Les Œuvres libresI (p. 107-227).

Myrrhine

Courtisane et martyre
roman inédit
par
Pierre Mille

…Ces petites flammes sulfureuses, courant sur la face de la mer, mauves, roses, parfois d’un bleu qui tournait au vert, elles étaient comme des fleurs, un immense parterre de fleurs, des violettes, des jacinthes, des roses : vivantes, et qui, dans l’ombre incendiée, se fussent déplacées pour rire et pour jouer sur les champs infinis de l’eau stérile. C’était une bien grande fête, merveilleuse ! Voilà ce que fit observer Myrrhine à son ami Théoctène. À ces fleurs il ne manquait que le parfum. Même l’odeur qui montait des vagues prenait à la gorge et suffoquait la poitrine. Pourtant Myrrhine n’éprouvait aucune peur. Est-il possible d’avoir peur des choses qui semblent faites pour le plaisir des yeux ?… Tous deux étaient assis sous les oliviers, qui à cet endroit descendaient presque jusqu’au bord de la falaise, et l’herbe était gonflée de cailloux aux angles rudes, que leurs pieds détachaient par jeu, pour les faire rouler, cent pieds plus bas, dans les invisibles flots du golfe d’Égine. Cependant, de minute en minute, de même qu’un forgeron frappant sur son fer assombri en fait jaillir des étincelles, plus loin, bien plus loin que ces langues de feu, une gerbe de flammes illuminait tout à coup l’horizon — si haut qu’on discernait un instant, de l’autre côté du golfe, la chaîne des monts Mégariens, et, vers l’orient, des masses sombres qui étaient des îles : les Diaporées, sans doute, et peut-être Salamine même. On entendait un grand bruit, on distinguait une énorme nuée, dont la cime transpercée d’éclairs s’allait perdre dans le ciel : le volcan sorti de la mer ! Et derrière eux leurs porteurs de litière, de vigoureux Cappadociens, claquaient des dents, tandis qu’une foule qu’ils apercevaient plus nettement, dans l’obscurité un moment amoindrie, exhalait un murmure d’épouvante.

Théoctène, encore qu’il se montrât curieux die tous les phénomènes que peut offrir la nature, n’était pas loin de partager leurs sentiments : cette île, qui, depuis quelques jours, venait de jaillir des flots, environnée de foudres et de feux, dans l’incessant éclat du tonnerre, n’était-ce point un présage qu’envoyaient aux Corinthiens les dieux irrités ? Le temps des désastres n’était-il pas arrivé pour l’Hellénie, et pour tout l’Empire ? Déjà, moins d’un demi-siècle auparavant, des barbares avaient dévasté Corinthe, après avoir pillé la Thessalie, l’Attique même. C’étaient des Hérules et des Bastarnes, appartenant à la race populeuse des Sauromates, parlant un langage qui sonnait comme celui des Germains, bien qu’ils se prétendissent anciennement issus du commerce des Amazones avec des hommes de Scythie. Ces sauvages, petits, trapus, mais la barbe blonde et les yeux clairs, s’étaient précipités nombreux sur la Grèce, montés sur de petits chevaux à longs poils, ou conduisant des chariots dont les roues en bois plein, sans moyeux, résistaient aux pistes les plus mal tracées. Quelques-unes de leurs tribus, au grand étonnement des Hellènes qui, de même que les Asiatiques, gardaient leurs épouses dans des gynécées, étaient commandées par des femmes, habiles à tirer l’arc et galopant à cru, telles des hommes. Mais ils emmenaient également dans leurs migrations des êtres étranges, dont la voix était toute féminine, les membres ronds et gracieux : espèce de gitons sans sexe, qu’ils se procuraient en attachant des jeunes enfants mâles, de longues heures, durant de longues années, sur des chevaux sans selle dont l’échine, peu à peu, leur flétrissait les génitoires. Cinquante ans plus tard cette sorte d’eunuques dépravés était encore de mode à Corinthe : à cette cité, la plus voluptueuse de la Grèce, ils avaient inculqué de nouveaux vices. Possidius, homme riche, bien que connu pour son avarice, Romain de race patricienne, ayant du goût pour eux en comptait plusieurs parmi ses mignons.

Et puis un jour ils étaient partis, sans qu’on pût savoir pourquoi : mais on avait fait hommage de leur retraite aux victoires que Marc-Aurèle, empereur, divin, auguste, avait remportées dans leur propre pays, au pied des monts que nous appelons aujourd’hui les Karpathes. On avait célébré ces victoires. En grande pompe les flamines municipaux avaient procédé à la purification des temples ; il y avait eu, en leur présence, des prostitutions rituelles devant l’image d’Aphrodite, au sommet de l’Acro-Corinthe. Un de ces flamines, pourtant, s’était abstenu de paraître à ces cérémonies solennelles ; et l’on murmurait que celui-ci, ayant abjuré les dieux, avait payé fort cher le gouverneur Pérégrinus pour qu’il fermât les yeux sur son abstention. Mais Théoctène n’ignorait point que les succès impériaux n’avaient eu que peu de durée. Aurélien, pour conserver le reste de l’Empire, avait dû, quelques années auparavant, reculer la frontière jusque derrière le Rhin, jusqu’en deçà le Danube, livrant à des peuples sans nom une partie de la Germanie romanisée, la Dacie, les deux Mésies. On disait que Dioclétien songeait à abdiquer pour aller vivre, vieilli, malade, découragé, dans le palais qu’il venait de se faire construire sur les rives de la mer Illyrienne. On ne parlait presque plus de Rome, dont le Sénat, pourtant dès longtemps sans influence, et méprisé, portait encore ombrage aux Tétrarques ; Constance le Pâle, Maximien, Galère, qui se jalousaient, quand ils voulaient rencontrer Dioclétien-Jovien, chef de l’Empire et dieu vivant, l’allaient retrouver à Nicomédie, ou bien se retrouvaient à Milan — et les barbares, de nouveau, franchissaient les frontières rétrécies, à cette heure même où l’on voyait, dans le ciel et sur les flots, des signes effrayants.

— …Regarde, dit tout à coup Myrrhine, regarde ces barques qui sortent des moles de Cenchrées. Cent barques au moins, on ne saurait les compter. Et de tout petits canots, encore ! Il y en a, il y en a ! Tous avec des lanternes allumées, et des hommes qui se penchent. Il en est qui font le geste de lancer comme des harpons ; mais on ne voit pas les harpons : ils sont trop loin, et la nuit est trop noire. D’autres qui jettent dans la mer des filets, et qui les retirent, sans doute. Que font-ils donc, Théoctène ?

Théoctène n’en savait rien. Un des Cappadociens, dont la vue était perçante, répondit :

— Ils ramènent les poissons ! les milliers de poissons qu’il a tués, ce grand feu qui sort de l’eau !

Myrrhine battit des mains. Elle voulut que cet homme descendît jusque sur le môle, pour en acheter aux pêcheurs. Il revint avec des dorades dans un couffin de joncs, et un congre, une couleuvre de mer aussi grande que lui, suspendu à son cou. Il dit qu’il y avait aussi des thons énormes, si lourds que deux hommes ne les pouvaient lever… Ces bêtes marines étaient inertes ; l’esclave fit remarquer que leurs yeux étaient brûlés ; ils étaient comme bouillis déjà, et presque bons à manger.

Remontés dans leurs litières, ils prirent le chemin des carriers, qui de Cenchrées devait les ramener à Corinthe. Sous les pieds de leurs porteurs la terre frémissait, à peine moins inquiète que l’océan, troublée, jusque dans ses profondeurs, d’une mystérieuse agitation souterraine. Comme ils allaient dépasser les carrières, ce furent tout à coup, dans l’ombre épaisse des caroubiers dont les feuillages s’unissaient au-dessus de la route, des taches blanches qui hennissaient : les chevaux sacrés du Poséidon, le grand temple dédié à Neptune, à l’entrée de l’Isthme, que leurs prêtres avaient ordonné de conduire à Corinthe, car ils craignaient un tremblement de terre : eux-mêmes ne pénétraient plus dans la cella, où se dressait l’effigie colossale du dieu, de peur que celle-ci ne s’effondrât sur leurs têtes. Mais ces chevaux, ignorants des appréhensions humaines, essayaient d’atteindre, pour les brouter, les jeunes pousses qui croissaient sur les talus de la piste creuse ; ils résistaient à l’effort des valets du dieu tirant sur leur licol pour les faire avancer. Agrippés au sol de leurs quatre sabots non ferrés, peints d’un rouge vif, ils portaient au front une étoile d’or ; et, le regard de leurs larges orbites brillant également dans la nuit, comme Zeus ils avaient trois yeux ! La fraîcheur de l’air, l’odeur résineuse des caroubiers et des lentisques semblaient les griser ; ils s’ébrouaient en renâclant, faisant passer par leurs narines et leurs gencives un souffle sonore. C’étaient des bêtes splendides, presque indomptées, nées dans les haras du temple, et qui jamais n’avaient porté de cavaliers. Myrrhine, en passant, les admira. Mais les gens, autour d’elle, songeaient : « Que se passe-t-il donc, que Poséidon-Hippios lui-même ne puisse défendre ses chevaux contre les fureurs d’Héphaïstos ? Sans doute c’est qu’il ne le veut point : les dieux se détournent de l’Hellénie. Ou bien serait-il vrai qu’ils ne sont plus maîtres du monde : il en est qui le disent !… » Jusqu’à Théoctène sentait une angoisse l’opprimer.

— Que t’importe ? interrogea Myrrhine, toujours insoucieuse. Ces dieux-là sont-ils encore les tiens ? Les purifications qu’impose Isis, ne les as-tu pas faites avec moi ; la Mère-Vierge ne saurait-elle nous protéger ?

Théoctène n’en était pas sûr. Il croyait, avec les Néo-Platoniciens dont il avait adopté la doctrine, que de l’essence du Dieu unique, inconnaissable, est sortie toute une famille d’Éons qui sont les dieux de l’Olympe, et dont chacun préside à une tâche spéciale, possède, dans un domaine séparé, un pouvoir particulier. Mithra et Isis savent assurer, au « double » spirituel de ceux qui accomplissent les rites de leurs cultes, une existence heureuse, de même que se baigner dans certaines eaux préserve des maladies. Leur puissance s’arrête là ; elle se borne aux âmes, à qui elle garantit le salut par la purification des corps. Mais sans doute ils ne régissent point l’univers physique ; et, sachant assurer l’immortalité, ne peuvent rien contre la mort, ni les catastrophes. D’ailleurs, intérieurement, Théoctène redoutait : « Ils ne sont point Hellènes : de quel peu de souci leur est sans doute l’Hellénie et l’Empire ? » Pourtant il se garda de communiquer ses inquiétudes à Myrrhine. Peut-être se dissimulait-il à lui-même qu’en la persuadant que la Mère-Vierge était la plus grande déesse, il l’avait surtout voulu détourner du culte de l’Aphrodite asiatique, tel que, depuis plus de deux mille ans, on le pratiquait en ces lieux, et des prostitutions religieuses auxquelles sa maîtresse, jadis hétaïre esclave et consacrée au temple de l’Acro-Corinthe, aurait dû s’abandonner. Se souvenant du passé, sentant combien il avait changé dans le fond de son cœur, il s’émerveilla.

Voilà six mois qu’il avait rencontré Myrrhine, environ vers l’heure de sixte, un peu devant que les lumières allassent commencer de briller dans les demeures. C’était une toute jeune fille, qui portait au front le bijou des prostituées consacrées à la Déesse, presque nue sous un chiton léger, car les chaleurs, cette année, étaient devenues cuisantes dès les ides de mars. Par le grand escalier qui part des bains d’Aphrodite, elle descendait vers le port du Léchéon, les grands magasins de pierre et les quais que Jules César, quatre cents ans auparavant, quand il reconstruisit la ville détruite par Mummius, éleva sur le golfe de Corinthe : là même où l’apôtre Paul avait travaillé, de son métier de dresseur d’auvents en toile pour les boutiques. Elle sortait du bain, toute rafraîchie par l’eau : une rose qu’on vient de mouiller. Ses petits seins, si jeunes, ne tenaient pas plus de place, sous l’étoffe de lin, que deux nids de roitelets ; et visiblement elle ne songeait pas encore à la chasse aux clients, car elle tenait un filet dans la main gauche, s’arrêtant aux boutiques des verdurières. Il lui dit :

— Le salut sur toi, petite fille !

— Le salut sur toi, seigneur.

— Comment t’appelles-tu ?

— À quoi cela te pourrait-il servir de le savoir ? En as-tu bien besoin ?

— As-tu quelqu’un ? demanda brusquement Théoctène.

Il sentait monter en lui un désir subit, qu’il voulait sur l’heure apaiser.

— Quelqu’un ? fit-elle ; celui qui me voudra.

— Alors, moi ?

— Si tu veux.

— Ton prix ?

— Ce que tu voudras.

— Tu es bien généreuse, ou bien imprudente !

— C’est que je sais ce que je vaux — et ce que je mérite !

— Où demeures-tu ? Partons !

— Oh ! c’est loin encore… Tiens, là-bas !

— Et quand peux-tu ?…

— Tout de suite.

Elle restait paisible, sûre d’elle-même, pudique à force de tranquille impudeur. Depuis qu’elle était née — et de qui, d’une autre hiérodoule du temple ? — n’avait-elle pas été destinée, religieusement, aux joies nécessaires à l’homme, au geste éternel qu’elle devait présenter, comme une offrande, à la déesse ? Ils s étaient arrêtés au bas des degrés. La rue de Léchéon s’ouvrait devant eux, plus large que cet escalier, dallée de pierres plates. Entre les colonnes à feuilles d’acanthe de ses portiques se dressaient sur des piédestaux des priapes ostentatoires. Sous les galeries, derrière ces portiques, les marchands, dans leurs cellules carrées, allumaient leurs petites lampes de terre cuite ou de cuivre. Sur la chaussée, mais à demi engagés dans un trottoir élevé, apparaissaient tout près d’eux quelques-uns de ces abris de pierre, franchement ornés d’emblèmes significatifs, que plus d’un siècle déjà auparavant la municipalité corinthienne avait dû faire édifier dans l’intérêt des mœurs : les marins du Léchéon sont des hommes rudes, insoucieux des délicatesses de la décence, lorsque, rencontrant une belle fille, facile et de leur goût, l’envie les prend de goûter avec elle un instant de plaisir ; ces réduits leur étaient destinés, ainsi qu’à leurs compagnes. C’est là que Théoctène entraîna Myrrhine, pour la première fois de sa vie sacrifiant à la Vénus triviale : car il était riche, sa famille des meilleures ; d’ordinaire il exigeait de l’amour des délices plus longs et plus raffinés. Quelques moments plus tard il regrettait cette impulsion : ayant joui de Myrrhine il ne se souvenait plus que de sa beauté, non d’une volupté qu’il avait à peine ressentie. Il ignorait sa demeure, elle avait dit seulement : « C’est loin… par là… » Corinthe est bien grande. Sans l’oublier tout à fait, il ne l’avait pas cherchée.

Et voilà qu’un jour qu’il menait son lévrier à la chasse, celui-ci tomba sur un lièvre qui le conduisit jusqu’aux sources chaudes, vers le golfe Éginète tout près du lieu d’où ils venaient de contempler le merveilleux et inquiétant spectacle de cette île enflammée vomie par la mer. De ces sources, les unes jaillissent au niveau de la plage ; on en avait fait des thermes couverts d’un dôme asiatique. Mais d’autres encore bouillonnent plus haut, parmi les oliviers. Le lévrier couleur d’argent bondit au cœur des broussailles ; Théoctène, se hâtant pour le suivre, découvrit tout à coup, derrière un fourré de lentisques, une petite fille nue, toute claire dans cette verdure un peu noire, qui prenant l’eau fumante dans le creux de sa main, en arrosait les toutes petites pommes de ses seins. Elle se tourna, voyant un homme, et cachant, avec la colline blonde qui le dominait, ce que le poète Rufin, en de semblables circonstances, appela « le petit fleuve Eurotas » — bien justement, puisqu’aux mortels chagrins l’antre où il prend sa source sait donner quelques instants d’oubli : car les femmes, quand elles sont surprises, quelles qu’elles soient, reprennent leur modestie. Tout d’abord Théoctène ne se rappela point son visage, n’ayant d’yeux que pour ce qu’elle voulait dissimuler. Mais elle, le reconnaissant, sourit, écarta naïvement sa main pour ouvrir les bras, et prononça :

— C’est vous, seigneur ?…

Puis, par un mouvement contraire, ayant rougi, elle s’accroupit dans l’eau pour y trouver un refuge :

— C’etait il y a quinze jours, dans la rue du Léchéon…

Elle non plus n’avait pas oublié cette seule et pauvre fois ! C’était donc la volonté d’Aphrodite ! Elle se donna, près de cette source dont la buée réchauffait l’ardeur de leurs corps. Tous deux revinrent ensemble vers Corinthe : passant sa langue sur ses crocs pour y goûter encore une saveur sanglante, le lévrier bondissait à leurs côtés ; puis il venait flairer cette femme, dont l’odeur, pour lui, était nouvelle.

Myrrhine avait conduit Théoctène dans sa cellule, l’une des vingt que louait, aux filles de sa sorte, Eurynome, matrone dont le commerce était devenu plus fructueux depuis que les Hérules avaient détruit le couvent des hétaïres sacrées. C’était une chambre étroite et bien humble, où l’on ne voyait qu’un lit bas, des murs tendus d’étoffe rouge, deux sièges d’osier, et une poupée de bois vêtue comme un enfant au berceau.

— Reste avec moi, dit Théoctène le lendemain. Tu auras une maison et des esclaves.

— Des esclaves, fit Myrrhine éblouie : et je pourrai les commander pour qu’ils te servent ?

— Oui.

— Je veux bien. Mais n’as-tu pas une maîtresse ?

— Certes. Je la renverrai, s’il te plaît.

— Renvoie-la. Tu peux me chasser quand tu voudras. Je le sais. Mais tant que tu m’auras, tu n’auras que moi.

Elle était jalouse à la manière des jeunes animaux qui ne peuvent souffrir qu’on caresse devant eux un rival, et comme eux trépignait quand seulement, en sa présence, Théoctène faisait allusion à une autre femme. Elle pensait devoir, quand elle se donnait, affecter de la gravité, pour que ce ne fut pas comme avec les autres, et puisqu’il était son amant, son seul amant, elle-même était une espèce d’épouse. Il en fut agacé d’abord, puis, à la réflexion, comme attendri. Parfois au début de leur liaison, quand il ne la pouvait joindre le soir, une amie de Myrrhine venait passer la nuit avec elle. Le matin, quand il rencontrait Philénis, Théoctène ne songeait point à s’en offusquer. À la fin pourtant elle disparut. Il s’informa.

— Je lui ai dit de ne pas revenir, expliqua Myrrhine, sérieusement : ce sont des jeux de petite fille…

Théoctène s’était mis à l’aimer plus encore comme une enfant que comme une maîtresse, sans se douter qu’un tel amour est de tous le plus puissant, le plus difficile à s’arracher du cœur.

Comme il agitait ces souvenirs, Myrrhine cria aux Cappadociens d’arrêter les litières. Il lui avait pris fantaisie de vouloir souper, de la chair de ces poissons miraculeux, avant de rentrer à Corinthe. Théoctène y consentit volontiers. Mais où trouver un traiteur ? Il ne se rappelait aux environs qu’Hermès, l’ancien chef des cuisines du gouverneur Pérégrinus. Affranchi par son maitre depuis plusieurs années, ce Syrien de nom grec s’était établi dans le faubourg, non loin de la porte de Cenchrées. Sa maison était connue des jeunes gens de la ville, qui assez souvent y menaient leurs amies. Il était expérimenté dans son art ; on trouvait chez lui non seulement les vins de Chios et de Lesbos, ceux d’Italie, que les Hellènes avaient appris à goûter, mais un hydromel sec et capiteux qui datait de la retraite des Hérules, ces barbares n’ayant rien laissé dans les caves qui put dater d’avant leur passage. Myrrhine repoussa cette proposition : ils avaient fait une partie de campagne, elle voulait souper à la campagne. Un des porteurs cappadociens — ils étaient seize, huit pour chaque litière, qui se relayaient tous les deux cents pas, quatre par quatre, en courant toujours — suggéra :

— Il y a la taverne du Chrétien !

Cette taverne était située sur le bord de la route, assez près de l’endroit où ils étaient parvenus, dans des vignes qui descendaient jusqu’à la petite rivière Leuka, au pied de l’aqueduc qui conduit à Corinthe les sources du mont Onéion. Le Cappadocien avait dit « le Chrétien », en parlant d’Agapios, son tenancier, comme il eut dit « le Phrygien » ou « le Paphlagonien » : pour définir un homme qu’il connaissait bien, qui vivait dans le pays, et pourtant se marquait d’un caractère particulier. La plupart des chrétiens, sauf ceux qui appartenaient aux plus hautes classes sociales, ne se cachaient plus. Ils s’assemblaient publiquement dans leurs basiliques ; certains même, pour imiter l’apôtre Paul, ou dans la sincère ardeur de leur prosélytisme, allaient prêcher sur le port, bien que l’évêque Onésime eut déconseillé depuis plusieurs années cet excès de zèle ; enfin la plupart des changeurs de la ville pouvaient nommer les diacres chargés de percevoir les taxes volontaires que percevaient les « anciens » autant pour l’entretien des églises et le soulagement des pauvres que pour subvenir à tous les besoins d’une organisation compliquée, d’une administration vaste et régulière, superposée à celle de l’Empire. Les marchands d’argent avaient souvent affaire à ces collecteurs chrétiens qui venaient négocier chez eux des billets sur d’autres villes, spéculaient même, ingénieusement, sur l’agio des différentes monnaies.

Agapios, le « Chrétien » était aubergiste et cabaretier. L’Église, par égard aux précieux services qu’il pouvait rendre, montrait de l’indulgence pour les péchés de toute nature que sa profession favorise, et que, sous ses yeux, commettaient ses clients : à condition qu’il ne les commît point lui-même, observât les jeûnes, assistât aux assemblées, n’accomplît l’acte de chair que dans les liens du mariage. Car un aubergiste et un vendeur de vin voit beaucoup de gens, apprend bien des nouvelles ; et c’était aussi chez Agapios que descendaient, auparavant que de pénétrer dans Corinthe, les émissaires et tous les apôtres itinérants — à cette époque on disait encore en Orient, populairement, « les prophètes » — qui parfois arrivaient des contrées les plus lointaines, partaient de Rome, ou même d’Asie, pour courir jusque dans les Gaules, jusque chez les Bataves ou dans l’île de Bretagne. La conviction mystique, et qui d’ailleurs reposait sur un sentiment équitable, que le règne du Christ, — redescendu dans sa gloire pour instituer en ce monde le triomphe définitif des élus — ne pouvait advenir que le jour où tous les hommes de la terre auraient eu connaissance de sa doctrine, excitait l’ardeur passionnée de la propagande ; et, dès ce moment, l’Église se nommait, et voulait être, Universelle.

Théoctène et Myrrhine ne trouvèrent dans la taverne que deux ribaudes, l’une évidemment d’origine syrienne, l’autre blonde, gigantesque et molle, issue d’une mère frisonne jadis vendue en Grèce par un de ces capitaines marchands qui faisaient métier d’aller, jusque dans les îles de mer germanique, acheter l’ambre, l’ivoire marin — et des captifs, quand ils en trouvaient. Attablées avec le maître des machines et le surveillant du plus voisin pressoir à huile, elles buvaient d’un gros vin de Rhodes, et crachaient des noyaux d’olives, servies par la femme d’Agapios, chrétienne comme son mari, et qui considérait avec une indifférence professionnelle le scandale de leurs attitudes et de leurs propos.

Théoctène donna ; ordre qu’on accommodât les poissons, il commanda le meilleur vin. Les Cappadociens accroupis sous l’auvent de bois extérieur, sorte de pergola rustique où s’enlaçaient des vignes, furent régalés de poutargue cyrénaïque et de vin de Rhodes. Comme allait s’achever ce repas nocturne, Théoctène, non sans un certain étonnement à cette heure tardive, vit pénétrer dans l’auberge le courtier Elisaphat, grécisé sous le nom d’Aristodème, mais demeuré l’un des membres les plus importants de la communauté juive de Corinthe. Car les Juifs, dès cette époque ; se renfermaient, dans la ville, en un quartier réservé ; on disait « la nation juive » de Corinthe. Ils avaient leurs propres magistrats, jouissaient de privilèges spéciaux, tout en se tenant à l’écart des citoyens, de leur volonté comme de celle de l’Empereur. Et c’était comme si, n’appartenant à aucun pays, ne possédant plus de patrie depuis la chute et la destruction de Jérusalem, ce fût à la seule personne de César, ou de ses fonctionnaires, qu’ils acceptassent d’obéir, faisant payer leurs services et leur dévouement d’avantages lucratifs.

Le courtier sembla lui-même déçu, un instant, de trouver là des gens qui le pouvaient connaître. Mais résigné bientôt, et comme sans embarras, à une situation qu’il ne pouvait éviter, il vint à eux d’un air assuré, leur présenta de courtois hommages, assistant même à la fin de leur souper, sans toutefois y prendre part : il ne pouvait partager ni le vin des gentils, ni leurs mets, préparés dans des vases impurs.

La porte de l’auberge était demeurée ouverte. Les Cappadociens, échangeaient avec gaîté des propos puérils. L’air de la nuit était très doux, sans trop de fraîcheur. Mais ce fut bientôt, derrière l’auberge, le bruit d’une porte, refermée, et deux hommes, accompagnés d’Agapios, rejoignirent la route, apparemment sortis par le jardin. Quatre des Cappadociens, s’étant levés précipitamment, coururent à l’un d’eux, cherchant avec respect à baiser le phélonion violet dont il était vêtu. Mais Agapios ayant fait un geste pour montrer que l’auberge n’était pas vide, ce personnage parut leur intimer l’ordre qu’ils n’eussent point à le reconnaître. Pourtant le Juif Aristodème avait distingué ses traits :

— Synésios, l’évêque, chrétien de Thessalonique !

Puis il se tut, réfléchissant profondément. Ignorant dans quelles intentions Agapios l’avait ainsi mandé chez lui ; l’avertissant d’entourer sa visite d’un certain mystère, il se demandait si l’arrivée de ces voyageurs n’avait point quelque rapport avec l’affaire qu’il aurait à traiter. Il essayait, déjà, d’en tirer les conséquences.

En effet, dès que ces étrangers se furent éloignés, Agapios lui fit signe de le venir joindre, et l’entretint assez longuement sur la route.

