissa tomber Germaine Francheville, songeuse.

Et du silence suivit encore.

— Coucher où l’on veut, — reprit Mme Francheville, au bout d’un petit temps, — c’est le droit de chacun… Est-ce que, justement, M. de la Cadière ne disait pas à lord Nettlewood quelque chose d’avoisinant ?

— Vous l’avez remarqué ? — questionna Mrs. Ashton, qui, penchant la tête à droite, leva le nez.

— Sans doute, — fit Mme Francheville, innocente : — rien de ce que dit M. de la Cadière n’est indifférent à personne…

Et, cette fois, le silence se prolongea.

Germaine Francheville, à la fin, le rompit pourtant, sur un ton tout câlin :

— Grace chérie, puisque vous êtes si bonne, dites-moi : où voulez-vous coucher, cette nuit ?

Et Grace Ashton, penchant encore la tête à droite, leva le nez plus haut que ci-devant :

— Sais-je ? — elle parlait tout à fait du bout des lèvres, après avoir pris tout son temps — sais-je où je voudrai ? Je sais seulement que cela ne sera pas où Mr. Ashton eût voulu !… Au fait, chère jolie, vous-même ?

— Moi-même ? — jeta Germaine Francheville, insouciante de la tête aux pieds, — comment saurais-je mieux que vous ?… C’est d’ailleurs très indifférent : il s’agit d’une nuit…

— Mais peut-être de la dernière nuit…

— Quelle horreur ! — cria Mme Francheville : — imaginez-vous qu’alors nous n’aurions plus que quelques heures à nous voir, nous deux ? quelques heures à nous aimer ?

— Oh ! beauté que vous êtes !…

Passionnément, ces dames s’embrassèrent sans se mordre du tout. Mais, l’embrassade parachevée :

— Au fait, — enchaîna Germaine Francheville, — M. de la Cadière, lui… de quel côté s’en est-il allé ?

— Par là, — affirma tout de suite Grace Ashton.

Elle montrait le nord.

— Fort bien ! — fit Germaine Francheville. — En ce cas, mon choix est fait, et je m’en vais dormir par ici…

Elle montra le sud.

— Hé ! — fit Grace Ashton, déconcertée.

— Quoi ? — Germaine Francheville riait de toutes ses dents : — vous voilà bien surprise ! Alliez-vous croire que j’irais coucher, ce soir, avec M. de la Cadière ?

— Hé… redit Grace Ashton.

— C’est aussi loin de ma pensée que de la vôtre ! — affirma l’autre, qui riait de plus belle ; un peu railleusement, qui sait ?…

Sur quoi, enchaînant une fois de plus :

— Et puisque c’est par ici que M. de la Cadière ne couche pas… Bonsoir, mignonne ! et rêvez d’amour !…

Elle s’en allait, alerte. L’autre lui courut après :

— Germaine chérie ! pardon ; j’aime mieux tout vous dire…

— Ho ? — fit celle qui s’en allait, — vous ne me disiez donc pas tout ?…

Elle s’arrêta, et elles se firent face.

— Écoutez ! — commença Grace Ashton : — je crois que M. de la Cadière n’est pas du côté que je vous ai dit…

— Tiens ?

— Non… il est au contraire… Enfin…

…C’est très difficile de dire la vérité, quand on essaye pour la première fois. Et, si maladroits que soient les hommes à ce sport, les femmes y sont plus maladroites encore. Le Grand Puits, par magique fortune, était là, tout près.

— Bref ? — interrompit Mme Francheville, acide imperceptiblement.

— Bref, — bredouilla Mrs. Ashton, — M. de la Cadière est au contraire par là… et je vais le rejoindre…

— Ho ! vous allez ?…

— Oui ! je…

Mrs. Ashton toussa ; puis hardiment :

— Je vais, oui ! Et je vais, parce que je veux !…

Alors, Mrs. Ashton fit un pas, comme afin de quitter la place, pour faire comme elle avait dit. Mais Mme Francheville l’arrêta :

— Fi ! — s’écria-t-elle, se reprenant à rire de toutes ses forces : et Mr. Ashton ?… lui qui, justement, ne veut pas ?…

— Lui ? — riposta assez crûment Mrs. Ashton : — hier encore, il voulait fort bien, n’est-ce pas ?

— Que dites-vous là, chérie !

— Comme si vous ne le saviez pas, voyons, chérie ! Au point où nous voilà, il n’est plus guère la peine de nous mentir à bouche que veux-tu !

— Mon Dieu ! c’est un peu vrai, — avoua la belle Germaine, qui passait délicatement un bout de langue sur sa lèvre d’en haut.

