Librairie Bloud et Barral (p. 66-83).


VII

Ce plan, destiné à pousser des reconnaissances dans le camp ennemi, ne put être suivi qu’à moitié. Lorsque Mme Trassey descendit à la salle à manger vers la fin du déjeuner que Charles y prit seul, et s’informa de ce qui avait pu manquer à l’hôte de la maison, le jeune homme lui dit :

— J’ai été servi avec une abondance qui nuira à mon appétit pour le dîner, et sur ce point, madame, je n’ai que des remerciements à vous adresser. Mais je me suis un peu ennuyé de manger seul ; j’aurais préféré être en tiers avec vous et Julien… Vous me permettez de le nommer ainsi ? Il y a huit ans, lorsque les vacances l’ont ramené à Sennecey, nous étions camarades, et, entre jeunes gens de notre âge, la camaraderie ne se prescrit pas encore sous prétexte de décorum.

— Julien aurait eu plaisir à vous voir, monsieur Charles ; il a même rôdé dans le corridor pendant les deux heures que vous avez passées dans votre chambre ; mais il ne savait pas si vous ne répariez point votre nuit blanche en sommeillant un peu, et il n’a pas osé frapper à votre porte. Il regrettait de partir sans vous saluer, et il m’a chargée de tous ses compliments pour vous.

— Ainsi, je ne le verrai que ce soir ?

— Oh ! il ne sera pas de retour ce soir ; il m’a dit qu’il allait à Lyon et a fait sa valise pour deux ou trois jours de voyage. J’ai été bien surprise de le voir nous quitter dans un moment où l’on pourrait avoir besoin de lui s’il survenait une complication dans l’état de M. Maudhuy, s’il fallait courir, par exemple, à Châlon chercher des médecins pour une consultation ou quelque médicament qui ne se trouverait pas dans nos pharmacies de Sennecey ; mais il n’y a pas à discuter un ordre de votre oncle…

— Et Julien n’a pas trouvé moyen de me voir avant de partir ? Ce départ a donc été bien subit ?…

— Très subit. Il ne s’en doutait pas ce matin. C’est à la sortie du docteur de sa chambre que M. Maudhuy a fait appeler Julien. Ils ont causé ensemble une demi-heure, pendant qu’on vous installait dans votre chambre. Et voilà comment Julien vous a manqué.

Il n’y avait aucun moyen de questionner Mme Trassey sur le but de ce voyage imprévu dont elle s’étonnait la première, preuve qu’elle en ignorait l’objet ou qu’elle trouvait d’une bonne politique de paraître l’ignorer. Charles la mit sur le chapitre de l’accident dont M. Maudhuy avait été victime, et il en subit une seconde narration circonstanciée d’où il tira, comme renseignement précieux, une donnée sur le trait dominant du caractère de son oncle.

Ce qui lui est arrivé est bien de sa faute, dit Mme Trassey ; mais il est ainsi et, jusqu’à son dernier jour, il ira au bout de toutes ses volontés et ne souffrira pas qu’on les lui conteste. Voici comment le malheur est arrivé : Julien avait constaté le mauvais état du plancher du grenier, et il avait demandé à M. Maudhuy la permission d’y mettre les ouvriers pour le réparer. Il craignait un effondrement pour le temps où les greniers seront chargés de récoltes. Une maîtresse poutre était pourrie, les soliveaux fléchissaient, ce qui était visible au plafond de la chambre située au dessous de cette portion du grenier. M. Maudhuy soutenait que c’étaient là des imaginations et que sa maison était plus solide qu’une bastille. C’est son mot quand il parle de son habitation, dont il a bien le droit d’être fier, après tout, puisque c’est la plus belle de Sennecey. Sur l’insistance de Julien, il a fini par répondre : « Eh bien, j’irai visiter cette poutre et ces soliveaux, et je promènerai dessus un des grands coffres du grenier, afin que l’épreuve soit concluente. » Julien s’est récrié sur ce projet imprudent, et il a fini par croire son parrain persuadé du danger à courir, et décidé seulement à voir tenter une épreuve sous ses yeux. Il se trompait. Dès que M. Maudhuy a été seul, il est monté au grenier, et lorsque le plancher s’est effondré, avec le bruit d’un coup de tonnerre, nous avons été comme fous aux étages inférieurs. Nous ne nous rendions pas compte de ce qui se passait. Je croyais la maison enfoncée en terre ou à moitié démolie. M. Maudhuy n’a pas pu encore nous raconter les détails, mais il a dit ce matin à Julien : « Tu avais raison tout de même ; si j’avais eu quelques leçons aussi fortes, étant plus jeune, je ne serais pas si entêté ; mais je suis trop vieux pour changer ; il faut me garder comme je suis. » Julien m’a raconté que son parrain avait le courage de rire en parlant ainsi. Ah ! c’est un homme de tête, M. Maudhuy, et de grand cœur aussi, à travers ses manies de commandement et ses défiances contre les idées d’autrui. On peut bien lui passer, à son grand âge, ses entêtements à vouloir toujours avoir raison, et l’on n’a vraiment le droit d’en médire que lorsque cette obstination a des résultats tels que ceux d’aujourd’hui.