Pendant ce temps Myrrhine et Théoctène remontaient dans leurs litières. Un feu subtil, qu’excitait encore l’allégresse du vin, courait dans leurs veines. Ils avaient hâte de retrouver la ville, leur chambre, la lampe où Myrrhine viendrait jeter voluptueusement quelques graines d’encens avant de s’étendre, nue, aux côtés de son amant… Aristodème s’approcha :

— Vous ne savez pas la nouvelle, dit-il, fort animé : l’édit impérial de poursuites contre les chrétiens va être publié à Corinthe. Voilà ce qu’est venu annoncer Synésios, qui a devancé le messager augustal. Et il fuyait… Le principe, c’est que les chefs doivent éviter, autant qu’ils le peuvent, d’entrer en conflit avec les magistrats : ils se conservent libres, pour soutenir et diriger le troupeau. Mais à Thessalonique une douzaine de chrétiens et trois jeunes filles, Irène, Agapé, Chioné, ont déjà passé par le bûcher : une affaire de livres servant à cette secte et qu’on a trouvés chez elles. D’autres chrétiens, en grand nombre, sont en prison : Agathon-Porphyridès, entre autres. Je crois que vous le connaissez : c’est le fils d’un ancien ami de votre père. Je ne nomme que les personnes de la bonne société ; beaucoup de gens du petit peuple ont été exécutés, naturellement. Et en Phrygie, les choses vont plus fort : Galère a toujours tenu pour les mesures énergiques ; c’est un soldat ! Il paraît qu’il y a une ville où l’on a entassé tous les chrétiens dans leurs basiliques, et puis on a mis le feu. Ils ont été brûlés, tous brûlés !

Il débitait ces nouvelles avec la fierté d’un informateur de première main, et sans déplaisir. Jadis, sous Épiphane, les juifs aussi avaient été décapités, grillés, mis sur le chevalet. À cette heure ils avaient fait leur paix avec l’Empire. Même ils le protégeaient ! C’était le tour des chrétiens, qu’ils considéraient comme des déserteurs de sa foi.

— On ne brûlera personne à Corinthe ! répondit Théoctène.

Il ne pouvait croire, en vérité, qu’il se rencontrât quelqu’un, dans cette ville aimable, pour affronter la torture, ni le bûcher. Quant à livrer les chrétiens aux bêtes, il n’en pouvait être question : dans la douce Hellénie, Rome n’était point parvenue à introduire même les combats de gladiateurs.

— Vous verrez ! fit Aristodème.

Il n’ajouta point qu’il venait de traiter avec Agapios une excellente affaire, pour le succès de laquelle les poursuites contre les chrétiens étaient nécessaires. Il était d’usage, de la part des autorités, lorsqu’elles interdisaient la pratique de certains cultes déclarés illégaux, de consacrer aux dieux, en masse, avant de les exposer en vente, toutes les denrées indispensables à la nourriture : de telle sorte que les chrétiens devaient se résigner à souffrir de la faim, ou bien consentir à consommer des aliments pour eux abominables. L’aubergiste venait de conclure avec le courtier un marché pour la livraison d’une grosse quantité de vin et de blé qui, se trouvant chez lui soustraite à la consécration, pourrait suffire quelque temps à la nourriture de ses coreligionnaires. Ce marché leur devait laisser à tous deux un large bénéfice. C’est ainsi que les périodes de troubles extraordinaires peuvent être propices, pour ceux qui les savent prévoir ou en sont avertis, à des combinaisons avantageuses.

— …Mais alors, Théoctène, fit tout à coup Myrrhine quelques instants après que le juif eut pris congé… alors, quatre de tes esclaves sont chrétiens ! Les as-tu vus tout à l’heure, devant celui qu’Aristodème nomme Synésios ?

— Par Hercule ! tu as raison ! Tu t’en doutais, Myrrhine ?

— Non, comment veux-tu ?…

— Moi non plus !

Un tiers de la population de Corinthe était chrétienne. Théoctène, s’il ignorait qu’il eût des esclaves chrétiens, avait rencontré au tribunal, à l’agora, aux lectures que donnaient les sophistes, des hommes et des femmes dont on disait qu’ils fréquentaient les assemblées chrétiennes. Et pourtant, de ce que voulaient et de ce que faisaient les chrétiens, il n’avait que l’idée la plus vague. Ceux-ci avaient réalisé ce miracle étonnant et paradoxal, maintenant qu’il y songeait, de multiplier leurs adeptes à travers l’Empire entier, de convertir presque toute l’Asie à leurs doctrines, d’achever plus qu’à moitié la conquête de cette Hellénie, domaine des dieux qui présidèrent à la civilisation dont il jouissait, l’admirant d’autant plus qu’il la sentait menacée — et de rester en même temps une société secrète ! Une société secrète dont on ne savait pas ce qu’étaient ses mystères, puisque même les catéchumènes en étaient exclus, dont on ignorait les rites, les moyens d’action, les buts ! C’était peut-être, justement, parce que ces chrétiens étaient trop près de lui. On s’accoutume à ce qu’on a perpétuellement sous les yeux, on ne s’en occupe plus. Théoctène s’inquiétait parfois de savoir ce que pouvaient bien être ces Barbares, Hérules, Goths, Vandales, dont on parlait tant, et qu’il n’avait jamais vus. Mais décidément il ne savait pas ce qu’étaient les chrétiens, il ne s’était jamais soucié de le savoir. Cette pensée, maintenant, le stupéfiait.

Il constata qu’en somme la seule idée qu’il s’en fit était celle d’une secte se refusant à vivre, sans qu’on pût bien concevoir pourquoi, comme on avait toujours vécu depuis qu’il y avait des Grecs, et surtout un Empire de plus en plus dirigé par des Grecs, avec un gouvernement, une administration tutélaires aux personnes de sa classe — une secte de mauvaise compagnie, antisociale. Des personnes de son monde passaient pour avoir des connivences avec elle ; il aurait eu bien souvent l’occasion de les interroger. Il s’en était abstenu parce qu’elles étaient ennuyeuses, et qu’on doit éviter de parler aux gens de celles de leurs faiblesses qui ne sont pas distinguées.

Comme ils allaient franchir la porte de Cenchrées, voici qu’une voix de femme dans l’ombre prit ses ailes : une mélodie singulière, heurtée, pathétique, et qui semblait l’âme tendre et troublée de la nuit.

— C’est toi, Ordula ? interrogea Myrrhine.

N’aimant pas ce qui est triste, elle n’avait parlé que pour interrompre ce chant. Elle avait du goût pour la musique heureuse qui n’est qu’un appel à la danse, les chansons marines de la Méditerranée, obscènes et gaies, les hymnes hellènes ou latins, qui semblent le développement d’un discours généreux prononcé par un orateur dont on croirait apercevoir les gestes. Mais ces modulations étrangères lui paraissaient porter avec elles quelque chose de hors nature et de choquant. Sans les comprendre, elle s’en trouvait comme offensée.

— Pourquoi l’as-tu fait taire ? reprocha Théoctène.

Moins simple que sa petite amie, il était plus sensible à ces accents extraordinaires. Son esprit cultivé se fatiguait vite de ce qu’il croyait déjà connaître. Pour parvenir jusqu’à son cœur, il fallait que l’émotion, chaque jour, prit un nouveau chemin.

Une femme sortit du fossé profond qui s’abîmait devant les murailles. Elle porta la main à sa poitrine, à son front, la tendit pour une aumône.

— C’est toi, Myrrhine ?… Je chantais pour le distraire. Il a faim. Ses ulcères le font souffrir, et il ne dort pas…

— Rhétikos ? C’est toujours lui ?

La femme semblait plus vieille que son âge, avec des chairs flaccides sous des haillons de toile bleue qui eussent pu aussi bien convenir à un homme. Il n’y avait plus de jeune en elle que sa voix, cette voix infiniment souple et brûlante qui pouvait descendre des notes les plus claires de la flûte à des gémissements moins obscurs à peine que les cris du vent dans un grand bois. On la disait née plus loin encore que le pays des Sauromates, quelque part sur la terre immense et plate où les chevaux des Scythes, en hiver, creusent la neige de leurs sabots pour retrouver l’herbe. S’offrant, aux abords de la ville, aux esclaves des pressoirs, aux condamnés astreints par les autorités municipales à des travaux stercoraires, qui la payaient de quelques monnaies de cuivre, elle vendait aussi des charmes, avait pour clientes certaines dames de Corinthe, opulentes, et des courtisanes bien rentées qui la tenaient pour plus experte en nécromancie que les Thessaliennes ; et, ne gardant presque rien pour elle, Ordula nourrissait un ancien esclave barbare, boiteux et pourri : ce Rhétikos que son maître Possidius, l’avare, avait eu la cruauté d’affranchir pour s’en débarrasser.

— Sais-tu qu’on va poursuivre les chrétiens ?

Myrrhine était toute fière, à son tour, de répandre cette Les chrétiens ? Vois, je crache sur eux ! Ils disent que les morts ne sortent pas des lieux où ils les font garder par leur Christ, ou par Lucifer ! Et les gens vont à eux parce qu’ils ont peur, quand les morts reviennent ! Moi, j’aime les morts, et leurs ombres. Je ne les crains pas. J’écoute leurs confidences, et j’en vis… Et je crache aussi sur vos dieux : il n’y a que les morts !… Mais la douleur des vivants aussi !

Ô Myrrhine, si tu connaissais l’étrange volupté de se pencher vers ceux qui souffrent. Par la pitié on est conduite à quelque chose de plus fort que l’amour, et qui le suscite.

— Alors, Rhétikos ?…

— En connaîtrais-tu un plus misérable ? Regarde !

Le mendiant sortait du fossé, comme en rampant. Il cagnait des deux jambes, ainsi qu’un chameau qui s’agenouille ; une taie noirâtre couvrait un de ses yeux. Myrrhine se détourna. Elle ne pouvait contempler qu’avec répugnance la laideur et les maux qui frappent les mortels.

— Montre ta paume, fit Ordula, que je te dise ton destin.

— Pas maintenant. Il est tard. Viens un jour chez moi, tu sais ma demeure… Mais sans lui ! ajouta-t-elle en frissonnant.

— Il ne m’accompagne jamais. Il mendie sur le marché quand je cours la ville… Donne-lui quelque chose, en attendant…

Fulvia, fille de Marius Fulvius Pérégrinus, patricien bien que de date récente, et gouverneur de Corinthe, avait épousé le Grec Romanisé Agabus, homme d’affaires expérimenté, procurateur pour Thessalonique des domaines particuliers que Sa Divinité l’Empereur Dioclétien possédait dans cette province : charge qui le devait mener à des fonctions plus éclatantes, assurant le titre de Clarissime. Dix-huit mois après son mariage elle venait de lui donner un fils, ou, comme disaient les Romains fidèles à une vieille manière de dire qui signifiait la solidité, l’éternité de la famille incarnée dans son chef « Agabus s’était accru d’un fils ». Fulvia ayant quitté Thessalonique pour faire ses couches chez sa mère Hortensia, le palais du gouverneur était orné de guirlandes ; tout ce que Corinthe comptait de dames prétendant à quelque distinction s’empressait d’aller saluer l’accouchée.

Théoctène avait promis à Myrrhine, six mois auparavant, qu’il renverrait sa maîtresse. Il n’avait pas eu cette peine : il ne lui avait fallu que rompre les relations presque discrètes qu’il entretenait avec Eutropia, épouse de Velléius Victor, personnage important, principal « notaire », c’est-à-dire secrétaire du gouverneur Pérégrinus, comme lui de naissance romaine, et même de famille plus ancienne, bien qu’il ne soit point patricien. Il en avait peu coûté à Théoctène : cette personne orgueilleuse de son origine, et qui n’était point de la première jeunesse, n’avait intéressé que sa vanité. Eutropia, pour sa part, lui eût plus aisément pardonné s’il ne l’eût — cela était public — abandonnée pour une esclave d’Aphrodite, et de la plus basse classe, que même il avait dû racheter à la Grande Prêtresse. Craignant qu’Eutropia ne fit saisir Myrrhine par ses gens, qui la battraient de verges, ou peut-être la précipiteraient un soir dans les eaux du port, sortes de vengeances qui n’étaient point sans précédents, il avait dû commander à ses Cappadociens de surveiller les abords de la maison qu’il avait donnée à son amie.

Eutropia, en raison de la situation de son mari, fut des premières à rendre visite à Fulvia. Hortensia, grand’mère de l’enfant, accueillait les compliments dans le gynécée, présentait le nouveau-né, raidi sous les bandelettes qui l’emmaillotaient, puis le remettait aux mains de sa nourrice phrygienne, à moins qu’il ne dormît dans un berceau en forme de nacelle, fait d’un bois de citronnier veiné, couleur d’or, incrusté d’ivoire et de nacre. Plus loin, gardant la porte de l’accouchée, trois hommes, selon le vieil usage latin que l’on continuait d’observer scrupuleusement dans cette famille, tenant l’un une hache, le second un javelot, en frappaient le sol par intervalles, tandis que le troisième promenait sur le seuil un balai : il s’agissait d’épouvanter et de faire fuir l’Incube, démon qui se cache sous le lit des jeunes mères avant leurs relevailles, et s’efforce de les posséder la nuit.

Lorsqu’on eut baisé sur la bouche et félicité la mère, les conversations prirent leur cours. Déjà la nouvelle de l’imminente proclamation de l’édit contre les chrétiens agitait la ville. Plusieurs visiteuses étaient intérieurement d’avis, suivant en cela l’opinion de leurs époux ou de leurs amants, que cela ne pouvait être à Corinthe qu’une manifestation de forme, ainsi qu’il en avait été sous Valérien et Aurélien. Mais elles gardaient le silence, attendant l’avis de cette sévère Hortensia, femme du gouverneur, qui devait connaître les décisions prises par son mari, et n’était pas sans exercer sur lui, disait-on, quelque influence.

Cette matrone affectait de l’austérité. Tandis qu’Eutropia, sous un chamarre dont le plumetis d’or, sur un fond de soie violette, figurait des fleurs et des feuillages, décorait son visage de mouches noires, en forme de croissant, taillées dans une peau très fine, Hortensia portait la stola des anciennes Romaines, seul vêtement qui fut interdit aux courtisanes : en laine blanche immaculée, sans ornements, toute droite, et qui tombait si bas qu’on voyait à peine l’extrémité de sa chaussure légère, une simple semelle de cuir blanc, que des lanières également blanches, à peine rehaussées de quelques broderies d’argent, attachaient haut sur la jambe. Mais on sentait flotter autour d’elle le parfum violent d’amome et de costus qui dissimulait l’odeur de la pâte à base de graisse de brebis dont elle couvrait la nuit son visage afin de lui conserver une fraîcheur menacée ; et chaque fois qu’elle tournait la tête, sous une chevelure qui resterait désormais perpétuellement blonde, on entendait s’entrechoquer ses crotales : trois chutes de trois perles, à chaque oreille, en forme de longues larmes, illuminées encore de gros diamants, et si lourdes que les lobes se distendaient. Ne s’abaissant plus à solliciter les hommages, dédaignant de sacrifier à la Fortune Virile, Hortensia prétendait à l’autorité. Mais une froide réserve, parfois, n’est-elle point le moyen le plus sûr d’affirmer celle-ci ? Ce fut, en ce moment, son attitude. Si la Divinité de l’Empereur avait parlé, c’était un devoir pour le gouverneur d’exécuter ses ordres. Elle s’en tint là. On n’osa lui en demander davantage. Les poursuites contre les chrétiens ne furent plus envisagées que sous l’apparence d’une éventualité possible, à laquelle il convenait peut-être de se préparer. Mais Corinthe avait vécu jusque-la dans une telle paix intérieure, une si parfaite indifférence de ce qui n’était pas ses plaisirs et son commerce, que nulle, parmi les personnes présentes, n’avait une idée bien claire de la forme que ces poursuites pourraient prendre. On souhaitait interroger hortensia. D ailleurs, depuis plus de deux siècles que les mœurs asiatiques avaient pénétré dans l’Empire, bien des femmes voulaient s’intéresser aux événements politiques, et souvent les intrigues des gynécées n’avaient pas été sans influence sur les résolutions des divins augustes.

La plus ardente à s’informer ne fut toutefois aucune des Corinthiennes, d’origine hellène ou latine, venues en ce jour aux nouvelles sous couleur d’une visite de cérémonie, mais une jeune fille qui jusque-là, comme réfugiée près du lit de la jeune mère, avait gardé le silence. Fulvia, avant son mariage et son établissement à Thessalonique, lui montrait une amitié fervente. À son retour à Corinthe, elle l’avait retrouvée avec transports. Eutychia, vêtue habituellement d’une tunique blanche très simple, malgré la fortune de sa famille, sans un bijou, sinon le cercle d’or qui contenait ses cheveux, prenait part assez rarement aux conversations. Elle y semblait presque toujours indifférente ; on s’expliquait mal l’affection presque passionnée qui la liait à la fille du gouverneur. Cette fois, paraissant sortir de sa réserve, elle mit de l’insistance et de la vivacité dans ses questions.

— …Je ne sais trop comment les choses se pourraient passer, fit Hortensia d’un air d’indifférence. Comme sous l’Empereur Valérien, sans doute, au temps de ma jeunesse : avec la plus grande bienveillance. On fermerait les lieux d’assemblée des chrétiens, on séquestrerait, par voie d’arrêtés administratifs réguliers, les livres et les objets destinés à la célébration de leurs mystères. Et après avoir consacré aux dieux de la cité et à la divinité de l’Empereur les denrées indispensables à la nourriture des citoyens, on exigerait des adeptes qu’ils vinssent brûler, sur des autels légitimes, quelques grains d’encens. Voilà tout. On ne demande même pas aux chrétiens de renoncer à célébrer leurs rites, qu’on dit obscènes, dans leurs demeures particulières, s’ils rendent hommage en même temps aux dieux de l’Empire. Ce sont des mesures très douces.

— Mais, demanda Eutropia, s’ils refusent de sacrifier ? S’ils prétendent enlever de ce qu’ils appellent, je crois, leurs églises, les livres et les objets consacrés à leurs mystères, ou bien refusent de les abandonner au séquestre ?

— Sous Valérien, on fut dans ce cas obligé de faire quelques exemples : moins qu’ils ne disent ; pas assez ; la multiplication des adeptes, depuis trente ans, ne le prouve que trop… Mais il faut que les lois de Sa Divinité Impériale soient obéies !…

Eutropia, dès la première allusion, à la personne de l’Empereur divinisé, avait, selon, le cérémonial en usage, salué en portant les mains en avant de son corps. En même temps un projet venait de germer dans son esprit. Les événements qu’on envisageait ne pourraient-ils servir la vengeance que jusqu’à ce jour elle avait dû remettre ? Après une profonde inclination devant Hortensia, un baiser d’adieu, à sa fille, étendue sur un lit de repos, des vœux pour l’enfant qui portait déjà, sur ses langes, la bulle d’or des jeunes patriciens, elle écartait quelques instants plus tard, les rideaux de sa litière :

— Tu connais, dit-elle à un esclave de sa suite, une Barbare, nécromancienne, qui s’appelle Ordula ?

— Elle vient parfois dans ta maison, Maîtresse. Je la connais, et sais où la trouver.

— Va la chercher. Amène-la-moi — à l’heure de none. Fais-la passer par la porte des cuisines, donne-lui à manger. Et puis dis à une de mes femmes de la conduire jusqu’à mon gynécée. Ne parle de ceci à personne…

Le gouverneur Pérégrinus avait reçu en effet l’ordre d’exécuter l’édit. Durant qu’Hortensia accueillait les visiteuses venues pour honorer l’accroissement de sa famille, il avait sous les yeux les termes du rescrit, tracés en onciales rouges sur un parchemin d’où pendait le sceau impérial : ils étaient pressants, ne semblaient laisser de place à nulle hésitaion. Velléius Victor, son notarius, qu’il avait mandé, attendait ses instructions ; le gouverneur n’en donnait aucune, silencieux, ne sachant quoi décider. Et Velléius, le sachant d’ordinaire plus rapide en ses résolutions, s’étonnait.

— Évidemment, dit enfin Pérégrinus, il faut exécuter l’édit. Les ordres Sa Divinité sont toujours vénérables ; en cette occasion, ils sont précis. Cependant ; il est diverses manières d’y obéir. On y peut mettre avec une égale exactitude, plus ou moins de précipitation et de rigueur : publier l’édit, par exemple, et puis attendre quelques jours.

— Alors, observa Velléius, on trouvera les lieux d’assemblées des chrétiens, dépouillés par eux des livres et des objets que nous devons confisquer pour rendre leurs réunions, impossibles. Le séquestre s’exercera sur le vide, le parchemin de nos inventaires va demeurer une feuille blanche. Les plus ardents ou les plus compromis des chrétiens auront eu le temps de fuir. Il ne restera guère que ceux qui consentiront le plus volontiers à signer une formule d’abjuration.

— Justement, répondit Pérégrinus avec un sourire, justement ! Tu es intelligent, Velléius, je te sais prudent, avisé, subtil. Laisse-moi donc m’ouvrir à toi, entièrement ; la question que je te pose est celle-ci : que deviendrons-nous plus tard, toi et moi, si les mesures prévues par Dioclétien-Jovien, la volonté plus énergique encore de Galère, n’aboutissent point à détruire la faction chrétienne, à l’effacer du monde ? Je dis la faction, non pas seulement la secte ; je m’exprime en politique. Car c’est là que nous en sommes : il s’agit d’une faction puissante, active, partout répandue. On peut bien en supprimer quelques membres, obtenir en apparence la soumission de certains, même, je le veux bien, de beaucoup d’autres. Mais après…

— Je ne saisis pas bien la pensée de ta Grandeur, osa dire Vélléius. Les chrétiens sont devenus, en Asie, plus nombreux que les fidèles des Olympiens. En Égypte, en Afrique, il en est de même, et dans une partie de l’Italie. L’Hellénie a mieux résisté. Pourtant, même à Corinthe, ils sont bien forts !

— Mais c’est pour cela, Vélléius, interrompit le gouverneur, c’est pour tout cela !… Dioclétien est vieux ; il peut mourir ; on dit qu’il veut abdiquer. Galère est animé contre les chrétiens ; il est résolu contre eux à pousser la lutte jusqu’au bout, et c’est lui qui se trouve le plus près de nous, il est notre maître direct ; je reconnais que cela est à considérer, j’en tiens compte. C’est un rude soldat… Pourtant il a plus d’impétuosité que de compréhension. Et, à l’autre bout de l’Empire, dans les Gaules, il y a la famille de Constance, il y a le fils de Constance, Constantin, qui préfère temporiser… Il attend ! L’Empire ne peut rester divisé entre des tétrarques dont deux sont augustes, deux autres seulement césars : les césars chercheront toujours à obtenir le titre d’augustes, et l’un de ces augustes voudra devenir le seul Empereur. C’est inévitable. Eh bien, quelle force pourrait trouver un homme avisé, tel que Constantin, dans la faction chrétienne, pour concentrer tout l’Empire entre ses mains ! Il doit y songer… Et alors, Vélléius, quelle sera ma situation, à moi Pérégrinus, ton avenir à toi, si les chrétiens sont un jour maîtres de l’Empire et se souviennent des rigueurs que nous aurions exercées à leur égard ?… Il faut réfléchir encore… Laisse-moi, et fais savoir à Hortensia que je désire lui parler.

Il savait qu’un courrier était arrivé pour la domina en même temps que pour lui ; il espérait y trouver les éléments de sa décision. Hortensia entretenait une correspondance active avec les amies qu’elle conservait au gynécée de Dioclétien, à Nicomédie, et dans celui de Galère, qui se trouvait alors à Thessalonique.

Hortensia lui fit part des lettres qu’elle avait reçues. L’impression qui s’en dégageait pouvait paraître contradictoire. À Nicomédie quelques-unes des princesses penchaient en faveur des chrétiens, et c’était justement celles qui, avec du goût pour les débats sur l’essence de la Divinité et les cérémonies qu’il convient d’accomplir pour s’assurer contre les mauvaises chances de la vie future, montraient aussi du penchant à l’intrigue. Même il arrivait qu’elles laissassent trop entrevoir leurs sentiments — sans utilité en l’absence de Dioclétien. Cela ne faisait qu’exciter, chez l’aïeule de l’auguste Galère, à Thessalonique, l’animosité que celle-ci avait toujours nourrie contre la secte. Du gynécée européen au gynécée oriental, il était de règle qu’on se détestât. Celui de Galère, demeuré sous la domination d’une vieille femme, ardente en sa dévotion aux Olympiens, fidèle aux anciennes mœurs, devait puiser dans les traditions de la vieille Rome la volonté d’être impitoyable. Enfin on y haïssait, chez ces jeunes femmes de Nicomédie, à la fois leur jeunesse et le dérèglement de leurs curiosités.

Ses habitudes d’esprit avaient entraîné Pérégrinus à envisager l’affaire dans ses aspects lointains. Hortensia lui en fit voir les côtés les plus proches. D’ailleurs, partageant les passions de Thessalonique, elle venait, par un messager, d’assurer à Prisca, la mère de Galérius, qu’elle emploierait ses efforts à lutter contre toutes les influences qui chercheraient à incliner le gouverneur vers la modération.

— Tu voudrais prévoir l’avenir, lui dit-elle, et tu n’es pas la Pythie ! Occupe-toi du présent. Songe que Galère est plus près de toi que Dioclétien, qui lui-même sans cesse, à l’égard des chrétiens, passe de l’indulgence à la sévérité. Songe que c’est de Galère que tu tiens tes fonctions, et que, dès demain, il t’en peut priver. Ce qu’on fait à Thessalonique, sous ses yeux, si tu ne le fais à Corinthe, n’auras-tu pas l’air de blâmer ton maître ? Et le croirais-tu capable d’ignorer ta conduite ? Quand bien même il aurait omis — mais certes, ce n’est pas toi, fonctionnaire expérimenté, qui t’abuserais de cet espoir ! — d’envoyer ici secrètement quelques-uns de ses familiers pour le renseigner sur ta conduite, comptes-tu pour rien Céphisodore le poète, Philomoros le platonicien, Pachybios le rhéteur qui, depuis vingt ans, déclame dans ses lectures contre les chrétiens ? Peux-tu croire un seul instant qu’ils n’avertiraient point l’auguste : eux et cent autres ! Et voici que, tel un vieillard qui se vanterait de lire l’heure, d’un stade, sur la clepsydre de l’agora, mais ne pourrait déchiffrer le parchemin, placé sous ses yeux, qui le condamne à mort, tu rêves de je ne sais quelle incroyable révolution qui viendrait on ne sait quand, du fond des Gaules, alors que tu ne pressens pas l’orage qui, de Thessalonique, peut rouler vers toi !

Quelques instants plus tard le gouverneur avait rappelé Vélléius.

— L’édit sera publié demain, lui dit-il. Fais-en copier plusieurs exemplaires. Désigne les gardes qui devront veiller devant celles des copies qui seront affichées : les chrétiens les pourraient déchirer. Réunis les crieurs qui devront lire les autres sur les places et voies publiques… Ah ! Fais-moi donner les rapports des stationnaires sur le nombre des chrétiens à Corinthe, leurs signalements nominatifs, et leurs domiciles…

— Tout ce travail de police est prêt depuis longtemps…

— Un garde, armé, devant la porte de chacun d’eux. Ils doivent se considérer comme prisonniers dans leurs maisons. Dès la proclamation de l’édit, s’assurer de la personne des principaux… Ces gens-là ont toute une hiérarchie de pasteurs, de diacres, d’employés de leurs ecclesiæ : ce sont eux qu’il faut arrêter d’abord… De plus, mettre une garde de quelques hommes, dans ces ecclesiæ, pour qu’on ne puisse rien détourner des livres et du mobilier cultuel qui doivent être séquestrés, et dont il faudra procéder à l’inventaire régulier dans le plus bref délai. Cela te concerne particulièrement, puisque tu as sous tes ordres le bureau des notarii.