— Bonsoir donc ! — conclut lestement la gracieuse Grace : — Si cette nuit-ci doit être ma dernière nuit…

Un brin cynique, elle sourit, et fit la révérence. Mais on ne la lui rendit pas.

— J’y pense, — murmurait, un brin cynique aussi, Germaine Francheville : — c’est qu’alors, cette nuit-là serait aussi ma dernière nuit à moi…

Elles se regardèrent l’une et l’autre, toutes deux hésitant.

— Germaine, — prononça tout à coup Grace Ashton, — excusez-moi : Henry de la Cadière m’attend.

— Heu ! — objecta vite Germaine Francheville, — êtes-vous réellement sûre, Grace, que c’est bien vous qu’il attend ?

Elles se redressèrent, ensemble :

— Mais, — fit l’une, — j’imagine que vous savez aussi bien que moi depuis combien de temps…

— Depuis combien de temps, — fit l’autre, — vous et Henry trompez ce pauvre Ashton ? Certes, je le sais ! Mais j’imagine que vous savez aussi depuis combien de temps Henry en est las, et de quel poids cette tromperie-là lui pèse !

— Oh ! je sais surtout depuis combien de temps vous lui faites, vous, la cour ! Et je sais de quel bon cœur il en rit avec moi…

Il y eut pause. Les deux rivales se regardaient toujours. Mais c’était, maintenant, sans la moindre aménité.

La première, Germaine Francheville reprit une façon de sang-froid.

— Au fait, — reprit-elle — la plus simple des choses est celle-ci : vous l’aimez… oui ?… je l’aime… oui !… qu’il choisisse ! après tout, si cette nuit-ci est notre suprême nuit…

— J’ai mon droit ! — cria Grace Ashton : — je suis la première.

— Raison de plus, — affirma Germaine Francheville : — vous n’allez pas vouloir être la seule !…

— Ce que vous dites-là est ignoble ! — protesta Grace : — inconvenant, et dégoûtant !

— Mais ce que vous faites est pire ! — riposta Germaine : — abominable et répugnant !

Elles se turent toutes deux une dernière fois ; mais quatre secondes seulement.

— Voulez-vous me laisser la place ? — interrogea Grace, tout net.

— Voulez-vous me laisser rire ? — répliqua Germaine, tout court.

Et, l’autre allongeant une main, elle-même en allongea deux. Une poussée s’en suivit, puis une autre. Puis une chose. Puis une lutte, — furieuse, — féroce, — à corps perdu. — Une bataille…

XXII

Une bataille qui dura.

Grace Ashton avait d’abord voulu seulement passer son chemin, et franchir l’obstacle vivant que lui était Germaine Francheville. Mais celle-ci la repoussant très brutalement, des coups, tout de suite, s’en suivirent. Or, rien n’est si féroce qu’une femme dans ses combats, parce que rien n’est si maladroit à combattre. Au lieu de frapper à poings fermés, une femme frappe à griffes ouvertes. C’est ensemble moins efficace et plus malfaisant. Mesdames Ashton et Francheville s’étant fait réciproquement très mal, tout de suite, tout de suite leur bataille s’exaspéra.

En vérité, pour la décrire, c’est Homère qu’il faudrait.

L’une chancela. L’autre tomba. Celle-ci égratigna celle-là. Celle-là échevela celle-ci. Toison brune et toison blonde se mêlèrent. Cependant que les deux bouches, rose-blond, rose-brun, si différentes, et pourtant si également charmantes, échangeaient des injures dont une poissarde se fût d’abord offusquée.

Alentour, il y avait l’île ; — l’Île au Grand Puits…

… L’île quaternaire, ou tertiaire, ou secondaire… l’île primitive, qui sait ! sur laquelle, sans la changer d’un creux ni d’un angle, des siècles de siècles de siècles avaient, un à un, déferlé : l’île sur quoi nos cyclones, ensuite, nos cyclones d’aujourd’hui avaient déferlé à leur tour ; tous, dix mille fois dix mille, peut-être ; et, tout cela, sur ce même bout de terre à peu près éternel que jamais les hommes n’avaient habité ; sur ce bout de sol tout à fait désert, qui n’avait jamais rien su des hommes ; sur l’île, que jamais n’avaient souillé les mensonges des hommes ; à telle enseigne que la Vérité, un jour qu’on ne savait plus, ni qu’on ne saurait jamais, avait daigné forer, là, Son Puits…

… Pour que le mensonge, jamais, ne l’y troublât…

Deux femmes, certes, pouvaient se battre, pour un homme, sur cette île-là… et sans déchéance ni sacrilège. — Il n’est rien de plus vrai, ni rien de plus normal, que l’instinct, que le sexe, et que la loi du plus fort ou de la plus forte. — Germaine Francheville et Grace Ashton, luttant, en cette nuit qu’elles admettaient devoir être leur dernière nuit, et luttant pour l’amant qu’elles craignaient d’être leur dernier amant, n’offensaient pas la Vérité, même sortie de Son Puits, et trônant dans Son Île…

Ce pourquoi elles luttèrent, ou plutôt se battirent, se meurtrirent et se déchirèrent, tant que la force ne leur manqua pas absolument ; — tant que l’une, victorieuse, ne tint pas sous elle, l’autre vaincue.

