Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/Un pari de milliardaires (v2)/Chapitre 1

Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 7-9).
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UN PARI DE MILLIARDAIRES

À l’âge de vingt-sept ans j’étais employé chez un courtier en mines de San-Francisco et, sans me vanter, j’étais très au courant du maniement des capitaux.

Seul au monde, je ne devais compter pour me sortir de l’ornière que sur mes efforts personnels, et sur ma bonne réputation ; ces deux atouts me suffisaient d’ailleurs pour me mettre sur le chemin de la fortune, et j’avais confiance dans l’avenir.

Comme je disposais généralement de mes après-midi du samedi, j’en profitais pour faire des parties de canotage à la voile tout autour de la baie. Un jour, je m’aventurai trop loin et fus entraîné vers la haute mer. La nuit approchait, et je commençais à perdre tout espoir ; le bonheur voulut que je fusse recueilli par un petit brick qui faisait route sur Londres. Le voyage fut long et tourmenté ; on me fit gagner mon passage en m’employant au service du pont. Quand je descendis à terre sur le sol anglais, mes vêtements étaient en loques et complètement usés ; pour toute fortune, j’avais un dollar en poche qui me permit de ne pas mourir de faim le premier jour ; je passai le jour suivant sans manger et sans abri.

Le troisième jour, vers dix heures du matin, exténué et mourant de faim, je me traînais péniblement dans Portland Place, lorsque je croisai un bébé qui donnait la main à sa gouvernante ; à deux pas de moi il laissa tomber dans la rigole une magnifique poire à laquelle il avait donné un petit coup de dent. La vue de ce fruit souillé de boue n’en excita pas moins ma convoitise ; je la dévorais des yeux ; l’eau me vint à la bouche et mon estomac fit entendre à ce moment un appel désespéré. Je mourais d’envie de ramasser cette poire, mais toutes les fois que j’esquissais le mouvement de me baisser, je rencontrais le regard indiscret d’un passant ; alors, me sentant pris de honte, je faisais semblant de ne même pas songer à cette poire. Mon supplice se prolongea si bien que, finalement, je dus renoncer à ramasser ce fruit. Au moment où mon désespoir était à son comble et où j’allais transiger avec le sentiment de honte qui me retenait, une fenêtre s’ouvrit derrière moi et je m’entendis appeler par un monsieur qui me cria : « Montez par ici, s’il vous plaît ! »

Un valet de chambre en grande livrée m’introduisit dans une pièce somptueuse où deux messieurs d’un certain âge étaient assis. Ils renvoyèrent le domestique et me firent asseoir : ils venaient à peine de terminer leur déjeuner ; la vue des restes du festin me tortura plus encore que la poire de tout à l’heure. Impossible de détacher mes yeux de cette table appétissante ! Pourtant, comme on ne m’invitait pas à goûter de ces mets, je dus faire tant bien que mal contre fortune bon cœur.