— Bien.

— Ne t’en vas pas !… Je réfléchis : l’édit sera publié demain… En attendant fais un choix parmi les stationnaires employés au service secret. Tu en as de bons ?

— Quelques-uns. Pas beaucoup : des Grecs et des Syriens. Tous les autres sont d’anciens soldats, barbares pour la plupart, généralement stupides, qui ont pris le métier pour devenir, à l’expiration de leurs années de service, bénéficiers de terres d’Empire.

— Enfin !… Fais la leçon à tes Grecs et à tes Syriens. Il faut qu’ils répandent l’opinion, parmi le peuple, que ce prodige apparu dans le golfe d’Égine, ce volcan sorti des eaux, et le tremblement de terre qui vient de faire crouler le fronton du temple de Poséidon, est un avertissement des dieux irrités ; il faut avoir pour soi l’opinion publique… À propos, il serait bon, surtout au début, de laisser piller les logis des chrétiens ; cela intéressera la populace aux poursuites.

— Nous possédons dans nos archives, proposa Vélléius, le pamphlet que le rhéteur Pachybios a écrit contre les chrétiens. Ta Grandeur n’ignore pas que cet homme d’esprit fut, dans sa jeunesse, plus ou moins affilié à la secte. Plus tard il est revenu à d’autres sentiments. Ce pamphlet est intitulé : Aux Chrétiens, un ami de la Vérité. Pachybios y dénonce les mœurs de ses anciens amis. Le texte en est fort scandaleux, plausible pour ce que j’ignore, véritable pour certains faits venus à ma connaissance.

— Fais-en tirer des copies par tes scribes. Qu’on le répande. Cela est excellent… Dépêche : nous n’avons pas trop de temps… J’oubliais : les exécuteurs et leurs valets doivent tenir prêts leurs appareils, afin de donner la question aux accusés — leurs instruments aussi pour les exécutions capitales. Mais autant que possible il ne faudrait pas en venir jusque-là. J’aimerais mieux réserver l’avenir, Vélléius, ne pas exciter, chez les chrétiens, une haine assez profonde pour qu’elle demeure dans leurs, souvenirs : je t’ai dit pourquoi…

Vélléius, comme le surlendemain il sortait du palais pour surveiller l’accomplissement des différentes missions dont il était chargé, aperçut Eutychia, au moment qu’elle en allait franchir le seuil : sans doute, ainsi que de coutume, elle venait s’entretenir avec son amie Fulvia, qui n’était point encore relevée de ses couches. Il salua cette jeune fille de maison distinguée, de réputation intacte, par quelques mots de courtoisie familière, amicale — puis n’y pensa plus.

— …Eutychia, disait Fulvia quelques instants plus tard, écoute ! Ma mère ne savait pas toute la vérité, quand tu l’interrogeas, ou plutôt sans doute la voulait-elle dissimuler : les poursuites sont décidées ; elle-même y a poussé. Tu la connais, il s’y fallait attendre. Demain, peut-être aujourd’hui, elles vont commencer. Il faut prévenir tes amis, le plus vite que tu pourras. Dis à Onésime et à tous les « anciens » consacrés par l’évêque, qu’ils s’éloignent. Il y a de bonnes retraites aux alentours du lac Stymphale ; on n’ira pas les y chercher, peut-être ne le désire-t-on point. Dis-leur aussi qu’on va faire l’inventaire des Ecclesiæ, qu’ils emportent avec eux ou qu’ils cachent les livres et les choses des mystères. Vite ! Vite ! Toi-même tu seras soupçonnée… J’espère que Vélléius oubliera de lire ton nom sur les listes dressées par les stationnaires — si ce nom s’y trouve, comme je le pense — car c’est le métier de ces gens d’inscrire tous ceux qu’on leur signale, et ils laissent à de plus élevés le soin de décider. Pérégrinus sait l’affection qui nous lie, mais s’il lui arrive ensuite une dénonciation publique, en pleine agora ? Cela se voit ; il serait obligé d’agir, ou d’en avoir l’air… Prie ton père de te conduire dans votre villa de Phaistos : on n’ira pas t’y demander.

— Mais toi ?

— Moi ?… Je suis la fille de Pérégrinus : qui oserait me soupçonner ? D’ailleurs, en vérité, je ne suis pas chrétienne. On me demanderait de brûler un boisseau d’encens sur l’autel des Olympiens que je n’y verrais nul inconvénient ; je ne conçois pas, du reste, que vous vous refusiez à un geste de si peu d’importance… J’ai des sympathies pour les chrétiens à cause de toi ; c’est toi que j’aime en eux, voilà tout… Est-ce vrai que tu veux décidément devenir chez eux une vierge consacrée ? Cela me paraît bien ridicule, et, pour moi, bien cruel : j’aurais tant aimé être ta pronuba, à te révéler les secrets qu’une fille doit connaître, le soir qu’elle attend son époux… Allons, mes plaintes seront pour une autre fois ; va-t-en tout de suite, mais bien tranquillement, comme à l’ordinaire, que nul ne se puisse douter que je t’aie rien dit…

La fille de Pérégrinus ne savait pas que dans le même moment, aussitôt Vélléius éloigné, son père avait expédié un messager discret à Didyme, l’un des flamines de Corinthe, que cette magistrature, à la fois religieuse et municipale, obligeait de prendre part aux sacrifices, dans les circonstances solennelles. Depuis longtemps, sachant que Didyme était chrétien, il fermait les yeux sur ses absences en de telles occasions ; et celui-ci, personnage opulent, qui faisait avec les ports d’Asie un grand commerce, savait reconnaître cette bénignité. Pérégrinus comptait bien qu’il en serait de même encore à cette heure… C’est ainsi qu’aux époques de crises ou de discordes civiles, il n’est pas sans exemple que les mesures les plus rigoureuses soient précédées d’actes de bienveillance ou d’indulgence individuelles, que dictent parfois l’intérêt, d’autres fois le dévouement de l’amitié, l’exaltation de l’amour.

Sans tarder, Eutychia avait couru avertir Onésime. L’évêque de Corinthe était un juif de Sichem en Palestine, mais entièrement hellénisé, philosophe platonicien converti au christianisme, propagandiste fort ardent, mais non sans prudence et sans adresse, montrant fort honnêtement deux attitudes, presque deux faces : en présence des gentils, insinuant sa foi par allusions d’abord indirectes et sous couleur de débats philosophiques, puis la prêchant aux convertis avec un enthousiasme où le prophétisme de sa race, eût-on dit, se pouvait encore déceler.

La ville entière s’agitait déjà dans le pressentiment de la nouvelle qui bientôt allait éclater. Matelots, esclaves, affranchis misérables, artisans qui vivaient aux abords des temples, et dont le commerce profitait de la piété des fidèles et des pèlerins, se félicitaient d’un événement qui flattait leurs passions ou leurs intérêts. Avant même que les agents du gouverneur eussent commencé de les animer, sincèrement, dans le fond de leur conscience, ils s’inquiétaient des présages apparus sur les flots, les imputant à la colère des Immortels contre les sacrilèges. La populace envisageait déjà les bénéfices que lui pourrait procurer le sac des maisons chrétiennes ; pourtant elle attendait, avant de s’y livrer, la promesse d’une complicité tacite de la part des autorités. Le rhéteur Pachybios annonçait une lecture où il devait répéter, avec un surcroît d’anecdotes piquantes, les accusations de son pamphlet contre les chrétiens ; et ceux-ci, de leur côté, se sentaient partagés entre le désir de s’assembler pour décider les mesures à prendre, encourager les hésitants, et la crainte de se signaler aux stationnaires, qui imputeraient ces assemblées à l’esprit de rébellion.

Onésime, depuis l’arrivée de l’évêque thessalonicien, était averti du danger. Toutefois, connaissant l’esprit de modération, la prudence temporisatrice du gouverneur, il ne croyait point que sa décision pût être immédiate et si brutale. Eutychia eut peine à le persuader que le temps pressait. Mais alors le souvenir de crises semblables traversées par l’Église dicta ses résolutions.

Synésios, l’évêque de Thessalonique, avait déjà trouvé un refuge chez des vignerons, braves gens quoique païens, affranchis d’Eutychia. Son devoir était de conserver la direction du troupeau, non point d’affronter personnellement la lutte avec les fonctionnaires de l’Empire. Lui, Onésime, au risque d’être arrêté, devait rester dans Corinthe pour empêcher ses frères de faiblir, et confesser la foi. Il était bon pourtant d’assurer la liberté à quelques anciens régulièrement ordonnés, car la religion des chrétiens n’était pas seulement affaire de dogmes, de morale, de conduite individuelle, mais d’abord la célébration fréquente d’un mystère unissant l’adepte à son Dieu, et qui, faisant participer celui-ci aux mérites, même, en quelque sorte, à la nature divine du Christ, garantissait à son âme, en la purifiant, le salut éternel. De là, aussi, la nécessité de mettre à l’abri les objets indispensables à la célébration du mystère : les vases sacrés, les livres surtout révélant les paroles qu’il faut prononcer pour évoquer, susciter sur la terre la Divinité : donc, éviter à ces objets la confiscation ! Onésime ne doutait pas du dévouement d’Eutychia. Elle était arrivée dans sa litière, avec ses propres esclaves. Il lui jeta les livres dans les mains :

— Emporte-les. Ta maison est sûre… Plus tard, on te fera connaître le lieu où il convient que tu les déposes.

— La maison de Pérégrinus est plus sûre encore ! suggéra Eutychia, qui songeait à ses relations avec Fulvia.

L’évêque sourit. Le tour lui paraissait de bonne guerre, et spirituel. Il entassa les livres dans la litière. Eutychia, les couvrant de son corps, dirigea ses porteurs vers le palais.

Ceux-ci, comme elle, étaient chrétiens. Elle les avait affranchis devant l’assemblée des fidèles, en les conservant à son service. Le petit peuple de Corinthe ignorait ordinairement le nom, ou bien au contraire les traits, ne les connaissant que de réputation, des personnes de la société appartenant à la secte. Mais il savait distinguer au visage les chrétiens que leur situation rapprochait de lui, qui vivaient de son existence, fréquentaient les mêmes rues, les mêmes tavernes. Si peu de temps qu’Eutychia eût mis à son entretien, il avait suffi pour que l’agitation s’accrût. Les agents de Vélléius avaient travaillé ; on se disputait les copies du pamphlet de Pachybios ; déjà l’on venait de piller quelques maisons chrétiennes, on courait à d’autres saccages. La populace n’arrêtait point les chrétiens : c’était l’affaire de la police ; elle les insultait, les maltraitait ; alors les stationnaires, intervenant, mettaient la main sur les victimes de ces sévices, sous prétexte de rétablir l’ordre. Le mendiant Rhétikos, cagneux, boiteux, hideux, ses ulcères encore enflammés par la course, faisait partie de cette bande. Il cachait sur sa poitrine un poisson d’or, l’ichtys révéré des chrétiens, trouvé dans une des demeures envahies ; ses mains agrippaient des étoffes, des candélabres. Ordula le suivait, portant sur ses épaules un matelas de plumes. Dix-huit cents ans plus tard les chrétiens orthodoxes, issus des anciens Scythes, ne devaient pas tenir, à l’égard des juifs qui peuplaient leurs villes, une conduite fort différente. C’était un peuple animé contre les ennemis de l’Empire, brûlant de s’approprier leurs dépouilles.

Ils reconnurent les porteurs d’Eutychia :

— Des chrétiens ! Encore des chrétiens !

On leur lança des pierres. L’équipe qui tenait la litière vacilla, un homme roula sur le sol, la litière bascula, s’abattit. Eutychia, épouvantée, meurtrie, se glissa hors des rideaux. En même temps les livres qu’elle avait dissimulés tombèrent sur les dalles. La canaille, d’abord, y fit peu attention :

— Des chrétiens ! Des chrétiens !

On assommait ses porteurs. Eutychia, qui s’était remise debout, leva les mains pour implorer, ou pour les défendre. C’était, par son costume, une domina, même une vierge.

Il y eut un recul, de l’hésitation. Mais Rhétikos, toujours à l’affût d’un butin, ramassa quelques-uns des livres.

— Donne ! lui dit Ordula, curieuse.

Elle déroula les volumes, y porta ses yeux, qui brillèrent, puis en cacha deux sous sa chemise de toile bleue, serrée à la taille d’une ceinture, rejetant les autres dans le tas, sur le pavé.

— Ce sont des livres chrétiens, ceux de leurs sorcelleries ! La femme est chrétienne !

On savait Ordula sorcière. Elle devait s’y connaître ! Et elle dénonçait une sorcellerie haïssable aux dieux. On se rapprocha de la jeune fille. Des mains noires laissèrent des traces sur sa tunique. Les stationnaires aussi avaient entendu. D’ailleurs, déplacer, dissimuler, « voler » des objets soumis au séquestre impérial était un crime — un crime qui, par lui-même, dénonçait la qualité de chrétienne, avec cette aggravation qu’il outrageait l’autorité, la majesté, la divinité de l’Empereur. Quand ils arrachèrent Eutychia aux poings qui la brutalisaient ce fut pour lui dire :

— Suis-nous.

Elle se nomma :

— Je suis Eutychia. Mon père est Eudémos, armateur, édile. Je suis l’amie intime de Fulvia, fille du gouverneur. Qu’on s’informe au palais.

— On s’informera, firent-ils, indifférents. En attendant, suis-nous !…

Ordula, tout de suite, avait dit à Rhétikos :

— Reste ici… Continue de ramasser ce que tu pourras. Moi je te quitte : j’ai affaire. Tu me reverras ce soir à la porte de Cenchrées, comme d’habitude — à moins qu’on ne puisse travailler encore dans ce quartier ; alors, je t’y chercherai.

Gardant toujours sous son vêtement les livres qu’elle avait pris, elle courut à la maison qu’habitait Myrrhine.

— Tu m’avais dit de venir, l’autre jour, dit-elle : me voici. Veux-tu encore que j’interroge pour toi la destinée ? Donne tes mains… Mais ce n’est pas assez. Je ferai couler le sang d’un poulet… As-tu un poulet ?

— Théoctène vient dîner ce soir, répondit Myrrhine, avec des amis : Philomoros le philosophe, Cléophon, qu’on appelle aussi Timarion, un nom de femme, parce que… d’autres encore, le poète Céphisodore. Je ne les connaissais point jusqu’à ces derniers jours : il a l’air un peu fou, mais il est amusant… Sûrement il y a des poulets ! Je vais demander à l’esclave des cuisines…

— Laisse-moi d’abord regarder… Tu as une jolie maison, Myrrhine.

— Ce n’est pas une grande maison, mais elle est jolie !… Tu te rappelles la chambre que j’avais auparavant, chez Eurynome ? Il y en avait vingt, toutes pareilles, pour vingt femmes ! Quatre murs peints à la chaux ; le sol était de terre battue, avec des nattes de joncs — excepté dans le coin où était le lit d’argile, couvert d’un tapis de laine. Parfois, l’après-midi, quand j’étais couchée près d’un client, un rayon de soleil tombait sur ce lit, par l’unique ouverture du toit, tout droit, brillant comme une barre de verre. Je faisais exprès de le regarder si fort que je me prenais à loucher, et le client croyait que mes yeux tournaient de plaisir !

Elle rit.

— Et c’était tout. Plus rien. Rien que le vieux qui dormait dans la cour, contre la muraille, dans une ombre à peine plus large que son corps : un fou très saint, à qui les femmes donnent à manger pour que ses paroles portent chance ; une odeur d’huile d’olive cuite, partout, celle aussi de l’encens qu’il convient de brûler devant l’image d’Aphrodite, avant l’amour ; les gargoulettes pleines d’eau pour les ablutions ; des tasses de cuivre sur une petite table basse ; mon tambourin de terre cuite ; le grand coffre où je mettais mes affaires, et ma poupée !… Je l’ai encore ma poupée, je te la montrerai. Et j’ai gardé le coffre, aussi, à cause des belles fleurs peintes sur le couvercle. Cela fait rire Théoctène.

— Tu as gardé le coffre ?

— Oui, à cause des fleurs, je te dis. Tu te le rappelles ? Veux-tu le voir ? Tu verras aussi notre belle chambre… Viens !

C’était une chambre fraîche, dallée de marbre, avec une seule fenêtre qu’un treillis de bois très fin défendait contre le soleil. Le lit couvert de peaux de chèvres de Numidie était taillé dans quatre blocs de marbre. Du côté des coussins destinés à recevoir la tête des amants, sur la frise du chevet, un faune possédait une femme qui lui tendait sa croupe ; au plafond, une triple lampe de cuivre, dont les réservoirs effilés en pointe pour la mèche semblaient soutenus, comme gardés, par des phallus à tête de chien. Et la chambre, sauf pour ces choses, était presque nue.

— …Le coffre est là, dans ce coin. Théoctène l’a couvert d’un tapis bithynien, mais c’est toujours le même…

— C’est là que tu mets tes bijoux ?

— Non, répondit Myrrhine, soudain méfiante. Il n’y a rien dedans, que de vieilles choses. Vois plutôt.

Elle ouvrit le coffre, fermé d’un nœud de corde.

— Théoctène y met des livres : ce sont tous ces rouleaux… Mes affaires, à moi, n’y tiendraient plus, ajouta-t-elle, orgueilleuse. C’est mon Africaine qui les garde, dans une pièce, en haut. Je te les montrerai…

Ordula, négligemment, reparla du dîner que Myrrhine allait offrir le soir.

— Il y aura un esturgeon de l’Hébros, farci, annonça Myrrhine, et j’ai commandé des foies d’oie blanche, au miel, chez le cupédiaire romain.

— Et les poulets ?…

— Tu m’y fais penser ! Attends, je vais aller moi-même t’en choisir un beau, bien vivant !

Ordula était seule. Elle glissa dans le coffre, parmi les autres rouleaux, ceux qu’elle avait apportés, puis se hâta pour rejoindre Myrrhine dans une cour intérieure cernée d’un double rang de colonnes. Des esclaves y dressaient les préparatifs du souper sur une table basse : Théoctène et ses convives prenaient leurs repas assis sur des coussins ; on ne voyait point de lits comme chez les Romains.

De l’autre côté de cette colonnade une statue d’Isis, la déesse que vénérait maintenant Myrrhine, montrait un visage tendre et pensif, qui mêlait, d’une manière qu’on ne connaissait point aux autres immortels, une douceur attentive et terrestre à de la volupté. Par un miracle impénétrable et surprenant, tour à tour vierge, puis jointe éperduement au divin Osiris, vierge de nouveau pour pleurer cet amant massacré et mis en pièces, redevenant amante quand elle avait enfin réuni, pour les ressusciter, ces débris sanglants, Isis, qui avait compté parmi ses premiers fidèles les prostituées, se voyait maintenant adorée par bien des femmes irréprochables et beaucoup d’honnêtes gens ; elle incarnait la lumière totale, une charité universelle, enseignant aux humains les rites purificateurs qui les pouvaient faire participer à son éternelle béatitude. Myrrhine avait pieusement vêtu l’image de marbre d’une robe de lin, croisé sur sa poitrine un manteau de soie bleue aux franges d’or, suspendu à ses oreilles de longues larmes de perles, à son cou le collier d’or qui jetait sur la gorge une croix de gemmes précieuses entourée d’un cercle d’émaux.

Ordula, d’un trait de couteau, ayant égorgé le poulet, regarda attentivement le sang qui aspergeait les dalles, ouvrit la poitrine bombée qui frémissait encore, interrogea les poumons, la cervelle. Myrrhine palpitait.

— Que veux-tu savoir ? fit Ordula. Donne tes mains, à présent…

— D’abord tu comprends, si Théoctène m’aimera toujours ?

— Il t’aimera jusqu’à ta mort !

— Comme ton sourire est bizarre : je ne veux pas mourir, je veux l’aimer… Mais il y a autre chose que je désire savoir… Écoute ! Tu te rappelles ma poupée, celle que j’avais déjà dans l’autre maison ? Je disais toujours à Eurynome : « Comme j’en voudrais une vivante ! J’aimerais tant jouer avec un vrai petit enfant ! Ils agitent leurs membres bien ronds, quand on les lave, tout nus, et puis qu’on les habille ; ils regardent, quand on chante, au delà de vous, du côté du ciel. » Mais Eurynome répondait : « Plus tard ! plus tard ! Ce n’est pas une mauvaise idée, mais pas maintenant ! Un enfant, une fille, dans ta profession, sera une bonne chose quand les hommes commenceront de te désirer pour ton expérience plus que pour ta jeunesse. Attends ! Attends, dix années au moins encore : à cette heure tu n’es toi-même qu’une petite fille ! »… Maintenant, je ne suis plus une petite fille puisque j’ai toutes les nuits et tous les jours le même amant, comme une dame. Je ne regarde presque plus la poupée : c’est la vénérable Isis, la Mère-Vierge, que j’habille. Tu as vu ?… Allons, parle ! Aurai-je ce que je voudrais tant posséder ?

— Il me semble… mais il y a tant de choses auparavant !… Méfie-toi d’une place publique, où je vois un temple et un homme assis qui domine la foule. Il est l’ennemi de ton désir.

— Que peut-on contre ce destin ?… Tu secoues la tête ?… J’ai peur, maintenant… Ce n’est pas ta faute ; tu dis ce qui est, n’est-ce pas ?… Je te rends grâce, Ordula. Prends ceci et passe aux cuisines. Tu emporteras des choses pour ton Rhétikos.

Le poète Céphisodore était un petit homme de pure race hellene, et assez replet, bien qu’il fut pauvre. Il arriva le dernier, ce soir-là, chez Théoctène, tout en sueur ; et, repoussant les poissons à la saumure, les petits dés de fromage de chèvres, les olives salées qu’on lui présentait — n’ayant, dit-il, nul besoin de toutes ces choses pour avoir soif — il engloutit d’une lampée le vin cuit de l’île de Chios que Myrrhine lui présentait mêlé de nard, de lentisque et d’absinthe, passé au travers d’un linge plein rempli de neige crétoise pour le rafraîchir et lui enlever son excès d’ardeur.

— Vous êtes, dit-il aux convives, des personnes considérables, qui ne sauraient aller à pied. La foule se disperse devani vos litières, ou peut-être n’eûtes-vous point à traverser les mêmes quartiers de la ville : il vous fut permis d’arriver à l’heure. Mais il n’était point si commode à un piéton d’écarter des gens qui couraient de tous côtés, telles des fourmis qui se volent leurs œufs. L’édit est publié. Il m’a paru que pas mal de gens en savent profiter ; eussé-je pu disposer de plus de temps et de quelque argent, j’aurais marchandé certain plat de cuivre, joliment habillé d’émaux qui m’ont semblé persans. Je l’aurais eu pour pas cher.

Telle fut d’abord la seule allusion aux événements du jour. À ces Corinthiens bien élevés, il convenait de ne point parler avec précipitation d’incidents trop actuels, et qui par là eussent présenté une apparence de matérielle grossièreté. À leurs côtés de jolies filles : Philénis, que Théoctène avait invitée, malgré Myrrhine, sachant qu’elle pourrait plaire à Céphisodore ; Xanthô, que Philomoros, le rhéteur, avait amenée avec lui : son amie dont la bouche fraîche demeurait close d’ordinaire, sauf à l’heure des baisers ; Philomoros l’estimait une personne de beaucoup d’esprit : elle écoutait bien. Mais Cléophon, que ses amants appelaient d’un nom de femme, Timarion, les joues fardées, des anneaux de cristal et d’or aux poignets, des boucles d’émeraude sous des cheveux blonds que le fer d’un cosmète avait délicatement ondulés, d’une beauté parfaite, aussi voluptueuse que celle de Dyonisios Vainqueur de l’Inde, était venu seul et, pour ménager son teint, ne buvait guère que de l’eau.

Céphisodore, tout en faisant honneur à l’esturgeon de l’Hébros, continuait de boire généreusement. Par instants les esclaves de la table, dont plusieurs avaient été loués, car Myrrhine ne possédait que fort peu de monde, aspergeaient les convives d’eau de rose et de menthe. La salle était presque trop fraîche, alors que, sous la liberté du ciel, les murailles des édifices restituaient à l’espace la chaleur dont, aux heures brûlantes du jour, le soleil les avait abreuvées. Céphisodore, sa chair sans doute réagissant contre les effets de la course qu’il venait d’accomplir, peut-être aussi sous l’influence du vin qu’il avait bu, éprouvait un frisson léger. Myrrhine, qui s’en aperçut, lui fit jeter sur les épaules un manteau de laine, cet « andromide » dont se couvrait Théoctène après les sueurs de l’étuve. Le poète loua la finesse de l’étoffe. Et, une image se représentant à sa mémoire :

— Le tissu de la stola que portait la fille d’Eudème m’a semblé pareil, tout à l’heure… Mais, par Bacchus ! Il n’était plus aussi blanc ! Comme la canaille l’avait salie !

— La fille d’Eudème, Eutychia ? fit Théoctène, surpris : tu ne veux pas dire…

— Je dis ce que je dis ; on l’avait jetée à bas de sa litière… et puis il est venu des stationnaires qui l’ont arrêtée comme chrétienne.

— Mais l’édit veut-il qu’on arrête tous les chrétiens avant qu’ils aient fait amende honorable ?

— Il paraît qu’il y avait autre chose : une espèce de vol, un détournement d’objets séquestrés au nom de Sa Divinité Impériale… Je n’ai pas bien compris ; et ce n’était pas le moment de s’informer.

— Voilà qui est curieux ! dit Philomoros, comme amusé.

On entendit la voix de Cléophon. Très douce, par volonté de garder toujours des accents féminins, elle était pénétrée d’une indignation qui étonna :

— C’est tout ce que tu trouves à dire, Philomoros ?

— Et quoi de plus ?…

— Il y a de plus qu’on ne devrait pas empoigner, jeter à l’ergastule, fût-ce pour une nuit, sur un simple soupçon, avant jugement, des personnes de notre monde !

On sourit. Nulle maison décente, à Corinthe, n’eût daigné accueillir Cléophon sous son toit. Il le savait et n’en avait souci. Ses mœurs étaient honteuses, ses fréquentations singulières. Pourtant il restait persuadé que ces mœurs et ces fréquentations, il en prenait le droit dans sa fortune et dans sa naissance ; par surcroît, l’ostracisme où il était tenu lui semblant ridicule, il se montrait sensible à toutes les injustices, capable, avec un esprit délicat et subtil, d’élans généreux et spontanés.

— J’estime au contraire, répartit Philomoros, qu’il est bon parfois de faire des exemples notoires, et de frapper haut, si l’on veut frapper utilement.