Cela n’avait pas été sans péripéties.

Grace Ashton, la première, était tombée. Et Germaine Francheville n’en profita pas pour tout de suite, l’accabler et l’écraser : parce que c’était au début du duel ; Germaine Francheville, alors, n’avait pas perdu toute amitié pour sa rivale ; la voyant à bas, elle s’empressa de la relever.

Elle s’écria même :

— Je vous ai fait mal ?

Mais l’autre, à peine relevée, lui fit mal à son tour : d’un furieux coup, en plein nez, dont Germaine saigna.

Auquel coup Germaine riposta furieusement. Et cela continua comme de règle : par des griffures et des morsures ; par des coups de pieds, de poings et de genoux ; par des cris, des pleurs, des grincements et des hurlements ; par une double étreinte enfin, au bout de laquelle Grace Ashton, plus faible, fut terrassée, et Germaine Francheville l’emporta.

Ces dames, ainsi confondues, par terre, l’une dessus, l’autre dessous, n’usèrent alors, d’ailleurs, d’aucune modération.

Grace, abîmée, impuissante, cria du fond de sa haine :

— Saleté ! fille !

Cependant que Germaine, triomphante, mais essoufflée, lui renvoyait :

— Ordure ! traînée !

Mots que ni l’une ni l’autre n’avaient peut-être, de leur vie, prononcés… mais qu’elles avaient probablement lus, — lus dans ces très vilains livres, et plus ineptes encore que vilains, qu’on nomme à Paris livres belges, et à Londres livres français ; — livres qu’on devrait, d’ailleurs, nommer partout, livres allemands ; car ils le sont.

Sur quoi, reprenant haleine, la victorieuse, qui tenait à deux mains les deux poignets de la vaincue, et l’écrasait par surcroît d’un genou au ventre, gronda :

— Tu as eu ton compte, hein ? — elle haletait encore ; et de grosses gouttes de sueur perlaient à son front, cruellement égratigné ; — tu as eu ton compte ? si je te lâche, seras-tu sage, et t’en retourneras-tu à la caverne, sans t’inquiéter de moi, et sans revenir ?

— Lâche-moi d’abord, — essaya la vaincue, qui songeait aux revanches possibles.

— Tu t’en retourneras ? tu promets ? tu jures ?…

— Je…

Elles étaient, somme toute, deux très honnêtes femmes.

Grace, donc, qui n’avait pas envie de tenir, ne voulut pas promettre. Elle tordit ses bras, s’arracha des doigts de Germaine, la saisit à son tour et la mordit. Mais Germaine eut encore le meilleur dans cette suprême lutte, plutôt pareille à une convulsion. Et alors, Grace, domptée et sanglotante, se résigna, céda, jura, et se releva, sans force cette fois pour recommencer la bataille, et sans envie de rien, sauf de pleurer son saoul.

Elle s’en fut, selon les termes du traité dicté par sa rivale, vers la caverne. Et Germaine Francheville, la regardant s’en aller, souriait, assez glorieusement, et remettait quelque ordre dans sa coiffure, fort endommagée par le combat…

Après quoi, ayant songé, elle s’en fut aussi, mais du côté opposé ; du côté que Grace Ashton eût choisi, si c’avait été Grace Ashton qui, victorieuse, eût pu choisir, et Germaine Francheville qui, vaincue, eût dû réintégrer la chaste caverne au Grand Puits.

À cent pas au-delà, Henry de la Cadière attendait…

En vérité fut-il, ne fut-il pas surpris de recevoir la brune alors qu’il attendait la blonde ? C’est ce qu’il serait indécent d’envisager. Une femme et un homme, l’un seul avec l’une, ont à l’ordinaire à s’entre-confier des secrets tellement particuliers qu’il faudrait être tout le contraire d’un honnête conteur pour vouloir les jamais redire. Le plus convenable est donc de n’en pas souffler mot, et d’en remplacer la narration, comme firent toujours, en pareille occurrence, tous les bons auteurs, par autant de lignes de points que l’ensemble des secrets en question a pu comporter, au plus juste, d’épisodes. Pas un lecteur de bonne foi ne s’avisera jamais de réclamer contre une coutume si correcte et si légitime à la fois. — Plaçons donc ici, pour bien faire les choses, six, huit, dix, ou douze de ces lignes de points tant évocatrices

… etc…

....................

