Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 2

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 9-12).
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Avant mon arrivée, il s’était certainement passé entre ces deux messieurs quelque chose qui m’échappait en ce moment, mais dont je devais avoir l’explication plus tard. Les deux frères avaient probablement eu une chaude discussion quelques jours auparavant ; pour trancher la question, ils avaient fait un gros pari, comme tout bon Anglais qui se respecte !

Vous vous souvenez peut-être que la Banque d’Angleterre avait émis deux billets d’un million de livres sterling chacun, qui devaient servir à une transaction internationale ; pour une raison quelconque, un seul de ces billets avait été mis en circulation ; l’autre restait dans les caves de la banque. Or, précisément les deux frères étaient en train de discuter sur la façon dont se tirerait d’affaire un étranger honnête et débrouillard à la fois, qui débarquerait sur le pavé de Londres sans un seul ami, sans autre ressource que ce billet d’un million de livres, et qui, par-dessus le marché, ne pourrait justifier la provenance de cette fortune.

Le frère A paria que cet étranger mourrait de faim ; le frère B soutint le contraire ; le frère A affirma qu’il ne pourrait présenter ce billet à aucune banque sans être arrêté immédiatement ! La discussion s’échauffait de plus en plus, lorsque, pour en finir, le frère B paria vingt mille livres que cet homme pourrait parfaitement vivre un mois sur le crédit de ce billet d’un million de livres, et l’exhiber partout sans se faire coffrer. Le frère A accepta le pari ; le frère B se rendit sur-le-champ à la banque pour y acheter le fameux billet ; en véritable Anglais, il tenait « mordicus » à son pari !!

Ensuite, il dicta une lettre à son secrétaire que ce dernier écrivit de sa plus belle plume ; cela fait, les deux frères passèrent un jour à la fenêtre, cherchant à découvrir l’homme intéressant auquel ils pourraient confier la lettre.

Ils virent défiler bien des passants qui leur parurent honnêtes, mais pas assez intelligents ; sur d’autres physionomies, ils lisaient le contraire : intelligents, mais pas assez honnêtes. Il fallait de plus que l’individu en question fût un étranger pauvre et abandonné. Bref, je leur parus le seul capable de satisfaire à toutes ces conditions, ils me choisirent à l’unanimité, et me jugèrent digne de remplir leur mandat. Et voilà comment je me trouvais devant ces deux messieurs, en train de me creuser la tête pour découvrir ce qu’ils pouvaient bien me vouloir !!

Ils commencèrent par me demander qui j’étais, ce que je faisais ; je les mis vite au courant de mon histoire. Ils me déclarèrent finalement que j’étais bien l’homme qu’ils cherchaient. Très content je leur demandai en quoi consisterait ma mission : l’un d’eux me tendit une enveloppe, me disant que j’y trouverais toutes les instructions nécessaires. Je fis mine de l’ouvrir, mais il me pria de ne pas la décacheter.

— Emportez cette enveloppe, me dit-il, conservez-la chez vous soigneusement et agissez avec sang-froid, sans précipitation.

Très intrigué, j’aurais voulu tirer cette affaire au clair avant de les quitter ; ils s’y refusèrent.

Je m’en allai donc très offusqué, persuadé que j’étais en butte à quelque mauvaise plaisanterie de leur part. Mais, après tout, ma triste situation ne me permettait pas de prendre la mouche et de me venger des affronts d’un capitaliste !