Et tout à coup s’emportant :

— Maudits soient non seulement les chrétiens, mais tous ces rêveurs barbares de l’Asie et de l’Égypte qui, plus écoutés encore que nos déjà funestes philosophes, sont venus, depuis quatre siècles, empoisonner l’Hellénie et tout l’Empire de cette perfide chimère : la croyance à l’âme immortelle ! Désormais le monde pourra-t-il connaître, je ne dis même pas le bonheur, mais la paix ?… Nous, les hommes d’Hellénie, étions les seuls de l’Univers à ne point avoir peur de nos dieux ! Nous les avions faits à notre image ; ils prenaient part à nos banquets, s’asseyaient à nos tables, couchaient dans le lit de nos femmes — mais nous le leur rendions ! Sur les champs de bataille Olympiens et mortels s’affrontaient d’égal à égal ; le courage de l’homme triomphait souvent de la puissance du dieu, qui fuyait le combat en poussant de grands cris blessés. Sans méchanceté, par bonne humeur et par bon sens, par fierté d’être hommes, par conscience que rien ne doit rester au-dessus de l’homme, nous voulions qu’ils ne fussent rien que nous-mêmes, grandis, immortels, la glorification de nos instincts et des lois de l’univers. Quant à l’âme ?… Nous n’y pouvions voir que ce qu’elle peut être, si elle existe : une ombre vaine, vague, molle, qui traîne un temps son existence misérable et médiocre, puis se dissout à jamais dans les obscurités de l’Hadès. Car, je vous le demande, que peut bien être une âme sans corps, un esprit sans organes ? Ainsi le décidait notre simple et magnifique raison ; c’est ainsi qu’alors on vivait sur cette terre, tranquilles, gais, voluptueux, faisant de belles choses — car la beauté n’est que l’apparence, rendue sensible, de la volupté — et actifs… Actifs ! Créant pour ce monde, dans ce monde qui seul existait à nos yeux.

« Mais voilà qu’ils se sont précipités sur nous, ces rêveurs, ces malades et ces fous des races basses, les peuples de l’Afrique et de l’Asie qui ne vivent que pour les tombeaux ! Tristes, stupides, ils croyaient à la survivance éternelle de cette inanité : une âme sans corps. Ils croyaient en elle, et la redoutaient. Ils voyaient les vivants assiégés, torturés par ces ombres inquiètes, exigeantes, malheureuses — et qui se voulaient venger d’être malheureuses ! Leur premier souci fut de les apaiser. Puis ils songèrent : « Nous aussi, nous deviendrons comme elles ; et c’est cela surtout qui même est à considérer ici-bas : on devient des ombres immortelles, cela seul importe. La vie terrestre est une maladie (une maladie, la vie terrestre ? Ô Zeus, Aphrodite, Apollon, vous tous grands dieux, une maladie ! Je frémis de répéter ce blasphème !) et ses tares nous peuvent poursuivre durant notre immortalité. Comment arriver guéri sur l’autre bord ? » Alors ils ont inventé des recettes, des rites de purification, avec de la musique, des chants, des cortèges somptueux, des appels incessants aux éléments inférieurs de l’être, et le mépris de ce que nous avions découvert et mis à la place qui lui revient, nous, les Hellènes : la divine et paisible intelligence !… C’est pour cela que tu es un traître, ô Théoctène, notre hôte de ce soir, toi qui es allé chercher la cure de ton âme prétendue dans la fosse où coula sur toi le sang du taureau de Mithra, toi qui t’es barbouillé de ce sang comme un nègre éthiopien de minium ! Un traître aussi pour avoir détourné Myrrhine d’Aphrodite, et l’avoir — puisque Mithra est un dieu mâle qui dédaigne les femmes — livrée au culte d’Isis. Tu n’es pas allé plus loin. Occupé avant tout de tes plaisirs, dans une voluptueuse insouciance, tu as ignoré les chrétiens : ce sont eux qui sont dans le vrai. Car n’est-il pas absurde — et cela ne serait-il point même plaisant ? — de vouloir purifier l’âme, principe immatériel, par des rites qui n’atteignent que le corps ? Vous prêtez à rire ! Aujourd’hui, à Corinthe, il n’est pas un esclave, pas un imbécile qui ne le sente : les chrétiens sont plus logiques. C’est l’âme, cette âme hypothétique, imaginaire, qu’ils prétendent directement soigner, guérir, en s’adressant à elle, en lui imposant des devoirs, des restrictions, des pénitences. Avec toutes vos cérémonies, vous n’êtes que propres. Eux sont purs, ou veulent l’être.

— Mais alors ?… interrompit Cléophon, comme touché singulièrement.

— Cela t’intéresse ? fit presque brutalement Philomoros : toi, Cléophon, tout adonné aux plus étranges plaisirs, et qui, dans la jouissance de ces plaisirs, sans espoir de postérité, vis pour toi, rien que pour toi ? Tu te dis qu’après les avoir épuisés il serait agréable, toute une vie sans fin, de t’en procurer d’autres — et pour toi encore, rien que pour toi ?…

« Car il est là le formidable, l’écrasant péril pour l’Empire, et cette civilisation que les Hellènes et les Romains eurent tant de peine à dresser contre la laideur et la barbarie, il est là ! Ô vous, Théoctène et Myrrhine, qui n’êtes pas chrétiens, qui ne savez ce que c’est que les chrétiens, et pourtant leur avez ouvert la voie, vous ignorez quel mal vous avez fait ! L’homme n’avait pas le droit, aux nobles jours de la Cité antique, de penser à lui et au salut de cette âme qui d’ailleurs l’inquiétait si peu : un citoyen, c’était le serviteur de la cité et du dieu de la cité. À elle, à lui, il se dévouait tout entier, il leur devait un service quotidien, et jusqu’à sa vie. Il s’absorbait en eux. Telle fut la fière morale, la seule juste et la seule belle, qui nous a valu, à nous les peuples confondus de Grèce et d’Italie, la domination sur les Barbares.

« Mais ils se sont vengés. Ils nous ont apporté cette religion et cette morale égoïstes : « Homme, ne pense qu’à toi, qu’à ce qui est immortel en toi. Pour toi, que peut être l’existence terrestre, que peut valoir la cité, en comparaison d’éternelles félicités ou d’éternelles douleurs ? Vis donc comme si la terre et la cité n’étaient point !… » Si cette doctrine triomphe, l’Empire qui a remplacé la cité, et avec lui tout ce qui fait la joie, la beauté, la valeur de l’existence, sont à jamais anéantis…

— Mais, fit Myrrhine tout à coup, comment ne pas s’occuper de cette âme immortelle, alors qu’à cette heure tout le monde y croit, et qu’il ne restera rien que cela, puisque le monde va finir !

Ces hommes se regardèrent. Elle venait d’exprimer naïvement la croyance commune. C’était vrai : le monde allait finir ! Tous en étaient persuadés ; le monde tel qu’ils le connaissaient, et sans doute, avec lui, l’univers même. La race humaine dégénérait depuis l’âge d’or. La décadence allait, se précipitant, depuis trois siècles. Les familles s’éteignaient sans postérité. Les Barbares étaient partout victorieux ; on ne pouvait plus se procurer de nouveaux captifs, puisque seules les victoires romaines ou hellènes en avaient su fournir. Et comment perpétuer, sans esclaves, une civilisation qu’on ne pouvait concevoir que fondée sur le travail servile ? Les beaux jours avaient fui à jamais. La vie, telle qu’on l’estimait digne d’être vécue, allait devenir impossible. Le monde finirait ! Le monde devait finir ! Comment donc ne pas songer à ce qui demeurerait seul après cet effondrement inévitable : l’autre vie, éternelle, mystérieuse, pleine de terreurs si l’on ne pouvait prendre de garanties contre ses menaces ; de délices si l’on parvenait à s’assurer le bonheur que pouvait promettre son infinie durée ? Ils frissonnèrent, épouvantés.

Cependant Théoctène entreprit de se défendre :

— Si tu as dit vrai, Philomoros, c’est moi qui ai raison. L’Empire n’a-t-il pas depuis longtemps agréé nos dieux ? Nous ne faisons rien, Myrrhine et moi, qu’il n’ait délibérément fait avant nous. Lui-même a senti que d’autres soucis chez les hommes ont produit d’autres croyances. Il est possible qu’elles ne vaillent point, pour lui, les anciennes ; mais enfin il s’en accommode, et ces croyances, d’autre part, peuvent suffire aux besoins des hommes.

— Tu crois ? fit Céphisodore.

Il était, à eette heure, doucement et parfaitement ivre, lucide et délirant tout à la fois.

— Tu crois ?… Tu te trompes, Théoctène : le monde ne saurait plus accepter tes dieux d’Asie et d’Égypte. Il a des scrupules nouveaux, des soucis de pudeur ridicules. Le moyen de vénérer Isis comme une vierge, alors qu’on sait qu’elle courait la terre à la recherche du membre fécondant du divin Osiris ? Les nouveaux dieux, comme ceux de notre Olympe, ont le malheur d’avoir un passé. Le dieu des chrétiens n’en a pas. On ne sait rien de lui. La légende qu’on lui peut faire, qui peut-être est déjà faite, pourra se trouver conforme aux nouvelles délicatesses où sont parvenus les esprits. Toutefois, il paraît qu’on lui attribue un père, le dieu des juifs, je crois ; mais justement il se trouve que celui-ci n’a jamais eu de femme, ni de femmes ; il n’a pas même de figure, pas d’histoire. On en pourra faire tout ce qu’on veut : l’avenir est à lui. Tous crièrent dans un grand rire :

— Fais-toi donc chrétien, Céphisodore ! Bois encore un coup, et fais-toi chrétien !

Il contempla les traces huileuses que laissait dans sa coupe un vieux vin de Crète, épais comme une liqueur.

— De vous tous, je suis le seul qui ne le pourra jamais devenir. Car même toi, Philomoros, c’est à l’Empire que tu tiens, plus qu’aux dieux, et après avoir sacrifié les chrétiens à l’Empire tu serais capable de sacrifier l’Empire aux chrétiens, dans l’espérance de le conserver : de même qu’on pose un joug repeint au front d’un vieux bœuf à vendre. Mais moi ! Je suis plus et moins qu’un poète : un homme qui aime les poètes. Toi, tu n’es qu’un philosophe… Et je ne saurais penser sans horreur à ce que le monde aura perdu le jour où, lisant Homère, il ne verra plus qu’un mensonge dans l’ombre d’Athénè partout accompagnant Odysseus ; ces vers divins, comment alors en pourra-t-on goûter toute la divinité ?… C’est pourquoi je jure d’être, s’il le faut, le dernier fidèle des Olympiens.

— Et le dernier persécuteur des chrétiens !

— Ma foi non !… La politique n’est pas mon affaire.

Xanthô et Philénis, durant cette conversation trop grave pour elles, avaient disparu. Philomoros, se levant, partit à leur recherche. Il revint en souriant.

— Il ne faut point, dit-il, les déranger ; elles nous reviendront… Il ne nous reste que la sage Myrrhine… Ô Myrrhine, le vieux Pline, qui savait tout, affirme que le cœur de la chouette, oiseau de Pallas, pose sur le sein gauche d’une fille qui sommeille, lui fait avouer le lendemain ses plus secrètes pensées. Veux-tu t’endormir ? J’éprouverai le charme sur toi, je connaîtrai le nom de ton futur amant ; comme celui de ce soir, il sera un homme heureux !

— Si c’est cela que tu cherches, tu n’as rien à apprendre. Tu n’entendrais que ceci : que demain soit comme hier !

— Je ne crois, observa Céphisodore, ni à ces enchantements, ni par contre à ce qu’elle dit. Ce n’est point qu’elle n’ait d’étranges lumières : elle vient d’éclairer à nos yeux, tout à l’heure, un fait immense, que nous n’apercevions pas. Il arrive ainsi que la voix d’une femme annonce une vérité sentie de tout un peuple, et que la philosophie perd de vue. Pourtant elle ne peut se connaître elle-même, non plus qu’aucun mortel : nul ne sait jamais la vérité sur sa propre pensée, puisqu’il en peut changer.

— Non ! fit Myrrhine.

— Je te salue, exception divine et salutaire ! Et je te crois ! Petite fille, l’amour est dans tes yeux, la volupté sur les deux roses de tes seins — et ailleurs, encore, ailleurs ! Je te chanterai, sur le mode qu’inventa Sapho. Cependant l’orgueil d’être à un seul est un mauvais orgueil ; c’est un péché contre Aphrodite : elle se vengera !

— Ne dis pas cela ! Ce sont les paroles qu’on prononce en riant, ou sans y songer, qui portent malheur… Parfois, pourtant, j’ai la même idée, et je voudrais mourir avant d’avoir connu la vieillesse, non pas à cette heure. Mais tiens ! je viens de jeter ce pépin de pomme au plafond, et il est retombé sans l’atteindre : c’est signe que ce vœu ne sera pas exaucé !

— Alors qu’Aphrodite détourne sur moi la funeste parole sortie de ma bouche. L’âge de Céphisodore est plus du double de celui de Myrrhine ; qu’elle vienne jeter une coupe de vieux vin sur mon bûcher, cette libation sera chère à mes cendres. La vie est un don des Immortels : je t’aime, petite fille qui sais le prix de ce présent !

— Comment ne le goûterais-je point ?

Et, malgré qu’elle regardait Théoctène, son amant se sentit jaloux.

— On m’a parlé, dit-il pour les interrompre, d’un pamphlet de Pachybios. Quelqu’un l’a-t-il lu ?

— Moi, répondit Philomoros : il est très amusant ! Il paraît que ce Jésus, dont les chrétiens veulent faire leur dieu, ne fut nullement crucifié comme ils y tiennent — pour quelle raison, je l’ignore : un dieu crucifié est dans une posture bien répugnante ! — Il a couru la Palestine jusqu’à sa mort, qui fut naturelle, à la tête de quatre cents brigands.

— Quelle preuve serait-ce là contre sa divinité ? Un dieu peut se permettre cette fantaisie…

— Son existence aurait été assez semblable à celle d’Apollonius de Tyane ; il usait de prestiges et de charmes, ressuscitait les morts… Quant à ceux que les chrétiens nomment leurs évêques et leurs prêtres, il semble avéré que certains sont de pures canailles. Un de ces evêques, Purpurius, en Afrique, a fait assassiner les deux enfants de sa sœur afin d’en hériter. Un autre, Silvanus, a été condamné pour concussions. Il vendait à son profit le vinaigre que le gouvernement perçoit à titre d’impôt en nature : on a retrouvé les jarres dans son cellier. Pachybios en donne des preuves authentiques… Pour leurs fameuses vierges consacrées, qu’ils nomment aussi des veuves — veuves éternelles d’un époux qu’elles n’ont pas eu — Pachybios cite des écrits chrétiens qui démontrent que, si elles refusent le mariage, elles n’en dédaignent point les plaisirs : à Rome, plusieurs d’entre elles vivent dans la maison d’un ami, qu’elles appellent leur protecteur, et elles ne repoussent que les conséquences génératrices de ces relations. Ceci est presque devenu d’un usage courant.

— Et après, jeta brusquement Cléophon, qu’est-ce que cela prouve ? Je voudrais bien savoir de quel droit on prétend empêcher les gens de faire ce qui les amuse ? Et nous ? Et nos dieux ? Est-ce que nos vestales sont toutes vierges ? Est-ce qu’Apollon n’a pas couché avec sa sœur ? Est-ce que Zeus n’a pas couché avec toutes les femmes, et un beau garçon ? Est-ce que l’Empereur Hadrien n’en a pas fait autant, et son Antinoüs n’a-t-il pas été rejoindre la divinité de Dyonisios pour jouir des mêmes hommages ? Est-ce que Dionysios lui-même, dans l’Inde, ne conquit point les faveurs de plusieurs jeunes hommes ?

— De quoi tu l’honores ! fit en riant Philomoros ?

— De quoi je l’honore !… Mais je n’invoque même pas son exemple. Je ne me soucie d’aucun exemple, je me contente de faire ce qui me plaît. Et moi aussi, comme la sage Myrrhine et vous tous, je crois que le monde va finir ! J’en conclus que ce que je fais ou ne fais pas n’a aucune importance. Et je dis que ce n’est pas de tout cela que meurt la foi aux Olympiens, mais d’une autre chose, probablement celle dont tu as parlé, Philomoros. Du reste, je m’en moque !… Mais ce que je prétends, et vous ne sauriez me contredire, c’est que la conduite des mortels ne prouve rien contre leurs doctrines ! Qu’importe que le monde sache, à n’en pas douter, que tels hommes sont des concussionnaires, des assassins, des débauchés, que telles femmes, qui se disent vierges, ont un amant ou dix amants ?… Qu’importe même que ces doctrines paraissent ruiner ce que vous appelez votre civilisation, si l’on se dit, en même temps : « Elles sont vraies ! » Ou même simplement : « Elles répondent à mon désir. » Nous sommes tous menés par des idées ou par des sentiments, non par des faits, quand même ces faits nous crèveraient les yeux et nous sembleraient révoltants. Voici ce que je dis : Vous me faites rire ; votre Pachybios est un imbécile !

À ce moment on entendit la voix apeurée des esclaves et le bruit lourd des caliges militaires. Ils dressèrent l’oreille, étonnés. Myrrhine sentit comme un grand froid par tout le corps : jadis elle avait appris à distinguer le pas des stationnaires. Ce n’était point que ces hommes de police eussent coutume de se montrer rudes aux personnes de sa profession — respectée à Corinthe, considérée même comme revêtue d’un caractère sacré. Pourtant il arrivait que des femmes fussent mêlées, dans les lieux qu’elles fréquentaient, à des contestations, à des rixes où ces gens intervenaient ; et elle avait peur sans savoir pourquoi.

Ils étaient huit commandés par un centurion en cuirasse. Les autres ne portaient que le sagum romain, d’étoffe grossière, une épée courte au côté, un bâton dans la main. Leur nombre prouvait que l’affaire était sérieuse.

— Ordre de Sa Grandeur le Gouverneur Pérégrinus, dit le centurion, montrant un papier. C’est ici la demeure de la nommée Myrrhine, ancienne esclave d’Aphrodite ?

Myrrhine l’admit en baissant la tête.

— Mon devoir, dit cet homme, est de faire des recherches dans ta maison.

Il ajouta que les personnes présentes devraient sortir, après avoir été fouillées, Myrrhine seule étant gardée pour assister aux perquisitions. Elle ne comprenait rien à ces choses, et, ne se sentant coupable de rien, craignait tout. Un instinct secret lui révélait qu’il s’agissait d’un danger mortel, d’une catastrophe mystérieuse où son bonheur et sa vie allaient sombrer. Elle cria :

— Théoctène !…

Et lui tendit les bras. Le centurion fit un geste ; elle les laissa retomber. Mais comme son amant s’élançait pour la rejoindre :

— Ne dis rien ! Ils te feraient du mal !

Alors le centurion poussa les autres, Théoctène, Céphisodore, Philomoros, Cléophon et les filles, dans la rue toute noire. Ils avaient fait valoir leur titre de citoyens romains, mais tout le monde, depuis deux siècles, était citoyen romain à Corinthe, et l’on ne prêtait plus nulle attention à ce titre : un privilège que chacun possède n’étant plus un privilège. Myrrhine resta seule avec les stationnaires. Le centurion lui dit :

— Donne-nous les livres !

— Quels livres ? demanda-t-elle stupéfaite.

— Les livres chrétiens que tu as en ta possession, et que tu as détournés du séquestre ordonné par Sa Divinité. La dénonciation est formelle.

— J’ignore, répondit-elle sincèrement, ce que vous voulez dire.

— On sait même où tu les caches !

Le centurion haussait les épaules. Il fit signe à l’un des stationnaires, Syrien dont le nez pendait comme une trompe, mais aux yeux aigus, qui différait des autres. S’étant fait indiquer la chambre de Myrrhine et de Théoctène, cet homme se dirigea, sans hésiter, vers le coffre.

— Voilà les livres ! annonça-t-il presque tout de suite.

Les grands moments de la vie sont presque toujours les plus brefs. Celui-ci qui devait décider de l’existence de Myrrhine, n’avait pas duré plus de quelques minutes. On lui mit aux pieds une entrave de chanvre, et, à ses deux mains liées ensemble une corde pour la tirer. C’est ainsi qu’on avait coutume de conduire au tribunal les personnes de condition inférieure. Elle ne versait que peu de larmes, mais pouvait à peine marcher, dans une telle angoisse qu’elle en avait presque perdu le sens.

On fouilla le reste de la maison. L’Africaine dut livrer le coffre aux bijoux, dont le centurion fit dresser un inventaire fort incomplet. Cela lui permit de garder les plus précieux qu’il partagea avec ses hommes, et surtout le Syrien : c’était le bénéfice de son métier.

Quand Myrrhine sortit, Théoctène se précipita. Ses amis ne l’avaient pas abandonné :

— Pourquoi t’emmène-t-on ? Qu’as-tu fait ? De quoi es-tu accusée ?

— Ils disent que je suis chrétienne…

— Toi !

Cela parut si absurde à Céphisodore, qu’il poussa un grand éclat de rire. Mais comme Théoctène se répandait en protestations et en injures :

— Garde le silence, lui conseilla Philomoros. Tu te ferais arrêter aussi : en serait-elle plus avancée ? Nous irons tous ensemble au tribunal, demain, porter notre témoignage. Cette enfant n’est pas plus chrétienne que moi, l’ennemi des chrétiens. Il s’agit d’une dénonciation stupide. Tu viendras avec nous, Céphisodore ?

— Certes, dit le poète.

— Et moi ! cria Cléophon.

Il était indigné. Rien ne lui paraissait plus monstrueux ni ridicule que cet événement.

— La seule chose que tu puisses faire maintenant, ajouta Philomoros, c’est d’envoyer un de tes esclaves porter à Myrrhine, dans l’ergastule, des vivres et des vêtements. Elle en aura besoin. Et demain, demain, je te promets…

— Théoctène ! appela Myrrhine ; Théoctène, ils me tueront !

Ce cri les déchira. Ils se ruèrent, repoussés par les bâtons des gardes. La foule amassée dans la nuit commençait de gronder contre la chrétienne. Après cette lutte inégale et courte, il n’y eut plus rien que la foule, du bruit et la nuit…

On voyait sur l’Agora, du côté qui regardait l’Acro-Corinthe et le temple d’Aphrodite, un petit édifice appelé l’Héroon. C’est là que siégeait le gouverneur Pérégrinus, juge unique, assisté comme greffier principal — commentariensis — de Velléius Victor, chargé de lui soumettre les dossiers des chrétiens. Sous les colonnes du péristyle, devant une statue de Trajan qu’on avait décapitée pour enter sur ses épaules le chef de Dioclétien divinisé, il avait fait dresser l’autel des sacrifices, piédestal cannelé dont le chapiteau corinthien soutenait un bloc de marbre carré. Pérégrinus, portant le laticlave patricien, était assis dans une haute chaire incrustée d’ivoire. Velléius, ainsi que les scribes qui l’aidaient dans sa besogne et prenaient note des décisions du juge, était vêtu, par-dessus sa tunique blanche, comme les autres citoyens, d’une pièce d’étoffe laineuse, serrée à la taille par une ceinture, avec des ouvertures pratiquées au milieu et sur les côtés pour laisser passer la tête et les bras. Ce phélonion pour Velléius était teint de pourpre violette, ceux de ses subordonnés de couleur blanche ou brune. Cette place assez vaste, ceinte de tous côtés de hauts portiques, et, vers la baie de Corinthe, de propylées de marbre décorées à leur base de statues colossales aux musculatures excessives, était dominée par une terrasse que précédaient d’autres portiques, et la masse rectangulaire et nette du vénérable temple d’Apollon, vieux déjà de plus de huit siècles. La gravité presque nue de l’appareil judiciaire s’y chargeait d’une grandeur simple. On sentait en vérité veiller sur elle les dieux de Rome et de l’Hellénie. Là haut, sur les encoignures du temple des acrotères en bronze doré éclataient dans l’air bleu.

Pérégrinus n’avait point, dans le fond, changé d’avis. Il souhaitait réserver l’avenir, et, obéissant à la lettre de l’édit, procéder à quelques exemples nécessaires, mais le moins possible, avec prudence et longanimité ; enfin, ne pas se faire, des principaux parmi les chrétiens, d’irréconciliables ennemis. Quant aux masses populaires, il s’en souciait moins ; elles sont rapidement oublieuses, ce n’est pas d’elles qu’il se faut inquiéter ; n’écrivant point, vivant au jour le jour, il ne reste rien bientôt de leurs sentiments, qui se succèdent sans se ressembler.

En conséquence, il s’était résolu à convoquer d’abord les citoyens seulement imputés de christianisme, sans autres outrages à la divinité de l’Empereur, et qui n’avaient point été jugés assez intéressants pour mériter la prison : nous dirions aujourd’hui les prévenus libres. Assuré qu’il s’en trouverait un assez grand nombre dont les convictions n’étaient pas bien vives et n’ayant adhéré à la secte que par esprit d’imitation, non pas brûlant d’une ardeur passionnée, il ne doutait point d’obtenir assez aisément leur abjuration. Par le même motif, et non dans un esprit de cruauté, il ordonna qu’on fît comparaître devant lui les jeunes enfants de famille chrétienne. Il les interrogeait avant leurs parents. Si l’un d’eux s’obstinait, Pérégrinus passait bien vite au suivant, sans insister. Cette époque, comme toutes celles où l’humanité se fait peu féconde, estimait dans l’enfance quelque chose de rare et de précieux, lui était indulgente ; et bien peu de ces tout petits furent condamnés au supplice, encore qu’il s’en puisse trouver des exemples. Mais d’ordinaire, une voix rude suffisait à les terrifier. Parfois aussi Velléius jetait lui-même sur l’autel quelques grains d’encens, disant : « Petit, vois comme cela sent bon ! » Ils jouaient alors, insoucieusement, à provoquer cette vapeur odorante ; enfin, ils subissaient l’entraînement de l’exemple : et l’un après l’autre faisait comme il avait vu faire au précédent. Là-dessus Pérégrinus interpellait leurs pères, leurs mères : « Votre enfant s’est conduit d’une façon intelligente et sage. Ne l’imiterez-vous point ? » Et la plupart de ceux-ci, à leur tour, accomplissaient alors, devant l’autel, le sacrifice exigé.

C’était aussi une adresse de Pérégrinus, après leur avoir fait décliner leurs noms, de leur demander s’ils étaient « compétents », c’est-à-dire baptisés, ou bien seulement catéchumènes, comme c’était le cas de l’immense majorité ; car, à cette époque, et bien plus tard encore, on retardait de recevoir le baptême jusqu’à l’heure de la mort, afin de s’assurer la grâce totale de cette suprême purification. De ceux-là, donnant pour raison qu’ils n’étaient pas véritablement chrétiens, le gouverneur n’exigeait point qu’ils signassent la formule d’abjuration, et se contentait du sacrifice. Il fermait également les yeux, le plus qu’il était possible, quand un chrétien riche et influent envoyait un parent ou un esclave païens répondre à l’appel de son nom, et sacrifier frauduleusement pour lui. D’autres cédaient à la simple menace de la question, ou du moins dès que, mis sur le chevalet, ils avaient senti sur leurs chevilles le premier coin enfoncé dans les brodequins de bois. Cette sorte de consentement presque universel aux volontés de l’édit imposait aux autres prévenus. Ils en arrivaient à douter de la possibilité, de l’utilité de toute résistance, et sacrifiaient à leur tour. Ainsi, la première audience de cet immense procès qui devait faire passer devant Pérégrinus plusieurs centaines de Corinthiens, se termina par la déroute et l’humiliation des chrétiens. Le gouverneur s’applaudissait de son habileté.