Et ne précisons qu’un détail, celui-ci :

Il advint, au cours de l’une des lignes de points ci-dessus figurés, que Mme Francheville se prit à pousser de tels cris, — lesquels n’étaient pas des cris de douleur, — que M. de la Cadière en eut, tout net, le fil de sa harangue coupé. Ce pourquoi, vexé, il ne se retint pas de demander :

— Mignonne ! vous me faites peur… je vous en supplie !… pourquoi tant de bruit ?

Lors, Mme Francheville, s’interrompant tout net à son tour, dans le fracas de sa bruyante approbation, répondit :

— Chéri ! mais pour qu’elle entende, l’autre !… du fond de sa caverne, là-bas…

Il est connu de tous les biologistes que les combats d’animaux femelles, n’importent la classe, l’ordre, la famille, le genre, l’espèce ou la variété des combattantes, sont plus cruels que les combats d’animaux mâles.

XXIII

Au ciel tropical, la cohue des étoiles foisonnait.

Il faisait mieux que calme : calme plat ; calme blanc ; calme mort. — Ainsi nomment les marins ces temps immobiles qui verraient un duvet d’oisillon, jeté haut en l’air, retomber verticalement sur celui qui l’aurait lancé.

Or, la nuit passa sur l’île au Grand Puits tout mollement, et nul ne perçut le bruit de ses nocturnes ailes. En cette nuit, paisible à miracle, on put seulement entendre, dans la caverne, les pleurs de Mrs. Ashton, qui, Dieu sait pourquoi, semblait inconsolable d’être contrainte à faire, par hasard, chambre commune avec son époux ; et, en écho, hors la caverne, les cris de Mme Francheville, qui paraissait, elle, prendre toute la terre à témoin d’un bonheur décemment incompréhensible, — et qu’elle s’efforçait de ne pas contenir. — Quant aux autres habitants de Graciosa, les uns dormirent en silence, les autres firent semblant ; et peut-être y eut-il de ceux-ci plus que de ceux-là. Car force gens dorment mal, s’ils croient dormir pour la dernière ou l’avant-dernière fois. Seule, peut-être, Mme la marquise d’Aiguillon ne s’en soucia guère, et fit tous les rêves que Dieu voulut : bon chien chasse de race ; et feu Mme la marquise d’Aiguillon, bisaïeule de celle-ci, avait dormi tout son saoul, la veille du jour que Samson la guillotina, sur la place Louis XV. — Il n’était d’ailleurs là rien d’extraordinaire : les femmes de France ont accoutumé d’être braves ; et Turenne, qui s’endormit sur l’affût d’un canon, la veille de sa première bataille, n’était rien de mieux, somme toute, que le fils d’une Française…

Minuit sonnant, lord Nettlewood, qui, lui, dormait mal… tout le monde ne peut pas être Français ! et honni soit qui mal pense de ceux que leur destin condamne, faute d’être cela, à être autre chose !… minuit sonnant, donc, lord Nettlewood ; s’étant levé de sa couche de sable, et se promenant, çà et là, par la caverne, se heurta à l’honorable Reginald Ashton, qui, sans raison apparente, se promenait aussi.

— Reggie ! — appela Sa Seigneurie : — c’est vous ?

— C’est moi, mylord ! — affirma M. Ashton.

— Reggie ! — reprit le lord de Galloway, — je dors mal.

— Moi, mylord, — repartit le mari de Mrs. Ashton, — je ne dors pas du tout. Ma femme m’en empêcherait si j’en avais envie : elle est, ce soir, bruyante… Mais…

— Toutes les femmes sont bruyantes, toujours ! — avait interrompu lord Nettlewood.

— Mais, — continuait Reggie Ashton, — je n’en ai d’ailleurs pas envie. Non, mylord ! En vérité, je n’ai pas envie de dormir…

Ils se turent l’un et l’autre en même temps ; et cependant, ils continuaient de marcher par la caverne, côte à côte, mélancoliques et muets ; et ils allaient ainsi de l’est à l’ouest et de l’ouest à l’est, successivement…

L’instant d’après, quelqu’un, qui se promenait comme eux, dans l’obscurité, se heurta contre eux, comme eux-mêmes s’étaient, un peu plus tôt, heurtés l’un contre l’autre. Et ce quelqu’un n’était rien d’autre que le comte de Trêves, dit par sa femme le Pou.

— Vrai Dieu ! — jura Reginald Ashton, qui, assez naturellement, devina ce dont il retournait : — vous aussi, comte !

— Moi aussi ? — répéta l’autre, interrogatif et maussade.

— Vous aussi ! — redit Ashton : — j’entends vous comme moi, vous ne dormez pas, parce qu’une femme vous empêche de dormir ?

— D’honneur, — fit Trêves, — c’est vrai à moitié… mais seulement à moitié, Sir Reggie ! Car je viens de vous entendre, et vous avez dit à Sa Seigneurie que vous n’aviez pas envie de dormir, encore que, si vous aviez eu cette envie, Mrs Ashton se fût chargée de vous l’ôter. Pareillement a fait, pour moi, Mme de Trêves. Je vous jure qu’elle a dû, pour me chasser du lit, s’employer, si j’ose dire, toute ! car ce n’est pas envie, c’est besoin, que j’avais, de dormir. Et tel que vous me voyez je crève encore de sommeil tout bêtement !

Il bâilla, en manière d’illustration, d’une oreille à l’autre.

— Bah ? — demanda Ashton : — et qu’avait donc votre femme, cher ami ? des vapeurs, comme la mienne ?

— Des vapeurs ? non ! des remords, oui ! — affirma, avec la plus invraisemblable sincérité M. de Trêves, qui leva très haut les épaules, ce dont d’ailleurs personne, dans la nuit où l’on était, ne risquait de rien voir.

— Des remords ? — répéta, tout ahuri, lord Nettlewood ; et tant il s’étonna qu’il suivit alors le bon conseil d’Ashton, et secoua du coup ses remords à soi : — des remords… Trêves, mon cher enfant… que voulez-vous dire ?

— Mylord, — répondit le mari de la repentante Punaise, — je veux dire ce que j’ai dit : à savoir que Mme Trêves, s’estimant, non sans quelque apparence de raison, à deux doigts du Dernier Jugement, s’est avisée tout d’un coup de l’énormité de ses crimes…

— De ses crimes ? — interrompit le lord, bouche bée :

— De ses crimes, à elle, plus innocente aujourd’hui qu’elle ne fut jamais, et même au jour de son baptême ?

— Mylord, — précisa Trêves, — ce n’est pas à un protestant tel que vous qu’il faut rappeler les Écritures : chaque fils porte la faute de tous ses pères, de tous ses grands’pères, et de tous ses autres ascendants, jusqu’à la septième génération… D’autre part, vous n’ignorez pas que j’ai épousé une Arménienne…

— Ah !… exclama Ashton, qui comprit le premier.

— Et vous n’ignorez pas, — continuait Trêves, — que les Arméniens, qui tant et tant se prétendirent massacrés par les Turcs, et qui d’ailleurs l’ont réellement été deux ou trois fois, en cinq cents ans, ont eux-mêmes, tout le temps et de tout temps, par la plus ignoble et la plus féroce usure ruiné, dépouillé, affamé leurs prétendus bourreaux, lesquels, tout de bon, n’eurent jamais recours à la violence qu’à bout de malheur, de misère et de désespoir…

— Oh ! — fit Nettlewood, négligent, — j’ai voyagé en Arménie… Vous êtes au-dessous du vrai, mon pauvre Trêves.

Ashton, silencieux, opinait du front.

— Mais vous ignorez peut-être, — reprit le piteux époux de l’Arménienne, — que mes beaux-grands-pères ne s’en sont pas tenus là et qu’en outre, chaque fois qu’ils en ont eu l’occasion, chaque fois qu’ils ont eu quelques Turcs en leur pouvoir, et qu’ils ont pu les attaquer à dix ou quinze contre un… à Erzeroum, par exemple, en 1916, et en Cilicie, vers 1919… les dits Turcs furent insultés, torturés, mutilés, violés, tués, dépecés et déchiquetés. À tel point qu’on ouvrit le ventre des musulmanes enceintes, pour voir ce qu’il y avait dedans. — Curiosités arméniennes ! Pas un Arménien, au fond de soi-même n’en doute, ni n’en a jamais douté, ni n’ose le nier du fond du cœur. Et ma femme qui est, hélas ! de cette race regrettable, se souvient aujourd’hui des atrocités sans nombre dans quoi ses ancêtres ont trempé leurs mains… Elle trouve ce fardeau-là bien lourd, à l’instant d’en rendre compte au Grand Juge…

Ashton se taisait, Lord Nettlewood ouvrit la bouche. Mais ce fut de fort mauvaise grâce :

— Votre femme est folle, et vous êtes plus fou qu’elle ! Trêves, — affirma-t il, sèchement. — Tous ces remords-là pour quelques Turcs supprimés ?…

— Pour quelques millions de Turcs, mylord ! rectifia l’Arménien par alliance.