Mais sa modération même, et le succès qu’elle avait remporté, ne pouvaient manquer d’inquiéter les plus fervents. Beaucoup étaient connus, et avaient été appelés devant le tribunal. Ils s’exaspéraient de n’avoir pu, ce jour-là, confesser leur foi, n’étant point sans soupçonner un calcul dans ce délai. D’autres, et non parfois les moins ardents, se trouvaient en liberté complète, n’ayant point été cités : quel que fût le soin mis par Velléius à la préparation des listes, il était inévitable qu’elles eussent laissé échapper bien des noms ; et il se pouvait même que, pour les plus opulents et les plus considérables, à condition qu’ils n’eussent point de rang dans la hiérarchie des Ecclesiæ et ne fissent point de propagande, cette omission n’eût pas été involontaire. S’étant réunis en de secrets conciliabules, ils se demandèrent s’il ne fallait point lutter, même au péril de leur vie, contre ce courant général de soumission qui semblait devoir anéantir la communauté.

Onésime, évèque de Corinthe, s’était laissé arrêter, en vertu des décisions prises. Mais l’évêque de Thessalonique se cachait toujours dans les environs de la ville. Ils lui firent demander ses instructions. Synésios, considérant que la modération politique du gouverneur pouvait avoir en effet des conséquences graves, et même désastreuses, répondit que l’on devait accentuer les attitudes, créer au besoin des incidents devant le tribunal, pousser Pérégrinus à des mesures rigoureuses qui, si elles pouvaient épouvanter les faibles, inspireraient aux âmes indépendantes et fortes l’indignation que suscite habituellement la violence, provoque même parfois un revirement d’opinion.

Sans que les chrétiens l’eussent pu prévoir, l’accueil que reçut le gouverneur à son retour dans sa demeure prêta quelque appui aux résolutions extrêmes de l’évêque. Le palais, comme la ville, était partagé entre deux factions. La fille du gouverneur, indignée de l’arrestation d’Eutychia, insistait pour que son amie fût relâchée sans qu’on perdît un instant. Sans être chrétienne, elle penchait pour les chrétiens. Bien qu’il déplorât l’excès de zèle de sa police, Pérégrinus hésitait à lui accorder une grâce qui serait taxée de faiblesse. Sa femme Hortensia déjà l’en accusait. Elle trouva une alliée dans Eutropia : la maîtresse abandonnée de Théoctène s’inquiétait d’une mansuétude qui lui donnait à penser que Myrrhine échapperait au piège tendu. Ordula lui avait fait savoir que cette rivale y était tombée ; mais il ne suffisait point à Eutropia que Myrrhine fût en prison ; il fallait qu’elle n’en sortît que pour la condamnation la plus lourde, qui assouvirait enfin sa rancune. Ces motifs, qu’elle ne pouvait avouer, l’opposaient à Fulvia. Et le gouverneur persistant à se féliciter des résultats de sa prudence, Hortensia n’eut pas de peine à persuader à l’ennemie de Myrrhine d’agir alors sur son mari Velléius. En sa qualité de greffier principal il pouvait préparer, pour l’audience du lendemain, les dossiers des chrétiens les plus résolus, les plus endurcis : et ceux-ci, par leur obstination, obligeraient Pérégrinus à des mesures de violence. On le savait plus subtil que courageux, soucieux de son avenir de fonctionnaire, mais plus encore de sa sécurité personnelle ; on prévoyait qu’une fois qu’il aurait déchaîné contre lui la colère de la secte, il redouterait les conséquences lointaines de ce ressentiment : il ferait tout alors, au lieu de la ménager, pour que l’Empire en fût à jamais débarrassé par l’abjuration, par la destruction des églises, par les supplices.

Le grand nombre même des chrétiens impliqués dans l’affaire, le trouble qu’elle jetait dans la ville, avaient obligé Velléius, son personnel de police ne se trouvant point suffisant, à requérir le concours des quelques cohortes régulières cantonnées dans la ville. Ce fut donc un détachement de Germains, mercenaires de l’Empire, qui le lendemain conduisit à l’Agora Onésime, Eutychia, Myrrhine et une cinquantaine d’autres chrétiens incarcérés préventivement. Théoctène, Céphisodore, Philomoros, Cléophon les suivaient, bien résolus à protester contre une erreur qu’ils savaient certaine, et dont ils ne doutaient point qu’elle ne fût reconnue sur l’heure. Même, désignant Myrrhine à la foule, ils essayèrent d’exciter à l’avance ses sympathies. « Elle n’est pas chrétienne ! Reconnaissez-la, c’est une des servantes d’Aphrodite ! » Mais les gens, d’ordinaire, haussaient les épaules. Certains même jetaient des pierres, visant plus particulièrement cette femme, par la seule raison qu’on la leur montrait ; car la longanimité du gouverneur, la veille, les avait déçus ; ils lui pardonnaient mal un spectacle dénué d’intérêt, dépourvu du ragoût du sang ; d’un commun accord, ils déclaraient les dieux trahis. Les personnes riches ou de famille aristocratique, même païennes, s’étaient pour la plupart enfermées chez elles. Partageant les doutes que Pérégrinus nourrissait sur l’avenir, elles ne se voulaient point compromettre. Pourtant quelques-uns se dirigeaient vers le tribunal, silencieusement ; Théoctène reconnut le juif Aristodème. L’air inquiet, il essayait au passage de distinguer les accusés. Il murmura :

— On dit qu’Agapios, — vous savez, ce cabaretier chez qui vous avez dîné l’autre jour — est arrêté : accaparement de vin et de froment soustraits à la consécration des flamines. Savez-vous ?…

— Non… qu’est-ce que cela vous fait ?

Aristodème, méfiant, s’éloigna sans répondre.

Théoctène s’efforçait de ne pas perdre de vue sa maîtresse. Parfois elle-même, à travers la file des légionnaires, essayait de l’apercevoir ; parfois elle relevait un pan de sa tunique pour se préserver des pierres ; on voyait la pointe de ses seins jeunes trembler comme une flèche qui palpite en pénétrant dans une porte de bois ; et l’on n’eût su dire si c’était d’amour, ou de peur.

Fidèle au système judiciaire qui lui avait réussi la veille, Pérégrinus, avant d’interroger ces prisonniers, entrant avec eux dans le cœur du procès, voulait en finir avec les prévenus libres : il pensait les trouver aussi faciles à manier que la veille. Le hasard, aidé sans doute par Velléius, en décida autrement. Il y avait à Corinthe un groupe assez important de chrétiens donatistes, originaires de la province de Numidie. Pour ces exaltés, d’accord en cela du reste avec les orthodoxes, le martyre, ou plutôt, comme ils l’appelaient, le baptême du sang, les devait rendre pour l’éternité les compagnons célestes du Crucifié, les unissant à lui dans une gloire presque égale, en vertu d’un sort pareil. Ils n’aspiraient donc qu’au martyre, ils en étaient comme affamés.

Devant Pérégrinus ils frémissaient d’impatience. Peut-être aussi une haine séculaire animait-elle contre Rome ces Africains. Se regardant entre eux, ils ricanaient : « L’Empire ? De quel droit veut-on nous imposer les lois de l’Empire ? Il n’y a d’Empereur que Christ ! » À l’interrogatoire bienveillant de Pérégrinus, ils ne répondirent que par des cris et des injures.

— Nous sommes chrétiens ! Nous sommes chrétiens ! Jette-nous à la torture ! Fais-nous mourir ! Nous sommes chrétiens !

Cependant Onésime, et avec lui tous les « anciens », tous les chrétiens même des Ecclesiæ régulières, les considéraient avec horreur. L’évêque interpella Pérégrinus :

— Seigneur, ils ne sont pas chrétiens. Ils mentent : nous les renions !

— Mais puisqu’ils le disent ! interrogea le gouverneur étonné. Quel dieu adorent-ils donc ?

— Le même que nous, et leur foi est la même, mais ils obéissent à un évêque indigne, qui a livré à la police les livres et les vases de ses églises. Pour ce crime il a été déclaré traître. Les prêtres qu’il a consacrés sont irrégulièrement ordonnés, et par conséquent ceux qui furent baptisés par eux, ou seulement les écoutent, ne peuvent être chrétiens !

Telle était dès lors la diffusion du christianisme, l’irrésistible mouvement qui vers lui entraînait les âmes, que les schismes, les hérésies s’étaient multipliés. Il en est ainsi de toutes les idées fortes qui s’imposent au monde : elles soulèvent des interprétations infinies ; mais il était naturel que les chefs de l’Église orthodoxe voulussent maintenir l’unité du troupeau.

Les habitudes d’esprit de Pérégrinus l’engageaient à profiter de ces dissensions. Plus tard, l’empereur Julien adopta la même politique.

— La Divinité de l’Empereur, dit-il, n’a d’exigences et ne saurait porter de sanctions qu’à l’égard des véritables chrétiens… Si ceux-ci ne le sont point… Qu’on les remette en liberté.

Mais, parmi ces Circoncellions — on les nommait ainsi parce que, très pauvres gens pour la plupart, ils mendiaient et pillaient les moissons autour des masures des paysans, — ce fut une explosion de rage. Dans leur appétit dévorant de tortures et de mort, ils seraient déçus ! Vomissant des blasphèmes inouïs, des mots orduriers, levant impudiquement leurs manteaux, ils esquissaient devant l’idole de l’Empereur divinisé un geste obscène ; et leurs femmes — car il en était avec eux, hurlant comme les chiennes aboient — tournant le dos, lui montraient le derrière.

— Nous sommes chrétiens ! Ce sont les autres qui ne le sont pas ! Nous crachons sur tes dieux. Tu mens ; nous sommes chrétiens ! Tue-nous ! Jette nos corps aux chiens, ils ressusciteront ! Invente des supplices. Christos ! Christos ! Christos ! Gloire à Christos ! Ton Empereur, dans la m… !

Cléophon les regardait, palpitant. Une énergie si formidable, cette fureur généreuse, même si grossière, le faisaient trembler d’émotion, et comme, déjà, de volupté. Un de ces Numides, surtout !… Maigre, presque nu, ayant, dans sa frénésie, déchiré ses vêtements, sa crinière de cheveux noirs assemblée en petites tresses, à la mode africaine, sauvage et devenu fou ! Il écumait, les yeux hors de la tête, ses mains convulsives à sa gorge comme s’il étouffait… Tout à coup cet homme bondit sur un des légionnaires germains, lui arracha l’arme qu’il portait au côté, avant qu’il se pût reconnaître, et sauta sur les marches du peristyle, vers Pérégrinus, le glaive levé.

— Vermine ! Scorpion ! Sperme de tortue ! Je te tuerai ! Alors, il faudra bien qu’on me tue !…

Pérégrinus s’étant jeté hors de sa chaire, se réfugiait entre les colonnes. La sueur coulait de son front jusque sur ses yeux apeurés, qu’elle aveuglait, jusqu’à ses joues blêmes. Les légionnaires, glaives tirés, cernaient le fanatique. Il en abattit deux avant de tomber, et, succombant, trouva la force encore d’ouvrir le ventre d’un de ces deux-là : il cracha dans la blessure. À la fin il fut lié ; on le porta tout sanglant au bourreau, qui se tenait près de l’autel, avec ses aides. Il ne résistait pas. Il chantait, et tous les Circoncellions accompagnaient son chant. Il parlait de fontaines d’eau pure, intarissables, de palmes, de jardins dans les palmes, de banquets sans fin, où l’on mange sans jamais parvenir à se rassasier ; — de tout ce qu’il avait désiré sans en pouvoir jouir, dans son existence misérable, cet homme des déserts arides ! Un aide du bourreau, le jetant sur les genoux, lui courba la tête vers le sol en tirant sur les cheveux. Il chantait toujours, ivre d’extase et de fureur. Le chef des tortionnaires, chassant l’air de sa poitrine avec un sifflement qu’on entendit à travers ce chant, fit tournoyer son glaive lourd, à deux tranchants, que des cordelettes de chanvre, roulées sur la poignée, lui mettaient bien en main. Les autres Circoncellions continuèrent le chant… La tête tomba. Un gamin tout nu, qui s’était mis à cheval sur l’arête aiguë du temple, pour mieux voir, lui lança, dans un jet de salive, les pépins de la grenade qu’il épluchait. Les Circoncellions poussèrent un grand cri de triomphe et de joie :

— Il est martyr ! Il est martyr ! Gloire à Pérennius le martyr ! À notre tour !

L’évêque Onésime et les autres chrétiens protestaient :

— C’est faux ! Les chiens ne vont pas au paradis ! Les schismatiques ne peuvent mériter la couronne céleste.

Donatistes et chrétiens de l’Obédience commencèrent de se battre sur l’Agora. Ils n’avaient pas d’armes, mais les hommes se sautaient à la gorge, et les femmes se déchiraient des ongles. Les légionnaires eurent beaucoup de peine à les séparer. Pérégrinus décida que tous ceux qu’ils avaient pu appréhender, quelle que fût leur secte, seraient astreints à exécuter les prescriptions de l’Édit, ou punis de mort. La foule avait enfin ce qu’elle souhaitait. Ayant senti l’odeur du sang, elle attendait que le reste du spectacle fût digne de ce début.

Pérégrinus en avait si bien conscience qu’il fit décapiter, séance tenante, plusieurs chrétiens du petit peuple. Il se vengeait aussi de la peur qu’il venait d’éprouver.

Les interrogatoires se poursuivirent dans une atmosphère de violence que les inspirateurs et les dirigeants des chrétiens ne cherchaient point à calmer. Ils poussaient en avant les exaltés, ils encourageaient les hésitants, leur faisaient honte de leur lâcheté. C’est qu’ils n’ignoraient point où bientôt ils allaient acculer l’Empire. Si la machine ne pouvait marcher sans eux, il faudrait qu’elle marchât avec eux : telle était déjà l’impression, à la cour des Tétrarques, des politiques les plus avisés, secrètement favorables aux chrétiens, et qui n’attendaient qu’une occasion pour se déclarer. C’était la dernière bataille : il fallait tenir, il fallait s’affirmer, quitte à perdre des soldats, et à mourir soi-même. Ces hommes étaient braves, enthousiastes, ils réclamaient pour eux cette couronne du martyre qu’ils promettaient aux fidèles. D’autre part, les plus distingués parmi ceux des Corinthiens qui s’étaient décidés à se rendre à l’audience — surtout Théoctène et ses amis, pour des motifs personnels — s’inquiétaient et s’indignaient d’une répression maintenant excessive, déploraient le manque de sang-froid de Pérégrinus, et ne se cachaient point pour l’en blâmer.

Les hautes classes, à cette époque, étaient parvenues à un degré de mépris singulier à l’égard des fonctionnaires. En concentrant toute puissance sur leur personne, les derniers empereurs, qui déjà inauguraient le système de leurs successeurs byzantins, venaient d’affaiblir dangereusement le respect qu’on portait à leurs délégués. Un gouverneur tel que Pérégrinus avait en apparence tous les pouvoirs des anciens proconsuls : la réalité était fort différente. Et dans la décadence de l’Empire, qui avait à cette heure bien de la peine à se défendre après être si longtemps apparu comme un perpétuel conquérant, les provinces de langue non latine éprouvaient un désir, non point d’indépendance, mais de fronde, souhaitaient des administrateurs qui fussent de leur race, et non plus Romains : l’Orient de la Méditerranée déjà tendait à se séparer de l’Occident.

Ainsi de part et d’autre, on accueillait les arrêts de Pérégrinus par des murmures ou des dérisions. Assez intelligent pour le prévoir, il n’avait pas eu l’esprit assez vigoureux pour soutenir sa première attitude. Il dérivait, ballotté par des courants contraires. De tous côtés on lui lançait des brocards. Il était décontenancé. Son irritation s’en accroissait, et sa rancune.

Cléophon s’était jeté au premier rang de ces railleurs. La délicatesse de ses nerfs efféminés répugnait à la vue et à l’odeur du sang, et toutefois ce sang, ce tumulte, la brutalité des chocs que lui faisaient subir les alternatives des débats, le précipitaient dans une sorte d’exaltation singulière. Jamais il n’avait ressenti des impressions si fortes. Il était comme fouetté de lanières invisibles qui lui rendaient la virilité. Myrrhine et Eutychia se tenaient toujours debout devant le tribunal. Seules femmes maintenant parmi les prévenus, d’un mouvement instinctif elles s’étaient serrées l’une contre l’autre, et parfois échangeaient quelques mots. Pour Eutychia, Myrrhine était une chrétienne ; cela lui suffisait. Et Myrrhine, la voyant si ferme, se rapprochait d’elle avec une confiance puérile. Le père d’Eutychia, Eudème, accompagnait sa fille. Païen, il comptait bien affirmer ses sentiments, jurer qu’on s’était trompé sur ceux de son enfant, et consentait à payer, pour la légèreté dont elle s’était rendue coupable — car il ne pouvait s’agir que d’une légèreté — la plus grosse amende, sans discuter.

Quand il entendit appeler Eutychia, il voulut parler, et s’avança pour elle.

— Elle n’est pas chrétienne, Seigneur, elle n’est pas chrétienne ! Elle adore toujours les Immortels. Vois, elle va sacrifier, je te le jure !

Il avait pris la main d’Eutychia. S’efforçant d’y introduire quelques grains d’encens, il la traînait jusqu’à l’autel.

— Laisse-toi faire, malheureuse ! Puisque je t’y oblige, tu n’y es pour rien.

Il lui maintenait le bras au-dessus de la flamme, quitte à la brûler, à se brûler lui-même. Son visage respirait un désespoir furieux. C’était un vieil homme, simple et bon ; il avait passé sa vie aux pieds de cette enfant unique, seul bien qu’il estimât au monde. Elle se dégagea si rudement qu’il dut reculer jusque dans la foule. Non, elle ne sacrifierait pas, elle ne signerait pas la formule ; elle avouerait avoir détourné les livres, volé l’Empereur, qui était un voleur ; elle se glorifierait de sa conduite. Son cœur était brûlant d’enthousiasme, son visage immobile et froid. Déjà elle vivait hors du monde, assurée, au prix du martyre, d’un bonheur inouï, céleste, éternel. C’était la même foi qui tout à l’heure enflammait les Donatistes, épurée dans une âme noble.

Pérégrinus la connaissait bien. Il savait quelle amitié sa fille lui portait. Revenant à la modération, même à la bienveillance :

— Jeune fille, tu as agi sans discernement, ton acte est grave. Je ne saurais l’absoudre… mais il te reste le droit d’en appeler à l’Empereur, qui statuera dans sa toute-puissance, et, tu peux l’espérer, dans sa miséricorde. Il suffit pour l’instant que tu fasses amende honorable pour une erreur où des méchants entraînèrent ta jeunesse. Sacrifie donc : ton vénérable père t’y engage.

— De quel Empereur parles-tu ? répondit Eutychia d’une voix passionnée. Je ne le connais pas : ce vieux fou, qui a des varices, qui vomit chaque jour les aliments de son repas, qui va mourir — et qui veut faire croire qu’il est dieu ?… Me prends-tu, moi, pour une folle ?

Les chrétiens poussèrent une acclamation. Onésime leva les bras pour la bénir. Elle venait de donner au procès son véritable caractère : les chrétiens ne pouvaient obéir, encore moins sacrifier, à un maître qui n’était pas chrétien. Mais, pour cette raison même, l’insulte à la divinité de l’Empereur ne se pouvait ni dissimuler, ni pardonner. S’il l’eût supporté, Pérégrinus en courait la destitution, peut-être la déportation.

— Les tortionnaires, dit-il, sauront te rendre la raison… Quelque chose de bénin, pour commencer. Ils t’arracheront les cils, les sourcils et les ongles. Cela ne t’embellira pas.

— Va… Crois-tu que je tienne aux apparences de ce corps ? Il est fait pour se flétrir : mais l’âme des justifiés demeure éternellement belle, et tu ne peux l’atteindre.

— Que ta Grandeur, protesta son père, se souvienne qu’elle est de condition noble !

— Préfères-tu pour elle le lupanar ? Tu ne dis rien ?… C’est entendu. Demain matin, elle aura peut-être changé d’idée.

C’était un usage, depuis les plus anciennes persécutions, d’abandonner les vierges chrétiennes au stupre anonyme des lieux infâmes. Une conception, qui subsista longtemps encore, attribuait à la virginité des pouvoirs spéciaux, de nature magique : on présumait qu’en effet les dieux devaient choisir de préférence les corps de femmes les plus purs, et, par leur entremise, pouvaient alors manifester des prodiges. Livrer cette femme à des mortels, c’était d’abord outrager le dieu, mais aussi déposséder la vierge des dons extraordinaires qu’elle tenait de lui : car il fuyait ce tabernacle profané. Les chrétiens mêmes le croyaient. Le respect qu’on portait à la mémoire de ces vierges, le culte de vénération qu’on leur vouait, faisait de plus qu’ils ne pouvaient supporter de croire qu’elles eussent été souillées. On imagina donc que, par un étrange miracle, les hommes qui tentaient de profiter de leur condamnation pour les approcher se trouvaient subitement frappés de terreur, perdaient leur virilité. En fait, les pasteurs de l’Église considéraient seulement, avec juste raison, qu’un acte où la volonté n’est pour rien est inexistant. Peut-être, dans son scepticisme d’homme du monde et d’homme mûr, Pérégrinus partageait-il cette opinion ; et il préférait livrer pour quelques heures une jeune fille à des violences qui ne laisseraient point de traces affligeantes, qui même le faisaient sourire, plutôt qu’au bourreau.

Mais au prononcé de cet arrêt Cléophon donna des signes de la plus vive émotion, puis d’une colère où il perdit toute mesure. Pour des motifs sur lesquels il convient de ne pas insister, tout ce qui suggérait à son imagination les réalités naturelles et normales de l’amour lui faisait horreur. Il les tenait pour dégoûtantes, abominables ; elles lui levaient le cœur ; et cependant il goûtait d’une façon désintéressée la beauté des femmes, presque, eût-on dit, comme s’il eût appartenu à leur sexe. D’ailleurs tout, dans cet attirail de répression, dans ces poursuites mêmes, lui apparaissait obscène et révoltant. De sa vie il n’avait pu concevoir qu’on empêchât les gens de faire ce qui leur convenait, quand cela ne faisait de mal à personne, et qu’on les châtiât pour l’avoir fait. Ainsi, pour d’autres causes que Pérégrinus, il n’avait pas davantage gardé l’équilibre de sa raison. De la manière la plus injurieuse il l’invectiva :

— As-tu perdu le sens ? Es-tu venu t’asseoir ivre au tribunal ? Tu es encore plus bête que je ne croyais, et plus ignorant ! N’as-tu pas entendu que cette fille est de condition noble ? De quel droit prétends-tu envoyer au bordel une femme libre de son corps ? Cela ne se peut que pour les esclaves, et encore, si je le faisais, je me considérerais comme un coquin. Il est vrai que je ne suis qu’un homme ordinaire, et non pas un imbécile de gouverneur.

Sans s’émouvoir, cette fois, Pérégrinus avait levé les yeux ; et reconnaissant à qui il avait affaire, éclata de rire :

— C’est toi, Cléophon ? Toi dont on ne saurait dire, comme de Julius Cœsar, que tu es la femme de tous les maris, et le mari de toutes les femmes ; car il n’y a que la première partie de la phrase, à ton égard, qui soit exacte… C’est toi qui te poses en défenseur des vierges ?

Cette vieille plaisanterie amusa la populace. Cléophon, interdit, balbutiait. Les légionnaires, serrant leurs épaules d’un bloc et s’approchant de lui, le jetèrent au bas des degrés.

— Conduisez cette femme où j’ai dit, commanda Pérégrinus, d’un air excédé… À une autre, la nommée Myrrhine ?…

— Que ta Grandeur, prononça Philomoros, écartant Théoctène, me permette de prendre devant toi la défense de cette femme. Il n’y a du reste que peu de mots à dire : l’erreur est évidente. Myrrhine est une ancienne esclave d’Aphrodite, une courtisane sacrée. Son jeune corps, dès son enfance, a célébré les rites les plus chers à la Grèce, les plus vénérables aux yeux de l’honnête homme. Si la Grande Prêtresse n’est pas ici pour réclamer Myrrhine, c’est que celle-ci a été rachetée par Théoctène, noble de Corinthe, citoyen romain, qui est à mes côtés, et son amant. Un enfant de deux ans, dans cette ville, en connaît plus que cette petite fille sur les mystères des chrétiens. Elle ne sait que faire l’amour, aimer. Elle est aimée. Rends-la donc à celui qui l’aime, et à moi, Philomoros, et à Céphisodore que voilà, qui nous honorons d’être ses répondants et ses amis. Du reste, elle ne demande pas mieux que de sacrifier ; et de plus, dès que ta parole, je ne dis pas généreuse, mais seulement équitable, l’aura rendue à la liberté, elle ira, j’en fais serment, et j’irai avec elle, immoler une colombe sur l’autel de la divine Aphrodite. Veux-tu encore qu’elle signe la formule d’abjuration ? Il n’en est pas besoin, puisque, je te le répète, elle n’est pas chrétienne : toutefois elle la signera.

— Oui ! cria Myrrhine.

Son visage s’illuminait. Elle n’avait rien compris, jusque-là, à son étrange aventure, elle se croyait perdue, sans savoir comment ; et voilà que Philomoros, d’une voix toute unie, paisible, lui révélait le moyen si simple, qui paraissait si sûr, de prouver son innocence.

— Si elle sacrifie… dit Pérégrinus.

— Seigneur, objecta Velléius Victor, cette fille est en effet une courtisane. Mais nous savons qu’il est des courtisanes chrétiennes. De plus, quand même elle sacrifierait !… Les fidèles des Olympiens qui ont servi de complices aux chrétiens, soit pour les aider à fuir, soit comme receleurs des objets destinés à leurs mystères, sont, aux termes de l’Édit, passibles des même peine que les chrétiens eux-mêmes. La courtisane Myrrhine est coupable de recel : le rapport des stationnaires est précis.

Le crime dont Myrrhine était accusée était, en effet, le plus grave : l’administration romaine se rendait compte, assez exactement, que les chrétiens pouvaient revenir plus tard sur une abjuration, déclarer qu’ils n’avaient sacrifié aux dieux que par contrainte. Fermer ou même détruire leurs lieux d’assemblée ne suffisait pas non plus ; ils en pouvaient ailleurs rouvrir d’autres. Le seul moyen efficace d’anéantir la secte était d’empêcher celle-ci de célébrer les rites de purification — ce qu’on appela plus tard les sacrements — qui étaient devenus sa raison d’être. Pour cette célébration, certains objets, surtout les livres contenant des formules précises, invariables, considérées comme magiques, étaient nécessaires. De là le prix qu’on attachait à l’en priver. Velléius savait bien ce qu’il faisait en insistant sur ce point ; et, à travers Myrrhine, il se félicitait d’atteindre Théoctène, auquel il gardait rancune, n’étant point sans avoir soupçonné que sa femme ne lui était pas restée indifférente. Il ne se doutait pas qu’au contraire, il s’associait ainsi à la vengeance d’Eutropia, qui par surcroît espérait reconquérir son amant quand Myrrhine aurait disparu. Ce sont des choses qui arrivent.