— Tant qu’il vous plaira ! — consentit l’Irlandais par adoption. — Mais alors que dirais-je, moi, qui ai, sans conteste, ruiné aussi, et dépouillé, et affamé, voire parfois tué, et torturé peut-être, tout ce que le Sinn Fein m’offrit jamais de victimes, hommes, femmes, enfants, bétail, et jusqu’aux chiens et jusqu’aux chats ! Allez, pauvre petit Trêves que vous êtes, nous compterions plus de pièces irlandaises à notre tableau d’Angleterre que, vous et les vôtres, de pièces turques à votre tableau arménien !

Or, tandis qu’il prononçait ces paroles sincères, — épouvantables même, à force de sincérité — un bruit singulier naquit, parmi l’absolu silence nocturne : le bruit d’une série de risées folles, qui semblaient s’élever du sud et du nord tour à tour… comme si je ne sais quelle paire de géantes ailes eût battu dans la nuit, s’approchant de la caverne, s’approchant du Grand Puits…

Brusquement, le souffle mystérieux s’engouffra sous la voûte des rocs…

Sans doute, à cette même heure, l’invisible Fantôme de l’Inimaginable Vérité… de la Vérité trop limpide, et trop grande, trop nue, et trop au-dessus de toutes choses humaines pour que toutes humaines gens la puissent jamais apercevoir… — à cette même heure, ce prodigieux Fantôme rentrait-il, peut-être, dans son Puits… Revenant ainsi en notre Terre, et se renfonçant entre nos Trois Dimensions, il ne pouvait guère ne pas effleurer, au passage, d’un coup d’aile, lord Nettlewood, Reggie Ashton et le comte de Trêves. Il fit pis, et les frappa tous trois ensemble, au vol. L’aube, dans le même instant, naissait, très blanche. Mais, dans la dernière obscurité de la nuit, nul doute que le Fantôme… ou la Vérité, — c’est tout un… — eut si tôt fait de disparaître au plus creux de son Repaire que personne, non plus au retour qu’à l’aller, ne soupçonna le moindre rien de cette fabuleuse et funeste randonnée.

Trois secondes durant, néanmoins, Trêves, Ashton, Nettlewood, non plus frôlés, cette fois, mais battus, battus à toute volée par l’aile trop véridique, furent sincères, comme on vient de voir, sincères jusqu’à l’horreur et l’abomination. Mais ce ne fut, grace à tous les dieux, que durant trois secondes.

Après quoi, toujours grâce à tous les dieux, ils en perdirent jusqu’à la mémoire, — et oublièrent tout ce qu’il fallait oublier. — À telles enseignes, même, qu’ils continuèrent de vénérer la Vérité, et de déplorer, en toute candeur, qu’Elle soit, le plus souvent, absente de notre pauvre monde.

En tout cas, dès l’instant, cette Vérité, revenue, comme on a vu, et tout de suite disparue au fond de son Puits, loin des Hommes, — horrifiée probablement pas trop de mensonges qu’Elle avait rencontrés n’importe où, par le monde, — cessa tout de suite de sévir parmi ces pauvres gens de la Feuille de Rose, naguère si véridiques et si malencontreux.

CHAPITRE XXIV

Immobiles, au seuil de la caverne, lord Nettlewood, Ashton et Trêves s’étaient arrêtés, en triangle. — Que Quelque Chose fût, dans l’instant, rentré dans ce Puits ; que Quelque Chose en fût même jamais sorti, c’est bien ce dont aucun des trois n’avait jamais eu soupçon, ni souci. Ils ne s’en taisaient pas moins, maintenant, comme ils avaient bavardé tout à l’heure. Et, tous, confusément se découvraient confus d’avoir jeté au vent tant de paroles véridiques dont ils se souvenaient, pour tout dire, assez mal déjà, mais qu’ils sentaient bien avoir été des paroles inconvenantes, intolérables, insupportables…

Et tant les gênait, maintenant, cette sincérité, si momentanée pourtant, qui naguère avait en quelque sorte jailli hors d’eux-mêmes, qu’ils se tournèrent vite le dos les uns aux autres, et feignirent d’inspecter, chacun, son tiers d’horizon.

L’aube couleur de perle ayant d’abord remplacé la nuit couleur de saphir, l’aurore, couleur d’églantine l’avait remplacée à son tour. Et, comme à l’horizon de l’est, le soleil levant commençait de jeter, par dessus la limite circulaire, des rayons déjà ponceau, un bruit inattendu s’en vint frapper aux oreilles Trêves, Ashton et Nettlewood, tous dos à dos. D’un même sursaut, ils se firent face, les yeux ronds, la bouche ouverte, et le cœur déjà dilaté d’espoir.

On galopait sur la lande. Soudain, à l’orée de la caverne, surgirent les deux déserteurs de la veille, ceux-là, certes, dont on espérait le moins : ser Carlo Alghero et don Juan Bazan.