— Jeune fille, demanda Pérégrinus, qui t’a donné ces livres ?

— Personne…

— Personne ? Veux-tu dire que tu les as dérobés chez des chrétiens, ou trouvés par hasard ?

— Hélas, pas davantage. J’ignorais qu’ils fussent chez moi.

Velléius fit entendre un petit rire : l’excuse était commode.

Théoctène, irrité, ne put garder plus longtemps le silence :

— Les gens qui prétendent gouverner Corinthe deviennent-ils fous ? Voilà une enfant qui n’est pas chrétienne, qui est prête à le jurer, et ceux qui la connaissent sont prêts à confirmer son serment. Peut-on citer le nom d’un chrétien en relations avec elle ? La possibilité d’une collusion avec la secte est-elle alors vraisemblable ? Qui peut rester à l’abri d’une pareille aventure : n’importe quel esclave infidèle, soudoyé par un ennemi, ou par pure méchanceté, a pu commettre cette trahison.

— Accuses-tu quelqu’un ? demanda Pérégrinus.

— Qui puis-je accuser ? Suis-je chargé de la police de la ville, est-ce moi qui commande aux stationnaires ? Dis-leur de chercher, ils trouveront.

— Jeune homme, dit avec ironie et non sans quelque apparence de raison Pérégrinus, ma police ne saurait commencer une enquête sans l’ombre d’une indication. Retire-toi. Le recel est prouvé. La coupable subira les mêmes peines que les autres recéleurs… Où en sommes-nous ?… Onésime, que l’on dit évêque ?…

— Seigneur, fit Myrrhine, épargne-moi. Tu dois bien voir que je ne sais rien, et c’est parce que je ne sais rien que je n’ai rien à dire ! Car il faudrait que je connusse quelque chose pour répondre, fût-ce par un mensonge. Je révère Aphrodite, Phoïbos-Apollon, tous les dieux, Isis… Ils sont donc impuissants, qu’ils ne font rien pour me défendre ? Ne me punis pas, je n’ai pas fait de mal. Je te parlerais mieux, si je n’avais si peur !…

Elle était tombée sur les genoux, si mince que, du haut des portiques où ceux qui n’avaient pas trouvé place sur l’Agora étaient montés, on ne voyait qu’une petite tache blanche, comme un linge étendu.

— Mets-la en liberté, proposa Théoctène, je me porte caution de ma personne et sur mes biens. Cite une somme !

— J’ai dit ! trancha Pérégrinus, importuné. Il ne peut être accepté de caution pour les crimes contre la Divinité Impériale, tu le sais bien… Qu’on l’emmène.

— Tu n’es qu’un mauvais juge ! protesta Céphisodore. Cléophon n’avait pas tort.

— Oui, c’est un mauvais juge ! cria Théoctène. Il ne faut plus qu’il juge !

Escaladant le péristyle, empoignant le gouverneur aux épaules, il le jeta debout, et, d’un coup de poing, l’envoya rouler au bas des degrés.

Tel était le discrédit dans lequel étaient tombés les fonctionnaires romains dans le pays de langue hellène, que dans la ville d’Alexandrie, à la même époque et dans une occasion pareille, un certain Ædésios, de bonne famille et de caractère habituellement paisible, sauta à la gorge du gouverneur Hiéroclès, lui donna deux grands soufflets, et, le jetant à terre, lui piétina le ventre. Comme dans Alexandrie, l’émeute, pour la seconde fois en quelques heures, se déchaîna sur Corinthe. Ces hommes sans armes recommencèrent de s’assommer, à coups de pierres et de bâtons. Plusieurs chrétiens profitèrent du désordre pour s’échapper. La police ne put capturer l’évêque Onésime qu’aux portes de Cenchrées. Encore ne le reconnut-elle que par hasard : elle avait cru en arrêter un autre.

Pour Théoctène, il avait été l’un des premiers à tomber dans cette échauffourée, sans trouver de défenseurs. Le traitement qu’il avait infligé à Pérégrinus le rendait passible du châtiment suprême. D’autre part les chrétiens l’abandonnèrent à son sort : il n’était point des leurs. Ainsi qu’à toutes les époques de désordre et d’indifférence politique, où il n’y a que des émeutes et nul mouvement national ou populaire de caractère général, l’armée demeurait le seul organisme fort et discipliné. Elle seule savait toujours ce qu’elle avait à faire, et la besogne ici était simple. Tandis qu’une partie de la cohorte germaine entourait le gouverneur et le reconduisait au palais, l’autre, sous le commandement de quelques centurions vigoureux, réduisait les mutins sans égard pour le sang qu’il fallait verser. Velléius Victor qui, demeuré sur les degrés de l’Héroon, dirigeait cette répression, aperçut fort bien le glaive qu’un Germain descendait sur la gorge de Théoctène abattu : le crime de ce jeune homme était certain, et le notarius n’éprouvait du reste à son égard aucune sympathie. Il le laissa, sur cette place, achever son destin. Myrrhine n’avait pas vu mourir son amant : dès que l’audience avait été suspendue, avec Eutychia et ceux des chrétiens qui n’avaient point cherché à fuir, elle avait été reconduite à la prison.

L’exposition d’Eutychia au lupanar ne devait pas avoir lieu avant l’heure de none. Cléophon, chassé le matin de l’Agora, avait couru la ville au hasard, ulcéré de l’injure qu’il avait reçue, toujours persuadé que lui seul avait raison dans cette affaire, et que décidément le monde est mené par de purs idiots, acharnés à se mêler de ce qui ne les regarde pas. Le jour était assez avancé lorsqu’il sentit la faim. Il entra dans une taverne du port, mal famée, que parfois il fréquentait : il se souvenait d’y avoir rencontré des matelots de l’archipel, des lutteurs Khazars, à la face aplatie mais aux larges épaules, dont il estimait la vigueur ; des soldats et des centurions, qu’il admirait pour leur mâle beauté, leurs cuirasses aux écailles de bronze, et l’odeur, pour lui délicieuse, de leurs jambières en cuir de poulain, tanné en Scythie avec un mélange de fiente de cheval et de cendres de térébinthe. Mais la place était encore presque vide. Par exception à ses habitudes de sobriété, il demanda du vin ; on lui servit des œufs durs, du congre coupé en morceaux dans une sauce au safran, des olives.

Un assez vieil homme, poilu et camus comme un faune, écrivait non loin de lui, assis à une table grossière, avec un style de roseau, sur des tablettes à l’ancienne mode, recouvertes de cire. Cet homme, s’adressant familièrement à lui :

— Il paraît qu’il y a eu des troubles aujourd’hui, pendant qu’on jugeait les chrétiens ?

— Serais-tu chrétien ? interrogea Cléophon.

Cette espèce de satyre se contenta de rire bonnement.

— Ce ne sont pas des choses à demander en ce moment. On pourrait croire que tu es de la police. Et tu n’en es pas ! Je te connais, bien que tu ne me connaisses pas. C’est pour autre chose, à une autre heure, que tu viens d’ordinaire.

— Toi aussi ?…

— Oh ! moi… Si j’en avais l’occasion… La vérité est qu’on me laisse un lit pour deux oboles, après la fermeture. Je couche où d’autres ont déjà couché, mais je dors, moi, tout simplement.

— Et le jour, que fais-tu ?

— Ce que je faisais tout à l’heure, quand tu es entré. J’écris. Pour moi, et pour les autres. Poète, et scribe… Veux-tu voir ?

Cléophon lut :

La veille des calendes de mai, passion de douze martyrs, nos concitoyens. Il y avait Marianus et Zénon, diacres, Euryclès, qui vivait près des Bains d’Hélène. Saints de Dieu qui les accueillerez, nous ne connaissons que ces noms. Souvenez-vous des autres !

— Mais alors, tu es chrétien ?

— Non… Je suis poète et scribe, je te dis, et j’écris aussi purement en langue latine qu’en langue grecque. Les chrétiens ont confiance en moi. Ils ont recueilli les corps de ceux que Sa Grandeur a fait exécuter ce matin, et m’ont prié de rédiger l’inscription qui sera gravée sur leur tombe, qu’ils cacheront…

Cléophon croyait comprendre. Sur ces douze martyrs, il y en avait neuf dont on ignorait les noms. Les trois autres étaient des diacres de l’Église, et cet Euryclès, relativement un homme d’importance, un propriétaire ; mais les neuf autres ? De pauvres diables : on n’avait pas eu le temps de s’informer. Dans la nécessité où l’on se trouvait de soustraire leur dépouille à la police, on faisait des martyrs anonymes. Alors : Saints de Dieu, souvenez-vous des autres !

Cléophon se sentit ému.

— Cela est beau ! dit-il. Il trouvait dans cette inscription un accent sublime et simple. L’homme au visage de faune reconnut :

— Je n’y suis pour rien. Ils m’ont dit ce qu’il fallait mettre. Seulement, je te le répète, ils avaient peur des solécismes. Mais en effet, cela est beau… Il y aura toujours de la beauté dans le monde, vois-tu !

Il récita ces vers d’une épigramme grecque :

Callirhoé sacrifie à Diane une boucle de ses cheveux ; à Vénus, une colombe ; à Héra, sa ceinture :

Parce qu’elle a passé honnêtement sa jeunesse ;

Parce qu’elle a obtenu l’époux qu’elle désirait ;

Et parce qu’elle eut de lui deux beaux garçons, qui vivent !

— Ils retrouveront cela un jour, les chrétiens, continua-t-il. Ils en diront autant, avec d’autres mots, d’une autre langue. Les hommes peuvent faire de la beauté, une certaine sorte de beauté, avec l’abnégation, avec le sacrifice, même avec la mort horrible ; mais pour faire toute la beauté, il faut tous les sens et la sensualité, il faut l’amour de la vie, qui est divine, et tout ce qu’un mortel apporte avec lui dès qu’il voit la lumière, et qu’il regarde, et qu’il aime, et qu’il jouit avec son corps et les organes de son corps.

— Tu crois ?… fit Cléophon.

— J’en suis sûr.

— Tu ne crois pas aussi qu’il pourrait être une beauté terrible, unissant les délices de la sensualité à la douleur, à la mort même, comme si l’on se moquait d’elles, et si on leur disait : « Tu n’es pas » ?

— Oui, certes ! quelle idée ! Je n’y avais point pensé. Serais-tu poète, toi aussi ? Tu devrais écrire cela.

— Ce n’est point à écrire que je songe !

Durant qu’ils conversaient, la taverne, peu à peu, s’était remplie. Des filles, et aussi des jeunes hommes, y amenaient des clients. Les chambres coûtaient dix oboles. On payait d’avance. Innocemment, le fils du tavernier, un enfant de dix ans à peine, se levait avec un broc rempli d’eau, parfois un petit bol de graisse parfumée d’un peu de myrrhe, qu’il allait porter au couple disparu.

— C’est là que tu vis, tous les jours ? demanda Cléophon au poète.

— Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui t’étonne ? Les choses qu’à tout instant on garde sous les yeux sont comme si elles n’étaient point, on ne les voit plus. Je suis comme cet enfant…

Un centurion entra, cambré dans les écailles de sa cuirasse. Distinguant Cléophon, il lui fit signe :

— Tu es revenu ?…

— Prête-moi, dit brusquement Cléophon, ta cuirasse, ton casque, tes jambières. On te les rapportera demain, dès l’aube.

— Tu veux changer de rôle ?… À ton aise. Mais ma cuirasse ne t’irait pas. Compare-moi, je suis un mâle… N’aie pas l’air si contrarié : j’ai près d’ici un collègue… Je vais l’appeler : Iacchos lui-même ! — et de ta taille. Tu pourras sûrement t’arranger avec lui.

Quelques minutes plus tard, Cléophon sortait vêtu comme un centurion, un casque sur la tête, le visage à moitié caché par le grand manteau de bure brune qui était d’ordonnance. Il allait au lupanar où la volonté du gouverneur venait d’enfermer Eutychia. Cette idée s’était imposée à lui dès le moment de sa condamnation ; il n’aurait su dire pourquoi les quelques mots qu’il venait d’échanger avec ce bohème à face de faune l’avaient confirmée dans son esprit ; et craignant, après le scandale dont tout à l’heure il avait été cause, qu’on eût quelque soupçon de ce qu’il voulait faire, il avait pris ce déguisement. Mais ce fut une affaire toute simple : le lupanar était situé dans le quartier du port, non loin de la taverne. Il y pénétra sans difficulté.

Eutychia n’y était pas arrivée depuis bien longtemps. Jusqu’à l’instant qu’elle en franchit la porte, elle avait gardé toute son exaltation et son impassibilité. Elle était sûre du miracle : l’Époux tout-puissant saurait veiller sur son épouse, cela pour elle ne faisait aucun doute. La conviction s’en était enracinée, dès son adolescence, par les récits ardents et légendaires de l’esclave qui l’avait élevée ; car c’était bien souvent par la contagion des milieux serviles, au fond des gynécées, que les enfants des meilleures familles devenaient chrétiens. Mais si solide que fût sa foi, si loin que celle-ci la pût emporter, elle n’en avait pas fait une de ces visionnaires dont l’imagination est assez forte pour leur dissimuler les réalités immédiates et brutales. Ses yeux y demeuraient ouverts ; ils lui firent distinguer, d’un seul coup, ce qu’on peut accepter de croire quand on n’est qu’une petite fille, et ce qui est, quand on est une femme.

En apparence, pourtant, cela était si différent de ce qu’elle prévoyait ! La liberté de l’éducation orientale, les bas-reliefs significatifs que le temple d’Aphrodite avait empruntés aux traditions de l’Astarté asiatique, ne lui pouvaient laisser ignorer que peu de choses. C’était à ces choses qu’elle s’attendait, c’était entre elle et ces abominations que son Seigneur allait imposer sa toute-puissance ; mais rien de tout cela, rien… Une salle assez grande, banale, avec des sortes de niches assez profondes dans la muraille, de distance en distance, qu’un rideau permettait de fermer ; dans cette salle, des femmes vêtues, sinon comme elle, du moins d’une façon vulgairement décente, et qui travaillaient à des ouvrages de femme, paisiblement : la chambre des filles de service dans son propre gynécée, c’est à quoi cela ressemblait le plus. Les stationnaires qui l’avaient amenée s’étaient fait donner un reçu. Ils riaient de cet air stupide qu’elle avait déjà vu aux hommes, dans les noces… C’est cela même qui la fit désespérer : puisque tout était si semblable à ce qu’elle connaissait, le miracle n’était pas possible…

Lorsque Cléophon entra, elle était nue dans sa cella, comme les autres. Elle priait comme on lui avait enseigné à prier, mais sans ardeur : peut-être n’en était-il plus à cette heure comme aux premiers jours de la foi ; peut-être qu’elle n’était pas digne de l’Époux, et qu’il l’abandonnait. Il y avait aussi dans son cœur un sentiment atroce, qu’elle voulait repousser comme venant du démon, et qui lui disait : « Eh bien, pourquoi pas ?… » Eutychia était éclairée, au-dessus de sa tête, par une lampe en terre cuite ; d’autres brûlaient plus bas, suspendues au plafond, au milieu de la salle. Et toutes les autres femmes étaient nues, comme elle, debout comme elle dans leurs cellæ. Dans sa honte pudique, elle refusait de se regarder ; mais, ne pouvant s’empêcher de les voir, c’est elle-même qu’elle voyait en les regardant…

Cléophon s’était débarrassé de son manteau. Sous le casque et la cuirasse, il était aussi beau que la guerrière Artémis. Avec des promesses engageantes, une voix de femme le lui cria. Ses yeux, dans cette mauvaise lumière, cherchaient Eutychia sans la trouver : d’une femme nue, on ne voit d’abord que son corps et sa nudité, on ne la reconnaît point ; et il ne se souvenait que de son visage. Il fit le tour de la salle. Sur son passage, les prostituées s’animaient, avec des gestes obscènes qui l’ennuyaient. Il fronçait les sourcils ; cela donnait à ses traits trop délicats un dédain qui leur prêtait une sorte de férocité. Enfin il put distinguer Eutychia, justement à ce qu’elle était la seule qui s’efforçât, dans le fond de sa cella, de se dissimuler. Ses yeux, longuement, se fixèrent sur elle. La fille d’Eudème se sentit glacée ; cependant une rougeur de feu montait de sa poitrine, à ses seins, à son visage ; elle faisait le geste éternel et inutile de la pudeur. L’homme monta vers elle ; et, reculant toujours, elle trébucha, sans le voir, jusqu’à la couche banale qui, depuis tant d’années, avait reçu tant d’enlacements abjects. Voici que la figure de l’homme était penchée vers elle : une figure subitement devenue très gaie, qui riait. Cela lui fit plus peur encore :

— Tu ne me reconnais pas : Cléophon !

…Elle se rappela le jeune homme qui tout à l’heure venait de prendre si singulièrement sa défense devant le tribunal : un débauché de mœurs infâmes, le plus infâme de Corinthe. Sa réputation était venue jusqu’à elle ; et c’étaient bien ses traits !

L’homme tira le rideau de la cella. Et toutes ces femmes, qui riaient !… Dans l’ombre Eutychia distingua le bruit d’une cuirasse qu’on posait à terre, de vêtements dépouillés à la hâte. Son cœur cessa de battre. Elle espéra mourir.

— Jeune fille, dit une voix qui n’était presque pas une voix d’homme, je ne te vois point, et tu ne vois point : ta pudeur n’a pas à s’offenser de ce que je suis nu. Donne-moi tes vêtements ! Vite ! On a dû les laisser dans cette cellule. Et prends cet attirail militaire : je t’aiderai.

Elle ne comprenait pas.

— Oui, oui… Tu vas sortir à ma place. Tu feras un beau centurion. Encore plus beau que moi !… Cléophon ne ferait pas ce compliment à tout le monde… Mais dépêche-toi donc ! Ne dis rien : nous ne sommes pas ici pour causer. Enveloppe-toi dans ce manteau… Ah ! tiens !.… tu paieras la patronne ; voilà ce qu’il faut. La somme est normale, et même généreuse : on ne t’en demandera pas davantage, tu pourras t’en aller sans parler à personne : les plus beaux soldats sont timides parfois, après !…

La générosité, avec l’espérance, revenait au cœur d’Eutychia :

— Mais toi, malheureux ? As-tu songé… que t’arrivera-t-il ?

Domina, — c’est de ce nom, je crois, que tes frères appellent les vierges de ta sorte, comme nous faisons des vestales, — Domina, cette chose qui pour toi a tant d’importance, pour Cléophon n’en a guère… Et il est plus convenable que tu n’y penses point : cela s’arrangera…

Comme les prisonniers étaient trop nombreux pour que les ergastules ordinaires de la ville pussent les contenir, on avait transformé en geôle, à leur intention, un des anciens téménoï qui entouraient le temple d’Aphrodite, sur l’Acro-Corinthe. Ils y menaient une existence à la fois étrangement libre, pour peu qu’on la veuille comparer à celle des prévenus ou des condamnés de nos contemporaines maisons de force, et très misérable, dont seuls peuvent se rendre compte ceux qui, de nos jours, savent ce que c’est qu’une prison turque. Ils s’assemblaient à leur guise dans l’enceinte assez vaste où ils étaient parqués, dormant la nuit sous les portiques de bois, y choisissant une place à leur convenance ; et il existait même, à l’une des extrémités de ce téménos, des chambres qu’ils partageaient avec la police. Mais l’administration impériale ne s’occupait point de leur nourriture. Ceux qui connaissaient un métier fabriquaient de menus objets, que leurs gardiens se chargeaient de vendre en percevant une redevance. Les autres étaient entretenus par la charité publique, et il se trouvait encore à Corinthe assez de chrétiens en liberté pour qu’ils ne fussent point affamés ; d’autres aussi avaient des parents, demeurés païens, qui pouvaient ouvertement subvenir à leurs besoins.

Ils avaient pensé que leur procès se poursuivrait régulièrement. Mais le lendemain, ni les semaines suivantes, nul d’entre eux ne fut conduit au tribunal. Pérégrinus avait été repris de ses hésitations. Il avait envoyé à l’auguste Galère un rapport adroit, où, mettant en valeur les mesures prises, il énumérait le nombre des abjurations obtenues, puis des exécutions, mentionnait la répression des troubles en atténuant leur importance, de manière à prouver qu’il continuait de tenir la ville et la province en main, ce qui n’était point inexact, mais aussi à faire comprendre que l’excitation des esprits pouvait devenir dangereuse. En ce qui concernait le reste des chrétiens arrêtés, il demandait, en conséquence, des instructions. Galère n’en donna aucune. Lui aussi en attendait de Dioclétien, que des influences contraires tiraillaient, et qui, de plus en plus accablé par la maladie, n’était pas loin d’imaginer que ses souffrances avaient pour cause la colère du dieu des chrétiens, ou les pratiques de sorcellerie de ses prêtres.

Les personnes d’intentions aumônières étaient conduites sur un chemin de ronde, au sommet d’une muraille d’où ils avaient vue sur cette sorte d’esplanade, et pouvaient jeter aux prisonniers, ou leur faire descendre au moyen d’une corde, les dons qu’ils avaient apportés. Myrrhine recevait ainsi, presque tous les jours, la visite de Céphisodore et de Philomoros, ou bien ceux-ci, quand ils ne pouvaient venir, lui envoyaient un esclave chargé d’aliments ; c’est par eux qu’elle apprit la suspension indéfinie du procès, à laquelle, tout d’abord, les chrétiens se refusèrent à croire. Mais ses deux amis lui cachèrent la mort de Théoctène. Ils lui laissèrent penser que son amant, recherché par le gouverneur pour ses violences, avait pris la fuite et se cachait en Asie. Cette supposition, qui la rendit heureuse, lui parut vraisemblable. Bien d’autres avaient pu s’échapper, comme Eutychia, dont la police n’avait pu découvrir l’asile, de quoi Onésime, très généreusement, se félicitait. L’évêque, bien qu’il n’eût jamais aperçu Myrrhine dans les assemblées, la croyait chrétienne, ou du moins près de le devenir. Le fait qu’elle avait voulu — car il en était aussi persuadé que les magistrats — soustraire au séquestre les livres d’une église, le lui donnait à imaginer. Il lui avait offert ses encouragements, l’invitant à suivre les cérémonies ouvertes aux cathéchumènes. Elle l’avait regardé d’un air étrange, et comme avec indignation, n’éprouvant que de l’horreur pour tous ces gens qui l’entouraient, et dont la sombre folie, pour elle incompréhensible, venait de la priver de toute la joie qu’elle avait connue en ce monde.

Parfois, cependant, on faisait sortir des prisonniers, choisis presque toujours parmi les petites gens, pour les envoyer aux mines d’Asie. Parfois aussi il en arrivait de nouveaux. L’un des premiers fut le mendiant Rhétikos. Il s’était subitement, de lui-même, dénoncé comme chrétien ; et, voyant dans la conversion de ce persécuteur la marque d’une grâce unique, des personnes riches de Corinthe, favorables à la foi nouvelle, s’intéressaient à lui. Il fut bientôt suivi de Cléophon et du juif Aristodème, dont on n’avait pas tardé à découvrir la complicité avec le cabaretier Agapios, dans cette affaire d’accaparement de vin et de blé soustraits à la consécration des flamines.

Pour Cléophon, il s’était laissé arrêter sans résistance, et même en riant, après une nuit passée au lupanar, et sur les détails de laquelle il gardait un silence ironique. Son seul regret avait été de ne point retourner devant Pérégrinus, à qui, pensait-il, beaucoup de choses encore lui restaient à dire. Il s’enquit d’Eutychia auprès d’Onésime, et se montra fort satisfait qu’elle eût échappé. Il lui semblait avoir, de la sorte, accompli le seul acte de son existence qui valût la peine qu’on se dérangeât ; il s’en émerveillait, en éprouvait un plaisir singulier, d’un genre nouveau, qu’il ne cessait de savourer. Du reste, contrairement à Myrrhine, il aimait se mêler aux chrétiens, écoutait avec curiosité Onésime, et ne s’étonnait point que celui-ci, reconnaissant qu’il eût été, à l’égard d’Eutychia, l’agent du miracle espéré, le traitât avec considération, vît en lui un futur adepte, qu’un rayon d’en haut illuminait déjà. Tout lui paraissait joyeux et simple. Il ne s’était jamais senti plus pleinement heureux. Pour l’instant, les chrétiens l’amusaient. À mesure que les semaines coulèrent, la conviction qu’on n’osait point les juger, que le jour de la victoire était proche, s’enracinait en eux, si forte qu’ils disputaient déjà sur l’exploitation de cette victoire. Fiers d’avoir tenu contre la persécution, ils méprisaient les apostats : « Nous les bannirons à jamais de l’Église, disaient-ils, nous leur fermerons les portes du ciel. »

Et d’autres répondaient :

— Non seulement à eux ! Mais à tous les voluptueux, à tous les adultères, aux fornicateurs, à ceux qui ont convolé en secondes noces ! » Un jeune homme, tout pâle, s’approcha un jour de Cléophon, qui souriait :

— Je te connais, dit-il, je connais tes mœurs. Tu n’es pas indigne du bonheur éternel. Le mal n’est pas dans le plaisir, il est dans la génération. Anathème au mariage, ce refuge des faibles et des lâches ! Anathème aussi à ceux qui, hors du mariage, se livrent à l’amour, naturellement, comme font les bêtes, puisqu’ils peuvent ainsi procréer. Puisque le monde doit finir, puisque le Seigneur va revenir dans sa gloire pour juger les vivants, qu’il ne trouve debout que des hommes et des femmes, non pas de misérables enfants encore sans intelligence de sa nature éternelle. Mieux valent à ses yeux les pratiques de Sodome et de Gomorrhe, celles d’Onan. Je ne les blâme pas, ou les blâme moins : Origène avait raison. Pourtant, tous ceux-là sont encore attachés aux voluptés terrestres ; ils seront au dernier rang des élus. Moi, j’ai fait comme Origène : regarde !