— Mylord ! — criaient-ils ensemble, du plus loin qu’on pouvait être entendu…

— Hein ? — lord Nettlewood répondait le premier, toute rancune envolée.

Et les deux déserteurs bondissaient, criant de plus belle :

— Mylord ! mylord !…

— Qu’est-ce donc ? interrogea anxieux, Ashton, cependant que M. de Trêves n’avait point encore refermé sa bouche arrondie.

— Eh bien ! — prononça tant bien que mal, Alghero, moins essouflé que Bazan, — eh bien !… mylord… la Feuille de Rose est là…

— Hein ? — lord Nettlewood se répétait ; mais, déjà, ce n’était plus du tout sur le même ton.

— La Feuille de Rose est là ! — confirma Bazan qui reprenait haleine. Et tout de suite, Alghero expliqua :

— Elle avait probablement déradé, à cause du mauvais temps… Mais elle est revenue. Et nous venons de l’apercevoir, à l’orée de la crique où nous avons débarqué hier. Nul doute que, tout à l’heure, le capitaine O’Kennedy nous envoie la vedette… Nous déjeunerons tout à l’heure à votre bord, mylord !…

Vaguement inquiet, dont Juan Bazan insinuait :

— Car j’espère, mylord, que vous n’en voudrez ni à ser Carlo, ni à moi… de nos… inconvenances d’hier ?… On est si facilement nerveux, à l’instant d’agoniser…

Mais, des inconvenances en cause, lord Nettlewood avait perdu tout souvenir.

Et, d’ailleurs, Sa Seigneurie n’avait rien entendu ; Sa Seigneurie n’écoutait plus rien, depuis que ses oreilles avaient transmis à son cerveau les mots éblouissants, les mots libérateurs : « la Feuille de Rose est là… »

Tout de suite, sa joie fut si brutale qu’il se jeta, lui, lord Nettlewood, dans les bras de l’homme qui lui apportait cette joie ; dans les bras de Carlo, prince Alghero. Et, l’étreignant, il le suppliait de redire, de redire encore :

— Ser Carlo ! je vous en conjure ! ne me mentez pas : la Feuille de Rose ?

— La Feuille de Rose, mylord, est à vos ordres, comme moi-même. Et trop ravi suis-je d’être le premier à vous l’annoncer, d’autant que…

Il allait compléter ses excuses ; il allait dire :

— …D’autant qu’hier je crois me souvenir d’avoir manqué à Votre Seigneurie…

Mais lors Nettlewood le coupa :

— D’autant que vous saviez fort bien, — proclama-t-il, solennel, — d’autant que vous saviez à merveille, ser Carlo, la joie plus grande encore que je ressens d’une si bienfaisante nouvelle, lorsqu’elle m’est apportée par vous, mon vieil ami bien-aimé, et par vous aussi, — il se tournait vers don Juan Bazan, — et par vous aussi, mon cher grand peintre !

— Mylord, — murmura, délicieusement servile, le fier Espagnol, — mylord… je suis tellement, tellement à vous !…

Un quart d’heure plus tard, sur une saillie du grand plateau de lave d’où l’on pouvait apercevoir tout l’horizon du nord :

— Voici la vedette ! — criait, oubliant tout cant, lors Nettlewood lui-même : — la vedette de notre Feuille de Rose, que nous envoie le capitaine O’Kennedy…

— Avec le capitaine O’Kennedy en personne : car c’est lui qui est à la barre ! — affirma le comte de Trêves, dit, par sa femme, le Pou ; lequel Pou avait des yeux de faucon.

Et la bonne vieille marquise d’Aiguillon, qui arrivait, — ayant à ses deux bras, pour l’aider à mieux marcher, par le chemin très difficile, Mme de Francheville, à gauche, et Mrs. Ashton, à droite, lesquelles n’étaient, l’une pour l’autre, que prévenances et que sourires, — la bonne marquise d’Aiguillon, prit tout son temps pour proclamer :

— Mon cher lord, vous avais-je bien dit qu’il n’est jamais temps de désespérer ? Pour moi, simple chrétienne, je savais d’avance que Dieu ne me ferait l’injure de m’obliger à mourir ici, sans confession.

Le quart d’heure après, la vedette avait accosté le quai naturel du fond de la crique. Et l’on vit venir le capitaine O’Kennedy, qui aborda, casquette au poing, son maître et seigneur, — après Dieu :

— Mylord, — déclara le brave marin, — si j’étais demeuré, hier soir, au vent de l’île Graciosa, mon bateau s’y fut infailliblement brisé, et déchiqueté. J’ai vivement tiré trois bords, et fui où j’ai pu, vent arrière, et cyclone en poupe… Je savais que Votre Seigneurie avait de quoi souper… Je ne l’aurais d’ailleurs pas su que j’aurais fait pareil : il me fallait d’abord sauver le bateau que Votre Seigneurie m’avait fait l’honneur de me confier…

— Vous avez à peu près bien fait, — consentit le lord de Galloway, qui avait, tout de suite, ressaisi sa dignité, avec tout ce qu’elle exigeait d’exagération et d’injustice, — le tout, d’ailleurs raisonnablement utile à la chose publique.

Trois ou quatre minutes passèrent. Le comte de Trêves avait pris sa femme entre ses bras :

— Mon chéri ! — murmura-t-il, à l’oreille de la dame, qui sanglotait de joie : les Arméniennes ont une très grande horreur de la mort : — mon chéri, vos pauvres Arméniens !… si nous étions morts, qui les eût défendus contre leurs bourreaux !…

Elle ne sut qu’approuver, même d’un mot : elle pleurait trop, — de bonheur. — Elle embrassa son Pou, à pleines lèvres.

Au fond du Grand Puits, quelques âmes de Turcs morts de faim considéraient peut-être la Vérité redescendue… Et les âmes des Turcs ruinés, avilis, suicidés et massacrés, qui rôdaient alentour, n’eurent qu’à se réfugier au plus profond du Puits de la Vérité.

Cependant, quatre pas plus loin, Mrs. Ashton et Mme Francheville étaient tombées dans les bras l’une de l’autre :

— Ma chérie ! — proclamait celle-ci : — si nous avions dû mourir ici, je ne m’en serais consolée que par l’idée de mourir avec vous.

— De même ! — affirmait celle-là : — par l’idée de mourir cœur à cœur avec vous, mon cher cœur…

Le comte de la Cadière, discrètement écarté, admirait tant de tendresse fraternelle, et s’en promettait probablement des plaisirs à venir…

— Il se pourrait, — insinua bientôt dans l’oreille du lord, son noble maître, le capitaine O’Kennedy, assez fin marin, — il se pourrait que le mauvais temps revînt, mylord, et, ce, d’ici qu’il soit l’âge d’un cochon de lait. Si donc vous et votre compagnie vouliez bien vous rembarquer sans plus attendre…

— Certes, nous voulons, — consentit lord Nettlewood, affable et hâtif.

Une heure plus tard, l’île au Grand Puits n’était plus qu’une menue tache bleu pâle sur le bleu foncé de l’horizon du nord-est.

Et la Vérité s’était, nul doute, dans toutes les mémoires, comme dans son propre Puits, enfouie, à d’infinies profondeurs…

L’île fut aperçue, pour la dernière fois, vers huit heures du soir, par le gabier Kerrec, qu’on avait envoyé aux barres d’artimon, afin d’y faire parer la drisse du pavillon de poupe, engagée.

Claude Farrère.
Paris, ramazan 1339 de l’hégire.
  1. Bourrelerie, à en croire Littré, signifierait seulement le métier, te commerce du bourrelier. À mon avis, cela peut, cela doit même signifier aussi le métier, les usages et les instincts du bourreau, — C. F.
  2. « b… » pour « bitch », — chienne, — La pudeur anglaise interdit qu’on nomme jamais la femelle du chien. — Il convient décemment de dire a « she-dog », — une elle-chien. — L’initiale b…, en Angleterre, correspond donc fort exactement à l’initiale p…, chez nous, et le sens est identique.
  3. Marie Tudor, moins féroce qu’Elisabeth, mais catholique, est un objet d’exécration pour les historiens officiels anglais.
  4. Le vieux Noll, — Cromwell — le vieux Nick, — Satan. — Lord Nettlewood fait ici le plus incroyable effort de véracité en reniant pêle-mêle tous les mensonges officiels de l’Histoire d’Angleterre. Pour les historiens anglais, et pour la société anglaise, et pour le peuple anglais, et pour ses proverbes et pour ses dictons et pour sa légende même, il n’existe qu’un critérium à distinguer le mal du bien : le critérium du succès. Victrix causa diis placuit et Britannicis. Les vainqueurs, dans tout le Royaume-Uni, sont persona grata sanctaque. La Reine Elisabeth, le roi Henri VIII et même l’ignoble Cumberland comptent pour autant de héros, voire de quasi martyrs. La Reine Marie-Stuart, le roi Richard III, et même le prodigieux Cromwell sont marqués d’infamie. — Pour que lord Nettlewood ait pu abdiquer, dans son angoisse soudaine, l’hypocrisie nationale dont toute l’Angleterre fut toujours affublée, il faut assurément que l’île Graciosa soit surnaturelle, et que la Vérité sorte irrésistiblement, et plus nue que nature, du terrible Grand Puits marqué sur les cartes.