Il montrait la cicatrice de la blessure hideuse qu’il s’était faite pour s’arracher sa virilité. Cette doctrine atroce paraissait seulement ridicule à Cléophon. À d’autres, elle était abominable. Il y avait aussi des Artotyrites, qui offraient au Sauveur, en sacrifice, du pain et du fromage, par la raison qu’il est dit, dans la Bible, qu’on doit faire hommage au Seigneur des fruits de la terre, et de tout ce qui vient des brebis. Et aussi des Millénaires, à cette époque nombreux à Corinthe. Invoquant les prophéties d’Isaïe et d’Ezéchiel, confirmées par l’Apocalypse de Jean et les écrits des martyrs Justin et Irénée, d’après eux le Christ allait bientôt redescendre sur la terre pour y régner durant mille ans avec les Justes, qui ne mourraient plus pendant ce temps. Ils croyaient que les nations étrangères, conduites par leurs rois, viendraient rebatir Jérusalem. Ils marquaient d’avance les limites et l’étendue de la ville, connaissaient l’emplacement et la somptuosité de ses édifices, et que tous les hommes s’y rendraient tour à tour afin d’y vénérer les Saints toujours vivants — les uns tous les samedis, les autres tous les mois, les plus éloignés une fois l’an. Ces saints mettraient à mort tous les ennemis des Chrétiens. Il coulerait à la fois des ruisseaux de sang, des ruisseaux de vin, d’huile et de miel. On pourrait boire et manger d’une façon extraordinaire, sans inconvénient, et les Justes jouiraient d’une virilité inextinguible. Après cette période de mille ans, le diable assemblerait les peuples de Scythie, qui sont Gog et Magog de l’Écriture, et que nous nommons aujourd’hui les Russes. Ils monteraient vers Jérusalem pour la détruire, mais seraient anéantis par une pluie de feu dégageant des gaz mortels ; puis les méchants ressusciteraient, afin qu’on les pût éternellement torturer ; et ce serait le jugement dernier, après lequel les Justes, devenus pareils aux anges, vivraient dans la volupté sans se reproduire.

Et bien d’autres hérétiques encore se trouvaient là : des Montanistes, des Priscillianistes, jusqu’à ces étranges disciples de Carpocrate qui pensaient que des Esprits sublimes président à tous les actes de l’humanité, même les plus infâmes, et que c’est avec certitude rendre hommage à l’un d’eux, qui devient un protecteur tout-puissant, que de s’abandonner aux stupres les plus immondes, aux rapprochements stériles d’homme à homme, de femme à femme. Car Pérégrinus, après avoir voulu d’abord s’appuyer sur ces dissidents contre les chrétiens, avait pris à la fin le parti de les mêler à eux pour compromettre ceux-ci, et susciter des querelles.

Mais Onésime, avec une grande modération jointe à une dialectique puissante, à l’empire qu’il savait exercer sur les âmes, à la pression aussi qu’opéraient l’exemple et la discipline des orthodoxes, les amenait peu à peu, sinon à renoncer formellement à leurs hérésies, du moins à en quitter les pratiques, à s’accorder sur les points qu’ils gardaient en commun avec les fidèles de la stricte observance, en taisant leurs différends. Il les dressait d’un bloc contre les sectateurs des Olympiens, ne se montrant intraitable, par une ancienne rancune, qu’à l’égard des tenants du schisme donatiste ; et il refusa l’accès à la communion de Lucilia, veuve, belle et fervente, parce qu’elle baisait, avant de participer au mystère, les os d’un martyr donatiste, qu’elle avait aimé. Cette femme, désespérée, se tua en se précipitant du haut des bâtiments du Téménos.

Ce qui contribuait à inspirer à tous ces gens la volonté de rester unis, c’était l’espoir qu’approchait l’heure définitive du triomphe. Tous en demeuraient convaincus. Cette persécution était le dernier effort des païens, leur suprême sursaut ; et, s’il restait inefficace, la victoire appartiendrait aux chrétiens. Onésime alors détournait adroitement leurs débats sur ce qu’ils feraient, après cette victoire, contre les vaincus. « Nous détruirons les temples, tous les temples », disaient les uns : « Il y faudra un peu de prudence, répondaient d’autres, plus politiques. Il conviendrait pour commencer de s’attaquer seulement, à quelques-uns, pour des motifs de moralité : ceux, par exemple, où s’accomplissent les prostitutions sacrées : Aphaca, dans le Liban, les sanctuaires impurs de Cilicie, Héliopolis, en Syrie ; et ici, à Corinthe, le temple d’Aphrodite. »

— Mais il faut aussi détruire Delphes. Trop de gens encore vont consulter l’oracle. Cela est dangereux. Et tous ces souvenirs de la religion hellénique, ces statues de marbre et d’ivoire : elles sont trop belles ! Tant qu’elles existeront, on y restera trop attaché, on ne pourra les oublier. Il faut empêcher qu’on leur apporte des offrandes et qu’on leur sacrifie : le seul moyen est de les briser.

Cela paraissait criminel à Cléophon. S’il ne croyait pas aux dieux, il aimait l’image qu’en avait su former le génie des Hellènes. Il protesta, bien qu’avec la modération d’un homme de bonne compagnie.

— Beaucoup de gens, fit-il observer, sont comme moi. Ils tiennent à ces effigies pour leur beauté, non pour leur signification religieuse. Vous les allez indigner ; ils vous prendront pour des barbares. Votre cause n’y gagnera rien.

— Alors, déclaraient les politiques, nous les transporterons à Rome, à Nicomédie, à cette Byzance que Sévère a commencé de bâtir sur l’une des rives de l’Hellespont. Nous en ornerons les places et les hippodromes : nous les laïciserons.

— De la sorte, j’y consens, répondit le jeune homme.

Pourtant il s’inquiétait encore d’autre chose.

— Vous prétendez, disait-il, devenir maîtres de l’Empire, et vous repoussez le service militaire. Si tous les sujets de César sont chrétiens et refusent de porter les armes, il n’y aura plus d’Empire. Celui-ci croulera. Il ne saurait s’opposer aux entreprises des barbares du Nord, et des Parthes.

Mais les chrétiens répondaient en riant :

— Nous refusons le service militaire à l’Empire parce que l’Empire est notre ennemi. Mais du jour qu’il nous appartiendra, ce sera bien différent. Nous lui servirons volontiers de soldats contre nos ennemis, qui seront les siens. Nous n’hésiterons pas à user du glaive contre les adorateurs des images et faire pénétrer notre foi chez ceux-ci en reculant les bornes de l’Empire. Il fallait savoir mourir pour remporter la victoire.

Il faudra savoir mourir pour l’exploiter : nous ne l’ignorons point.

— Vous m’en direz tant ! faisait Cléophon.

Il trouvait en cela les chrétiens assez intelligents et sympathiques.

Il s’étonnait du peu d’inquiétude que montrait le courtier Aristodème. Celui-ci, sans détours, lui en donna la raison : « Ce n’est pas, dit-il, comme chrétien que je fus arrêté. On sait que je suis juif, uniquement juif, et les juifs sont les amis de l’Empire. Je ne suis qu’accusé d’une opération que l’édit rendait illicite. Et, comme je suis riche, il ne s’agit que de me faire payer ma liberté fort cher. Mais je ne m’en soucie pas autrement. Celui qui cherche à gagner doit savoir également se résigner à perdre. Je sortirai d’ici à la condition d’y mettre le prix, quand je le voudrai, exactement comme ce misérable Rhétikos.

— Rhétikos ?…

— Il ne s’est laissé emprisonner, en proclamant sa conversion, que pour se faire nourrir, profiter des dons que les chrétiens riches font à ceux de leurs frères qui sont dans le besoin. Il abjurera, soyez-en sûr, quand il en aura assez. J’étais assez intelligent pour l’avoir compris. Il ne m’a pas cru assez bête pour me le vouloir cacher.

Du reste, le juif ne dissimulait pas son scepticisme à l’égard des espérances des chrétiens.

— S’ils obtiennent la victoire, cela ne leur servira de rien, car ils sont fous. Ils prétendent convertir la terre entière à leurs rites, à leurs magies, à leur religion. Pensez-vous que des hommes d’origine différente pourront avoir la même idée des choses ? Nous autres, les juifs, nous resterons à part, et unis. Nul ne pénétrera parmi nous ; nous serons les seuls élus, nous confondrons l’idée de peuple et celle de religion. Ainsi nous resterons la seule race pure et forte ; il faudra bien alors qu’un jour nous dominions toutes les autres. Mais cela est encore bien loin, nous ne le verrons pas. Un homme tel que moi ne se doit occuper que de ce que, durant sa propre existence, le sort lui peut accorder, en s’efforçant que ce sort soit agréable.

Il invitait alors Cléophon à se rapprocher avec lui de Myrrhine, dont il jugeait la figure charmante, la douleur consolable ; et son expérience lui suggérait qu’elle accepterait plus aisément, d’abord, les hommages courtois de deux hommes ensemble se présentant à elle, que d’un seul, Myrrhine les accueillait avec une indifférence égale, ne songeant qu’à Théoctène dont elle continuait d’ignorer la mort. Aristodème n’avait pas eu le courage de la détromper et du reste se demandait s’il y trouverait quelque avantage. Ils voyaient souvent à ses côtés Onésime, qui ne concevait rien à l’obstination de Myrrhine à ne se point reconnaître chrétienne.

— En tout cas, lui disait-il, le malheur qui te frappe est sansi doute une bénédiction céleste. Il est clair que le Seigneur a des intentions sur toi. Tu es déjà chrétienne par la souffrance, il le faut devenir par la volonté. Les délices que tu connus sont impures et passagères, celles que tu peux t’assurer seront éternelles et incomparables.

Voyant Cléophon curieux de raisonnements et de philosophie, il insistait sur les preuves de la mission du Sauveur. Il revenait, pour Myrrhine, à ces promesses d’un bonheur sublime auprès duquel toutes les jouissances terrestres n’apparaissaient que comme une goutte d’eau pour un homme altéré. Elle ne l’écoutait qu’avec impatience ou semblait, dans ses paroles, n’entendre rien que ce qui lui pouvait rappeler ce passé que la foi d’Onésime estimait si méprisable.

— Théoctène n’était toujours pas là, murmurait-elle. Il n’est pas là maintenant, voilà tout ; et il m’est toujours présent… Parfois, à la tombée du jour, avant qu’il arrivât, j’allais en l’attendant m’asseoir sur la hauteur qui domine la baie de Corinthe. Je cherchais des yeux les vaisseaux qui entrent au port, ou en sortent, car je ne saurais contempler une mer sans navires ; son visage est vide, cruel, comme affamé, il me fait peur. Mais il y en avait presque toujours, au moins des barques de pêcheurs. Avec leurs voiles rouges, entre l’eau transparente et le ciel clair, elles se tenaient comme suspendues ; on eut dit qu’elles étaient là de même que je mettais pour Lui, quand Il allait venir, à mes joues un peu de fard, un bijou dans ma chevelure. Parfois le golfe était tout bleu, d’un bleu téméraire, ardent, avec des étincelles sur les vagues. Parfois c’était un azur languide, sans un frisson, sans une lueur, comme ennuyé, dédaigneux… Cela faisait songer à une femme, une femme trop aimée, qui a eu trop d’amour, trop d’hommages, et s’est lassée de tout, même de sa beauté. Alors je songeais : « Je ne serai jamais cette femme-là ! Je ne serai jamais lasse qu’il m’aime, ni assez belle. Il est venu, je l’ai aimé, et une pensée subite, et le bleu de la mer, et le ciel sur les vagues, et l’odeur du varech exhalée par le vent — tout dans cet univers me rappelle et m’annonce ce que j’éprouverai tout à l’heure, dans les divins moments qu’il me possédera.

« Il va venir ! Il va venir encore. Toute autre chose est impossible. Qu’il vienne à moi cette nuit, son corps contre le mien. Et descends avec lui, ô Désir, pourpre vin de la vie, coule à travers mes veines ! Prends-moi, roule-moi, jette-moi au maître : que je ne sois plus rien que Lui, Lui seul, écroulée dans ses bras !

Pourtant elle avait le respect de l’homme, quel qu’il fût. Toute sa vie elle avait été nourrie dans la soumission à sa voix et à ses volontés. Onésime, sans impatience, la laissait crier et pleurer. Il repartait ensuite avec une douceur toujours égale, puis, dès qu’elle paraissait tendre l’oreille, une ardeur qui peu à peu se changeait en violence. Il lui disait alors :

— Jusqu’à cette heure tu t’es méprise sur toi-même. Même ton désespoir le prouve. Et tu es appelée à un autre esclavage, à la servitude d’un amour divin, qui ne passera plus. Tout ce que tu as connu n’est rien. Tout ainsi que l’ombre d’un homme sur une muraille n’est que l’image inconsistante et déformée de son corps réel, de même les joies des sens ne sont que le reflet illusoire, affaibli, des extases de l’âme immortelle. Efforce-toi de concevoir ce que sera pour toi l’amour d’un Dieu éternel, qui est toute beauté, toute puissance, qui tient le monde entier dans sa main, comme l’ami dont tu parles eut pu tenir un caillou, et que ce Dieu daigne descendre en toi, pour t’emplir de sa présence.

Elle secoua la tête :

— Comme ce serait peu de choses ! Tu crois à l’immortalité des âmes. Crois-tu aussi qu’elles se puissent réincarner ? il en est qui me l’ont dit ; parfois je m’en persuade. Alors je pense qu’il y a longtemps, très longtemps, une femme a aimé un homme comme j’aime celui-là. Peut-être était-ce une prostituée telle que je le fus. Peut-être, au contraire, une de celles que vous appelez vertueuses, parce qu’elles furent étourdies des illusions que tu me veux faire prendre pour la réalité. Et elle avait souhaité se donner à cet homme ; mais elle n’en a pas eu le courage ; elle s’est laissé tromper comme tu me voudrais tromper, et maintenant son âme brûle de tout le regret, de tout le remords, de toute la faim, de toute la soif de cet amour inassouvi ; elle l’a voulu satisfaire par moi, à travers moi. J’aimais, je me donnais, pour elle et pour moi. J’aime pour toutes les femmes qui ont eu peur d’aimer.

— Ce sont là, répondait Onésime, des imaginations démoniaques…

— De quel côté se tient le démon du mensonge ? Est-il en toi, ou en moi ? On en pourra discuter durant des milliers d’années, comme de tous les rêves. Mais ce n’est pas un rêve que la vie des humains. Elle n’a qu’une loi, à laquelle se soumettre est un plaisir ; elle est faite pour être vécue. On vit, on aime, on sent se détacher de soi des rameaux qui perpétuent la vie ; et en vérité alors on ne meurt pas. Voilà ce que j’ai toujours pensé. Tu me parles de l’immense volupté qu’inspire une possession divine. Moi, je ne regrette qu’une chose, hors l’absence de l’homme dont je suis la servante : qu’il n’ait point laissé une présence que j’eusse senti s’agiter en moi, et nous eût ressuscites l’un et l’autre. C’est en cela que les femmes de ma race ont toujours vu le bonheur et la vérité. Telle était la foi simple et certaine des Hellènes ; et je sais que tout ce que tu me dis est une erreur, puis que ce n’est pas cela.

Onésime là-dessus l’abandonnait. Il la pouvait supporter quand elle paraissait folle seulement ; il désespérait de l’amener à la foi quand il la trouvait ainsi résolue à borner ses désirs à la seule immortalité dont peuvent jouir les animaux par la chaîne sans fin de leurs générations : mais que les hommes, qui ont une âme, peuvent et doivent dédaigner.

Quand Onésime s’était éloigné, Aristodème, avec d’autres intentions, entreprenait Myrrhine. Il la louait subtilement d’aimer la vie, et de se refuser à croire qu’il en faille sacrifier les sûrs plaisirs à des promesses incertaines. Il l’aidait à en savourer la mémoire, pour elle demeurée si précieuse. Puis, avec une adroite perfidie, il insinuait que Théoctène n’avait pas été le seul à les lui faire connaître, espérant l’amener ainsi à concevoir que celui-ci même pouvait n’être pas le dernier. Elle répondait avec candeur :

— Il est vrai. Un grand nombre d’hommes ont joui de mon corps depuis mon enfance, et j’étais même si jeune, quand ma virginité fut immolée à la déesse, que je l’ai oublié. De tous ces hommes, ceux qui n’ont fait que passer, il ne me souvient pas non plus. Ils sont comme s’ils n’avaient jamais été. Les autres ?… Oui, il en fut un — ou deux. Ceux-là, à compter du jour que j’eus rencontré Théoctène, parfois, si tout à coup je me rappelais leur visage et leur corps — leur corps ! — j’eusse voulu les tuer ! Et puis d’autres fois, la mémoire me revenant d’une heure que j’avais été heureuse avec eux, il me semblait que ce n’avait pas été avec eux, mais avec Lui, dont ils n’avaient été que la préfiguration…

« Je vais même te confier une chose étrange. Un de ces hommes que j’avais cru aimer me laissa voir qu’il ne me trouvait point assez experte en amour, qu’il en avait connu d’autres, plus âgées, plus savantes. Avec quel mépris je l’écoutai, cet homme qui ne savait point apprécier le don de ma jeunesse ! Mais maintenant, quand je pense à l’Autre, au Seul, et que ce reproche me revient, il me monte au cœur une inquiétude : « Si c’était vrai ? Si j’eusse pu lui faire plus de plaisir ? » Alors c’est pour moi que j’éprouve du mépris. Car je ne songe qu’à Lui, non à moi. Si j’ai pu lui donner un moment de bonheur, je suis contente. Tu me diras que mon imagination m’emporte, que je ne suis qu’une petite prostituée du Temple, indigne de Lui, moins que rien pour Lui, et qu’il m’eût quittée, quelque jour. Qu’importe cela… Si César, un jour d’orage, le grand César, maître de l’Empire, eut cherché abri dans ma petite maison, me fussé-je plainte que c’était la pluie, non pas mon mérite, qui l’avait arrêté ? Eussé-je envié son palais, cru qu’il resterait toute sa vie dans les dix pieds carrés de ma chambre ? Non : j’aurais été fière seulement, oh ! bien fière, que ma chambre eût été là pour l’accueillir un instant ; j’aurais su que, de toute éternité, elle avait été faite pour cette seule minute.

Ainsi pour Théoctène.

C’est ainsi qu’elle écoutait les propos d’Aristodème sans en discerner l’objet ; il continuait à n’être pour elle qu’un homme à qui elle pouvait parler de la seule chose au monde qui l’intéressât.

— Tu couches donc seule toutes les nuits, fit-il un jour brusquement, perdant patience.

— L’autre soir, répondit-elle ingénuement, une femme est venue se glisser à mes côtés, comme je m’étendais sous les arcades. Mais ce n’était point pour ce que tu aurais cru, et que je croyais. Elle m’a dit : « Les Olympiens se figurent que nous adorons un âne. Ils sont bêtes ; comment pourrait-on adorer un âne ? Quelle raison… Mais il est légitime et profitable de rendre un culte à l’Abeille. Fais comme moi, adore l’Abeille, cette petite Abeille d’or que voici ; je la porte toujours sur moi : l’Abeille, qui enfante sans avoir été fécondée, vierge et mère comme la mère du Christ, archétype de la mère du Christ. Lève-toi, et nous le prierons ensemble »… Ce sont de drôles de gens ! Et il y a encore ici des femmes qui se prétendent évêques et prêtresses consacrées par les successeurs d’un grand saint qu’elles appellent Montanus. Elles disent que ce sont elles qui doivent diriger l’Église et en célébrer les mystères, étant seules capables d’inspirer aux hommes des sentiments violents, par conséquent d’exercer sur eux un empire salutaire… Me vois-tu évêque ?…

Ces bizarreries étaient la seule chose qui la pussent divertir de sa peine. Quelques secondes elle s’en amusait comme une enfant, puis retombait dans une angoisse accrue. Il lui paraissait de mauvais augure que Théoctène, du lieu où on lui avait affirmé qu’il se cachait, n’eut pu lui faire parvenir quelque message. Elle réclamait ce message à Philomoros et Céphisodore, toutes les fois qu’ils la venaient voir, et leur silence alors, leur visible embarras, l’épouvantaient.

Un jour les gardes poussèrent devant eux, dans le Téménos, une femme échevelée jetant de tous côtés des yeux sauvages et presque insolents. C’était Ordula qui, renversant sur le port, avec des injures, une image de Poséidon-Eurymédon, venait de, se déclarer chrétienne. Cherchant Myrrhine, elle embrassa ses genoux.

— Tu es venue pour Rhétikos ?

Cela paraissait si naturel à Myrrhine, qu’Ordula eût souhaité, à tout prix, rejoindre l’homme qu’elle aimait, fut-ce un mendiant infirme et hideux.

— Rhétikos ? Que me fait ce lâche, qui n’est ici que pour se remplir la panse aux frais des chrétiens, comme jadis il se faisait nourrir par moi, m’abusant comme il les abuse ? Il y a de plus grandes douleurs, les vôtres. Je suis chrétienne parce que c’est vous les douloureux, les persécutés… Et parce que c’est moi qui t’ai trahie, Myrrhine, que c’est par moi que tu es ici : voilà ce qu’il faut que tu saches ! Alors, si tu meurs, je dois mourir !

C’est ainsi que Myrrhine apprit par quelles manœuvres Eutropia, l’ancienne maîtresse de Théoctène, l’avait su précipiter dans cette catastrophe. Ordula, dénonçant sa complicité, se roulait aux pieds de sa victime.

— Je veux mourir, répétait-elle. Mais ce ne me serait qu’une grande joie de mourir, et ne saurait m’acquitter de mon crime. Souffrir et mourir n’est qu’un noir et profond délice. Il faut encore que tu me pardonnes.

— Si Théoctène te pardonne…

— Théoctène ?… Mais il est mort !

Myrrhinc n’eut pas un cri. Elle devint toute blanche.

— …Comment, tu ne savais pas, on ne t’a rien dit ? On l’a tué le jour même que tu passais devant le tribunal…

Myrrhine lui enfonça ses dix ongles dans les joues.

— Te pardonner ! Te pardonner ! Tu l’as tué, et tu veux que je te pardonne !

Elle s’acharnait, regardant couler le sang avec une avidité forcenée. Sans se défendre, Ordula levait la tête vers elle, comme ressentant, à se laisser déchirer, une abominable joie. Elle disait seulement, écartant les mains de son corps, offrant son visage à de nouvelles lacérations : « Oui, c’est cela, c’est cela… c’est ce qui doit être ! »

Aristodème l’arracha des mains de Myrrhine. Il croyait distinguer les heureuses conséquences de cette révélation ; il s’en applaudissait, n’ayant point de méchanceté dans l’âme. Il souhaitait que Myrrhine s’abandonnât à lui, la trouvant désirable, mais jugeait affreux qu’elle pût périr, entraînée dans un conflit absurde, qui ne lui était de rien.

— Comprends donc, cria-t-il, comprends donc ! Tout s’explique, à cette heure, tout est clair. Puisque Ordula s’est déclarée chrétienne devant les magistrats le crime dont elle s’est rendue coupable à ton égard…

— Je l’ai déjà proclamé, dit Ordula, avant d’entrer ici.

— Tu seras libre, alors, Myrrhine !

Aristodème ajouta malgré lui :

— Nous serons libres ensemble !

— Théoctène est mort !… répondit Myrrhine, sans paraître l’entendre.

Philomoros et Céphisodore savaient déjà qu’Ordula s’était avouée coupable d’avoir tendu un piège à Myrrhine. Pleins d’espoir, ils avaient sur-le-champ rédigé une requête à Pérégrinus, pour obtenir la mise en liberté immédiate d’une innocente. Mais la reconnaissance de cette erreur aurait compromis l’honneur de la femme du principal notaire Velléius. Celui-ci fit valoir auprès du gouverneur qu’une imputation si noire portée contre sa propre épouse, et rejaillissant sur lui-même, était de nature à compromettre son autorité de magistrat ; que d’ailleurs le prétendu aveu d’Ordula n’était de toute évidence qu’une diffamation gratuite, irrecevable de la part d’une femme perdue, auparavant adonnée à des pratiques de sorcellerie, et qui, se disant chrétienne, ne pouvait être crue dans son témoignage en faveur d’une autre chrétienne.

Pérégrinus arrêta qu’il ne pouvait être tenu compte de ces soi-disant révélations. D’ailleurs, après un long silence, une hésitation de plusieurs mois, Galère venait de décider de nouvelles rigueurs contre les chrétiens. Il avait lancé des ordres précis, irrévocables : il lui fallait en finir avec la secte par la raison même que son ennemi Constance et son fils Constantin semblaient plus disposés à s’appuyer sur elle. Priver les Césars des Gaules de ce concours en décapitant l’Église de ces principaux meneurs, en exterminant ou épouvantant le reste, lui apparaissait un acte nécessaire de politique. Avertis, la plupart des chrétiens qui demeuraient encore à Corinthe prirent la fuite. Les autres allèrent rejoindre à l’ergastule ceux qui, depuis si longtemps, et non sans avoir jusque-là gardé quelque espoir, y attendaient leur sort.

Pérégrinus n’avait plus qu’à obéir. D’ailleurs il était dans ses principes, s’il ne pouvait plus temporiser, d’anéantir.

Une partie des prisonniers fut envoyée aux mines ; l’autre était destinée aux bourreaux. Il n’y eut plus d’interrogatoire, ni de jugement. Il en fut ainsi, à la même époque, en Thébaïde, où l’on mettait à mort, chaque jour, jusqu’à cent chrétiens. Chez ceux de Corinthe, l’imminence d’une fin véritable éteignit leurs dernières querelles. Il ne se trouva qu’un petit nombre de lâches. Bien peu — beaucoup moins qu’aux premiers jours des poursuites — osaient recourir à l’abjuration pour sauver leur vie. À envisager depuis si longtemps, et d’une façon quotidienne, la possibilité du supplice, on s’y était accoutumé. Mourir, bien mourir, était devenu l’objet des entretiens, le commun souci, parfois le désir, qui unissait entre eux ces hommes et ces femmes. Si plusieurs se sentaient moins fermes, ils eussent rougi de l’avouer. Les plus forts, les plus exaltés, donnaient le ton, faisaient la loi. On ne résistait plus à ces fanatiques. Cléophon se sentait porté vers eux par des élans où il y avait de l’admiration, un sentiment plus trouble, et jusqu’à l’appétit à la fois farouche et craintif de la rigueur des coups, de l’étreinte brutale des tortionnaires, des déchirements étranges qui précèdent la mort et la font souhaiter. D’ailleurs on ne lui parlait de la mort que comme d’une victoire. Double victoire : celle de l’Église, celle du chrétien qui succombait pour elle. On faisait partie d’une dernière cohorte sacrifiée pour achever le succès d’une bataille de trois siècles : gloire plus haute et plus éblouissante encore que celle des Trois Cents des Thermopyles. « Passant, va dire aux Lacédémoniens qu’ici nous gisons, pour obéir aux ordres ! » Cléophon frémissait d’orgueil et d’envie au souvenir de la sublime inscription. Et il n’y avait même pas à combattre, ce qui lui eut paru plus difficile, il n’y avait qu’à mourir. Et, après la mort, ce ne serait pas seulement la vie obscure et vaine des héros, dans l’Hadès hellénique : le triomphe total, définitif de l’âme glorifiée, plus vivante que sur terre, participant aux béatitudes éternelles d’un Dieu éternel. Il s’étonnait naïvement qu’un tel bonheur lui fut réservé ; il y restait presque incrédule, s’en jugeant indigne pour si peu de choses. Aussi toucha-t-il l’évêque par la sincérité de ses craintes, que celui-ci nommait, non sans quelque apparence de raison, du repentir. Cléophon conviait Myrrhine à l’imiter, lui représentait avec ingénuité qu’elle n’avait point autre chose à faire.

— Car, lui disait-il, puisque tu ne saurais échapper au sort qui nous est commun, si tu dois mourir comme chrétienne, ne serait-il pas absurde, de ta part, de ne point chercher à retirer de la mort les avantages dont les chrétiens déclarent qu’ils sont assurés ? Il n’est pas un homme de sens qui ne te le conseillerait.

Onésime approuvait ce raisonnement, l’estimant irréfutable. Mais Myrrhine demandait si cette éternité de délices, qu’on lui garantissait, elle la pourrait partager avec son amant.

— Je ne saurais te l’affirmer, répondit l’évêque. Les âmes des bienheureux martyrs disposent d’une singulière influence. Si Théoctène était vivant, il pourrait, à ton exemple, devenir chrétien. Notre histoire rapporte nombre de cas de ces conversions miraculeuses. Mais il est mort, et tout ce qu’on peut raisonnablement espérer, surtout dans les circonstances particulières où il succomba, victime de la rage des infidèles, c’est qu’une illumination particulière lui ouvrit les yeux, et qu’il est mort chrétien.

— Mais tu n’en es pas sûr ! répliquait Myrrhine, obstinée. Il vous ignorait, et moi, qui maintenant vous connais, je vous hais ! Si vous n’aviez pas existé, nous serions encore heureux, Théoctène et moi. C’est vous qui l’avez tué, bien plus qu’Ordula.

— Songe que pourtant, observa l’évêque, le martyre va laver cette même Ordula du crime qu’elle commît à ton égard, et de toutes les souillures de son existence. Tandis que toi… ce n’est pas possible !

— Tu l’as dit : ce n’est pas possible ! Et je te croyais plus adroit, ou moins aveugle. Car s’il est une justice au royaume de ton Dieu, il ne saurait consacrer cette injustice. Et si c’était vrai… Si c’était vrai, et que je fusse chrétienne, je devrais durant toute l’éternité contempler le bonheur de cette femme qui a détruit mon bonheur. En pourrais-je alors éprouver ? Va-t-en. Tu ne crois pas mentir, mais tu mens. Tu t’abuses, et tu abuses tous ces pauvres gens.

À ce moment un garde, du haut des bâtiments du Téménos, annonça « none ». Sans s’émouvoir des injures de Myrrhine, Onésime, d’une voix forte, entonna la prière de cette heure ; car on priait en commun, quatre fois par jour : au dernier temps de la nuit, celui qui s’écoule entre le chant du coq et des premières lueurs de l’aube, qui est prime ; au milieu du jour, à l’heure du repas, qui est tierce ; à l’heure où le soleil se couche, où les lampes s’allument, qui est sixte ; au moment du sommeil, qui est none…

Ades, pater supreme, commença l’évêque. Et tous les chrétiens, assemblés pour la prière, répondirent en deux chœurs alternes. Les ascètes, nommés aussi « continents », les Parthènes, ou vierges sacrées, tenaient le premier rang, et l’on voyait, mêlées à elles, des femmes mariées qui avaient fait serment de s’abstenir avec leurs époux de toutes relations charnelles. On les nommait « veuves », bien que ces époux fussent encore vivants, et les matrones qui n’avaient pas eu le courage de renoncer aux légitimes plaisirs d’une union terrestre venaient respectueusement leur baiser la main. Pour entretenir l’enthousiasme de son troupeau, Onésime multipliait les exercices religieux. Beaucoup de catéchumènes, qui avaient jusque-là suspendu leur résolution, sollicitaient la grâce du baptême. Avant d’y procéder, l’évêque, assisté de trois diacres, les exorcisait, puisqu’ils passaient pour demeurer encore sous l’influence du démon : « …Donc, ô diable pervers, répétait à son tour chacun des diacres, accepte ta sentence, rends hommage au Dieu vivant et vrai, rends hommage à Jésus-Christ son fils, et à l’Église Sainte. Retire-toi de ces compagnons de Dieu, et ce signe de la Divine Croix, que nous leur imposons au front, ne tente jamais de le violer ! »

Visibles ou invisibles, bourreaux terrestres ou esprits d’en bas, on sentait les puissances du mal assiéger les prisonniers ; on luttait contre elles, on était sûr de les vaincre. Les jeûnes, les méditations solitaires, les prières en commun, les chants graves et sombres, ou d’une joie surhumaine, nourrissaient la fierté, le courage, la foi, les grandissaient jusqu’à l’extase ; et les plus ardents, certains de la grâce, plus encore de leur indomptable énergie, criaient aux gardiens :

— Qu’est-ce donc qu’ils attendent, vos chefs ! Pourquoi n’est-ce pas encore pour aujourd’hui ?

Onésime devait retenir leur zèle. Mais Ordula l’écoutait sans l’approuver : sa religion n’était que l’appétit de la mort, de la mort partagée avec d’autres convives comme un repas suprême et somptueux.

Par les païens qui venaient chaque jour leur jeter des injures, les contempler du haut du chemin de ronde, aussi par les rares amis qu’ils avaient conservés dans Corinthe, les chrétiens apprirent que la fin approchait. L’évêque, prévoyant qu’il serait alors l’un des premiers à subir le supplice, résolut de célébrer lui-même, une dernière fois, avec autant de majesté que le permettaient les circonstances, le mystère du Saint-Sacrifice.

On en fut averti par un hymne lent et solennel, sorte de leçon qu’un diacre chantait sur quelques notes seulement, semblable à la mélopée dont les acteurs tragiques de l’Hellénie accompagnaient leurs rôles. Toute l’assemblée reprit la dernière phrase, puis ce chœur se divisa en deux parties ; et ces voix ardentes, profondes, passaient d’un frémissement d’angoisse à la sérénité d’une confiance sublime.

Myrrhine et Cléophon voulurent s’approcher ; on les repoussa. Seuls les « compétents » baptisés étaient admis à participer au mystère. Les autres, simples catéchumènes, candidats au baptême, pénitents retranchés de la communion des fidèles jusqu’à l’expiration de leur peine, furent maintenus à l’extérieur du cercle. Tel était l’usage des chrétiens dans les édifices où ils tenaient leurs assemblées régulières. Mais cette fois la célébration du sacrifice avait lieu à l’air libre, dans la cour du Téménos, et ceux qui n’étaient point « compétents », les infidèles même, Myrrhine, Aristodème, purent, du sommet des portiques, assister de loin aux cérémonies.

Onésime, le célébrant, les mains croisées sur la poitrine, était assis sur un siège de bois. Un diacre, à ses côtés, implora la faveur céleste. Le mystère se développait comme une tragédie à laquelle tous prenaient part, et qui n’était jamais tout à fait la même. À cette époque, seules les principales péripéties en étaient fixées ; les paroles en demeuraient pour la plus grande part improvisées, et le génie ou la passion du célébrant, l’inspiration de son éloquence qui variait selon les sentiments dont il était pénétré, les événements funestes ou favorables, leur prêtait un caractère incessamment nouveau, parfois poignant comme à cette heure, toujours auguste.

« …Pour la paix et le bonheur du monde disait le diacre… Pour la Sainte Église des Apôtres… Pour les prêtres, pour les néophytes, pour les petits enfants, pour nous, Seigneur, pour nous aujourd’hui dans l’angoisse, demain dans les supplices, en ta présence terrible, nous t’invoquons, Seigneur, Seigneur ! »

Et les participants, la face écrasée sur le sol, répondaient en gémissant : « Seigneur, Seigneur, pitié ! Relève-nous, sauve-nous, Seigneur ! »

Déjà Cléophon frémissait d’une émotion brûlante, d’une impatience mystérieuse. Il était comme transporté ; il attendait, le cœur bondissant, il ne savait quoi d’immense, d’impérieux, d’irrésistible.

— J’ai déjà vu tout cela dans nos synagogues ! lui dit froidement Aristodème.

Un chrétien, près de lui, répliqua dédaigneusement :

— Attends ! Depuis trois mille ans vous en étiez restés là : mais nous !

Les chrétiens s’étaient redressés. Dans la certitude qu’un événement sublime, ineffable, s’allait manifester, ils s’avançaient radieux les uns vers les autres ; ils se donnaient le baiser de paix, sur la bouche, les hommes aux hommes, les femmes aux femmes. Attentifs, des serviteurs sacrés scrutaient leurs rangs. Il n’y devait rester personne d’indigne, ni d’impur. Ce qui allait se passer était le plus grand des mystères : seuls les mystes le pouvaient voir s’accomplir. Les acolytes repoussaient plus loin les incompétents. Ils conduisirent doucement hors du cercle un petit enfant qui se voulait cramponner à sa mère. Sur un autel grossier, mais couvert d’une étoffe de lin immaculée, les diacres disposèrent le pain rituel, les calices déjà préparés, les cachèrent sous un voile blanc ; et deux assistants, de chaque côté, des palmes à la main, chassaient les mouches, comme pour un souverain dont il est convenable d’assurer le repos.

Onésime avait revêtu une éclatante dalmatique :

— Mes frères, ne devons-nous pas rendre grâces au Maître ?

— Il le faut, criaient les chrétiens. Il le faut ! cela est nécessaire et juste ! Ô Seigneur, seul Dieu qui réellement existe !…

Onésime commença l’invocation eucharistique. Ce Dieu tout-puissant, lui, prêtre consacré, doué d’un pouvoir à peine inférieur au sien, il l’appelait, le montrait, le faisait voir ; il le glorifiait, avant de le rendre présent, dans son inaccessible majesté, dans ses bienfaits envers sa création, dans tous les miracles de l’Ancien Testament. Il résumait, illustrait son histoire, l’évoquait au milieu des Esprits, des chérubim monstrueux, des séraphim, de toute sa cour resplendissante, éternelle.

Et l’assemblée, dès lors persuadée de cette Présence, répondait :

— Oui, il est saint, il est saint ! Saint, saint est le Seigneur !

L’invocation reprenait. C’étaient les mêmes choses que les chrétiens avaient déjà entendues, lors des célébrations précédentes, mais avec d’autres mots, une recherche acharnée, enivrée, de la réalité dans la vision, un poème inouï, plein de cris, aux images perpétuellement renouvelées :

« Ce Dieu sans bornes s’est donné des bornes, il s’est fait chair, et s’est fait homme. À son dernier repas, il a pris du pain et du vin, il a dit : « Ce pain et ce vin, ce sera moi, toutes les fois que m’appelleront ceux à qui j’en ai donné le pouvoir ! » Puis on l’a torturé, il est mort, il est ressuscité, il est remonté dans son Royaume : il reviendra ! Il reviendra, terrible et miséricordieux. Il reviendra, dans son incorruptible majesté. Mais d’abord il va revenir ici. Il va descendre et s’incorporer dans ce pain et ce vin. Viens, viens, viens ! Ô Seigneur, viens !

L’évêque s’était prosterné, et tous ceux qui étaient là, non seulement les compétents, mais les catéchumènes, les pénitents, les infidèles même, et Cléophon, Myrrhine, Aristodème, comme écrasés de terreur et de désir mystiques, s’effondraient comme lui. Ce fut un silence formidable, où les cœurs palpitaient.

Tout à coup, Onésime, après s’être encore une fois prosterné, se relevant, se tourna vers les fidèles, étendit les bras, sans un mot. Son visage rayonnait : le miracle était accompli !

Ce fut dans cette foule un transport d’enthousiasme, une allégresse qui coula dans les veines comme un vin trop fort dont on ne saurait dissimuler l’ivresse. L’incroyable, l’impossible était vrai ! Dieu venait de surgir sous leurs yeux, parmi eux. Il allait se donner avec sa chair, avec son sang, on participerait à son essence, à sa pureté, à sa force. Le même cri triomphal sortit en même temps de toutes les bouches, pour se changer bientôt en un chant de joie surhumaine, un hymne éclatant, lumineux, jeté, brandi vers le ciel comme une torche : origine et premier état de ce Te Deum que les chrétiens du rite latin, dans notre siècle, n’entendent plus qu’aux jours des victoires terrestres. Mais quelle victoire pouvait égaler celle-ci ! Ce Dieu présent, ce corps et ce sang divins, ressuscités, durant que l’hymne formidable se déchaînait encore, les diacres, frémissants et comme en extase, l’ayant respectueusement placé sur une sorte de civière, le portèrent en ostentation à travers les rangs des fidèles. De nouveau, tous s’abîmant devant lui, baisèrent le sol de leurs lèvres.

Et Onésime, après avoir récité le Pater, improvisait encore une oraison passionnée, vertigineuse, où il les emportait à sa suite :

— Père invisible, source d’immortalité, source de toute lumière, de toute grâce, ami des hommes, ami des pauvres, je te vois, ô incréé, avec ton cortège de milliers de milliers, de myriades de myriades d’anges, d’archanges, de Trônes, de Seigneuries, de Puissances, et tes deux séraphim à six ailes : deux dont ils se cachent le visage devant ton insoutenable éclat, deux à leurs pieds, deux dont ils volent en criant que tu es Saint. Tu es là ! Ton corps est dans ce pain, ton sang est dans ce vin, avec ton Esprit. Et tous ceux qui vont se partager cet aliment ineffable seront grandis en tout progrès, en toute vertu. Étaient-ils faibles, ils seront forts. Malades, ils seront guéris. Tu es là ! Tu es là !… Je te prie pour notre sainte Église, répandue d’un bout de la terre à l’autre. Pour moi, qui ne suis rien. Pour ces prêtres, pour ces diacres. Pour tous les saints, les prophètes, les patriarches, les pauvres, les malades, les enfants, les esclaves. Pour l’Empereur, les magistrats, les soldats, tous ceux qui vont nous faire mourir !… Ô vous, qui en êtes dignes, ceci est son corps, ceci est son sang. Approchez pour le repas divin !

Parfois, au cours de cette cérémonie, jetée vers un désir d’action forcenée avec le sentiment d’un irrésistible pouvoir qui s’exaltait en elle en cherchant un but ; parfois, éprouvant l’impression d’un vide étrange, d’une sorte d’écroulement atroce et délicieux en même temps, Myrrhine n’avait pas échappé à ces émotions incomparables. Comme tous elle y avait ressenti, après des instants d’ardeur brûlante, l’angoisse effrénée, dans une passivité comblée, déchirante, d’un désir et d’une possession. Mais alors que ses compagnons rapportaient cette attente à une influence divine, cherchaient leur bonheur dans une présence immanente et céleste, son cœur terrestre n’évoquait que des joies terrestres, pour elle devenues inaccessibles.

— Il ne sera plus, jamais plus ! disait-elle à Aristodème. Plus jamais je ne serai sienne, ses bras dans mes bras, son corps dans mon corps. Et j’avais tant de choses à lui demander, tant de choses ! Je n’ai pas eu le temps, je ne saurai jamais, c’est fini : les choses qu’il avait vues, qu’il avait faites, les hommes qu’il a connus, les femmes qu’il a aimées ; le monde, le monde entier à travers ses yeux, son esprit, ses sens, quelle sublime merveille ! Il n’est plus, le monde est mort avec lui, et je ne suis plus rien…

C’était avec la sensation affreuse de rester sans force, anéantie, le déchaînement et le regret de souvenirs magnifiques dont tout son corps brillait, alors que ses yeux versaient des larmes. Un immense amour, un désir vorace — et le vide.

La nuit était tombée. Des chrétiens dormaient sous les colonnes de bois. D’autres priaient, réunis, ou écoutaient l’un d’eux rappeler les supplices et le courage des anciens martyrs, déjà transfigurés par la légende. Quand il se taisait, on pouvait percevoir, dans le silence revenu, l’espèce de palpitation qui frémit, même dans leur sommeil, au cœur des grandes villes. Aristodème était étendu aux côtés de Myrrhine, au fond d’un portique. Il lui parlait tendrement, lui-même attendri, sans qu’elle prêtât nulle attention à ses paroles ; et comme elle ne bougeait point, hors d’elle-même, l’attirant dans ses bras, il la berçait doucement… Myrrhine se laissa prendre, d’abord sans résistance, puis avec emportement. Peut-être Théoctène lui-même n’avait-il jamais tenu contre sa poitrine une amante aussi passionnée, acharnée jusqu’à la frénésie aux curiosités suprêmes de l’impudeur. La lune montait dans le ciel, et comme ils s’étaient réfugiés dans l’ombre portée d’un pilier d’angle, l’obscurité, autour d’eux, se faisait plus profonde ; ils ne se voyaient point. Mais l’astre, se déplaçant, éclaira le corps de Myrrhine abandonnée, p resque nue. Toujours insoucieuse de ce qui n’était point le délire de ses sens, elle ne parut pas même regarder l’homme qui venait de la posséder. Mais Aristodème contempla longuement, avec ce plaisir reconnaissant des amants victorieux, le genou jeune et rond que cette lumière paisible et bleue montrait à travers l es voiles dispersés. S’étant penché, il la baisa au front, avec respect, car il aimait véritablement la beauté des femmes, appliquant son admiration à des détails qu’eussent négligés des hommes de moins d’expérience, ou plus grossiers.

— Les genoux, dit-il, ont une figure, Myrrhine. Les tiens ont le sourire et la jeunesse de ceux d’Aphrodite quand elle sortit des flots. Bien fière peut être la femme qui les possède !

Ce ne fut qu’à cet instant que Myrrhine parut prendre conscience qu’il existait, qu’il était là, que c’était à lui qu’elle s’était donnée. Et ces paroles, ces paroles, elle les avait déjà entendues ! C’étaient celles que prononçaient autrefois certains de ses amants, avant qu’elle connut Théoctène, ceux qui voulaient reconnaître d’un peu d’élégance et de délicatesse — ne fut-ce que pour accroître l’illusion de leur plaisir — les enlacements qu’ils payaient. Tout son passé, ce passé dont elle croyait n’avoir même pas gardé le souvenir, tant il s’était confondu, dans ce qu’il avait de doux, ou de seulement supportable, avec les souvenirs que lui avait laissés Théoctène, venait de reparaître, de s’imposer, de lui faire horreur. Ce n’était donc pas Théoctène son dernier, son seul amant ? Il y avait cet homme, devant elle. Tout était sali, tout était fini. Elle ne savait même plus maintenant à quoi ne plus vivre était bon. Elle n’était plus que Myrrhine, une petite courtisane, toujours une petite courtisane, une esclave de la Déesse et des mâles… Elle cria :

— Va-t-en ! Va-t-en !

— Myrrhine…

— Va-t-en !

Plus jamais elle ne le voulut revoir, détournant les yeux quand il la voulait aborder. Du reste elle ne parla plus à personne, jusqu’au jour que les stationnaires de Pérégrinus la vinrent chercher, pour le supplice, avec les autres…

Jusqu’au moment que Myrrhine expira, elle ne prononça plus qu’un seul mot. Sans doute lui dut-elle son auréole.

Les chrétiens recevaient la mort non loin de Téménos, sur une sorte de terrasse naturelle où croissaient quelques vieux oliviers, et les païens de Corinthe, avec certaines personnes qui, sans l’oser manifester, penchaient pour la religion nouvelle, s’assemblaient alentour pour assister aux exécutions, groupés sur les ondulations pierreuses qui dévalent de l’Acro-Corinthe. Eutropia était une trop grande dame pour que Myrrhine l’eût jamais aperçue, sans quoi celle-ci eut pu distinguer son visage parmi les spectateurs : car la femme de Velléius tint à rassasier ses regards des derniers moments de sa rivale. D’ailleurs la plupart des humains, au contraire des indifférents animaux, ressentent une volupté singulière à contempler les douleurs qu’ils ne partagent point, mais dont leur imagination leur suggère qu’ils les pourraient subir. Aristodème avait disparu : rien ne le retenait plus parmi les prisonniers depuis que Myrrhine le repoussait ; il s’était décidé à payer d’une grosse somme sa mise en liberté, et c’était tout ce que Pérégrinus attendait de lui. Rhétikos, de son côté, s’était empressé de prononcer son abjuration solenelle.

Une espèce de caprice, des fantaisies cruelles, présidaient aux supplices infligés aux condamnés. Pour certains c’était la croix dont Constantin ne devait interdire l’usage qu’à la fin de son règne, près d’un quart de siècle plus tard. Pour d’autres, la potence, pour d’autres le fer. D’autres étaient pris pour cible par des archers. D’autres encore, surtout des femmes, étaient liés par les jambes à des branches d’arbre qu’on avait rapprochées de force par des câbles ; on coupait ces liens, et les rameaux, se redressant, déchiraient la victime par le milieu de son corps délicat. Ce fut ainsi que périt Ordula. Ivre d’une inconcevable joie, elle ne semblait pas sentir la douleur, et son visage, quand il ne proférait pas des injures, ne trahissait qu’une ardeur fanatique. Cléophon considérait ces tortures avec une espèce d’avidité. Il essayait d’imaginer l’effet qu’elles produiraient dans sa propre chair ; ses sens, à la fois affaiblis et exaspérés, finissaient par les désirer. Onésime, qui avait obtenu d’être sacrifié le dernier, afin de pouvoir jusqu’à ses derniers moments réconforter son troupeau, n’eut pas besoin de l’encourager. Il attendait son tour avec impatience, prononçant des paroles confuses où l’attente de délices immortelles se mêlait à des images profanes. Du reste on se contenta de le suspendre, nu, par une jambe. Il mit plusieurs jours à mourir. D’abord il apparut sur ses traits une expression d’extase, puis il poussa des cris ; enfin il s’anéantit dans une torpeur heureuse. Mais Myrrhine était épouvantée.

La souffrance et la mort lui semblaient également insupportables ; sa chair se révoltait. Onésime avait renoncé depuis longtemps à la convaincre ; il estimait détestable et satanique une obstination, un endurcissement qui la condamnaient au martyre sans qu’elle put espérer la récompense que les chrétiens en attendaient. Il la regardait d’un œil triste. Mais quand le bourreau s’approcha d’elle pour la décapiter, un glaive lourd dans les deux mains, Onésime l’entendit murmurer :

— Ô Mère-Vierge !

C’était, dans sa terreur, l’invocation à Isis qu’elle proférait ainsi machinalement, comme au temps de son bonheur, dans toutes les occasions de surprise, d’appréhension, de souffrance. Toutefois ce n’était point à Isis que l’évêque pouvait penser. Il songea que l’intercession de la mère du Sauveur, à l’heure suprême, venait d’illuminer cette âme. Levant les mains vers Myrrhine, il la bénit ; tous ceux qui survivaient encore saluèrent comme une victoire, due à leurs prières et à leur propre martyre, la grâce qui venait de descendre… Le bourreau fit tomber d’un seul coup cette tête enfantine.

La nuit suivante, comme cela se pratiquait communément, les amis des chrétiens, ayant payé aux stationnaires de garde ce qu’il fallait pour qu’ils y consentissent, vinrent chercher les corps des suppliciés afin de leur donner une sépulture honorable et pieuse. Philomoros et Céphisodore étaient présents. On leur demanda le nom de cette jeune fille. Ils répondirent qu’elle s’appelait Myrrhine, et c’est le nom que l’on grava sur son tombeau quand elle fut ensevelie avec les autres victimes de cette dernière persécution.

Près de mille ans plus tard, Guillaume-Guigues de Bocfozel, évêque de Riez en Provence, qui s’était croisé par piété avec Villehardouin, sénéchal de Champagne, Baudouin, comte de Flandres, Boniface, marquis de Montferrat, et venait d’enlever Constantinople aux schismatiques grecs, reçut en fief de son bon compagnon Guillaume de Champlitte, à cette heure comte de Morée, une partie de l’Achaïe. Cela lui plut grandement pour les forêts qu’on y peut voir, car il était aussi bon chasseur que plein de religion et preux homme d’armes. Ce prélat guerrier, qui venait d’acquérir plenté d’or et d’autres dépouilles au pillage de la ville des Empereurs, n’était pas moins ardent à se procurer des reliques saintes que des richesses temporelles. Débarqué à Corinthe, il apprit d’un Vénitien que, dans la crypte d’une église fort ancienne, du reste à son goût bien laide, se trouvait depuis près de dix siècles, à ce qu’on affirmait, la sépulture d’une martyre très révérée, miraculeuse. En effet, ayant ordonné qu’on levât les dalles qui formaient le plancher d’une chapelle souterraine, les esclaves à son service mirent à jour un caveau où reposait une pierre en forme de tombe, aux quatre parois taillées à tête de diamant. Ils en ôtèrent le couvercle, au chevet duquel on lisait, en lettres helléniques, un nom :

MYPPINA

Cette pierre était, de part en part, traversée aux quatre coins de barres de fer bien rondes, cimentées dans leurs mortaises avec du plomb fondu qui la fixaient au rocher dont était fait le sol du caveau. Les ossements que contenaient cette tombe s’étaient affaissés, mais ils étaient intacts. La tête séparée des vertèbres avait été replacée près du col. Le myre et les prêtres qui accompagnaient Guigues de Bocfozel tombèrent d’accord que ce squelette était celui d’une femme encore jeune. Après une fervente prière, sur l’ordre de l’évêque ils commencèrent de recueillir débris par débris, prenant bien soin qu’il n’en put manquer un seul fragment, ces restes précieux d’une si grande sainte. Ayant retiré les côtes, qui étaient demeurées à la place que leur assigne la nature, ils distinguèrent tout au fond les restes d’un embryon de quelques mois.

Les experts religieux qui, sous les yeux de Guigues de Bocfozel, rédigèrent le procès-verbal de l’invention des reliques, déclarèrent que, puisqu’il ne se pouvait agir que d’une vierge, cette frêle chose qui, sous leurs doigts, s’était réduite en une impalpable poussière, ne pouvait provenir que d’une indue translation de corps, opérée par des mains injurieuses ou négligentes après l’inhumation de la bienheureuse. Mais il est aussi permis de croire que le grand désir de Myrrhine, qui aurait tant voulu, tant voulu, jouer avec un petit enfant, dans le moment que le bourreau lui trancha la tête était près de se réaliser.

Guillaume-Guigues de Bocfozel prit soin de faire parvenir les ossements sacrés de cette grande sainte au chapitre de son diocèse de Provence. Mais il mourut avant qu’ils arrivassent. Les chanoines de Riez, soucieux de ne point offrir à la vénération des fidèles des reliques qui ne fussent point authentiques, décidèrent, malgré les frais, d’envoyer un messager à Constantinople — car ils ne savaient pas bien où se trouvait l’Achaïe — afin de s’enquérir qui avait été cette Myrrhine. Leur délégué revint de son long voyage, près d’une année plus tard, avec l’information très certaine qu’elle avait été pieuse chrétienne, sainte insigne et reconnue, suppliciée par les païens, et la fille d’un roi de Corinthe.

Le nouvel évêque de Riez, Bertrand de Sennelier, décida que le corps de la bienheureuse martyre serait inclus dans une châsse richement orfévrée. Par testament il légua au chapitre de la cathédrale la somme d’un marc d’argent, afin qu’un cierge demeurât constamment allumé devant elle, considérant que cette princesse immolée par les païens, venant d’un pays de soleil devait aimer la lumière.

Mai 1920-1er Mars 1921.
Pierre MILLE.