Mme Trassey ayant demandé à l’hôte parisien la permission de le quitter pour s’occuper du malade, Charles ne put distraire son désœuvrement que par une promenade au jardin.

Là aussi il trouva du nouveau. D’abord, la basse-cour ne déshonorait plus de sa maisonnette, de ses caquetages et de ses exhalaisons le terre-plein en terrasse qui descendait aux parterres. Cette terrasse était sablée, et des lauriers-roses en caisses formaient au milieu un faisceau fleuri qu’entouraient, étagés sur des gradins, des cercles de pots de fleurs dont le cercle inférieur contenait cette linaire, commune à Sennecey dans les jardins, et qu’on y nomme Ruines de Rome. Cette plante retombante, répandue en festons sur le sable de la cour, formait, avec ses feuilles découpées et ses mille fleurettes lilas, une base gracieuse à cette pyramide verdoyante dont les feuilles lancéolées de lauriers-roses étaient le panache.

La même transformation s’était étendue au jardin dont les parterres abondaient en fleurs, sinon rares, du moins variées et disposées avec goût. Au fond, la charmille n’étendait plus au hasard ses pousses qui s’étiraient çà et là autrefois avec des attitudes biscornues. Le nouvel ordre établi avait restitué à la charmille sa coupe régulière en mur de verdure. L’habitation Maudhuy avait ainsi son unité et, en la regardant de l’angle de la charmille, par un coup d’œil qui prenait en écharpe les parterres, Charles avait devant lui un modèle des fonds que représentent tant de gravures du xviiie siècle, et notamment celles de Marillier.

Une haie d’églantiers de deux espèces, à fleurs citron et pourpre foncé, séparait ce jardin de l’enclos du petit corps de logis. Une porte à claire-voie pratiquée dans la haie, non loin de la terrasse, était sans doute le moyen de communication entre les deux résidences. Bien que cette porte fût entr’ouverte, Charles ne se crut pas le droit de la franchir, et ce fut par-dessus la haie qu’il examina l’enclos des Trassey.

Là, le jardinier, affranchi de toute régularité, de tradition et d’harmonie, avait sacrifié au goût moderne, en dessinant une pelouse ornée seulement de deux corbeilles de rosiers. Un rideau de lilas occupait la plate-bande le long du mur qui bordait la route de Beaumont. Cette pelouse, au-dessus de laquelle un vernis du Japon étendait son ombrage élégant, était enserrée par deux allées dont l’une longeait la haie, l’autre, les lilas plantés contre le mur. C’était tout ce que contenait l’enclos, beaucoup moins profond que celui de la grande maison. Le fond de cet enclos, tout tapissé de lierre, était le chevet de la construction des écuries dont la porte s’ouvrait sur la route de Beaumont.

Après quelques regards curieux jetés sur cet enclos modeste, Charles revint d’un pas distrait vers les parterres et il se trouva arrêté, sans y penser, devant le cadran solaire dressé à la croix des quatre allées.

Dans ses visites enfantines à Sennecey, ce cadran avait été pour lui la grande curiosité du jardin, et, lorsque sa curiosité au sujet de l’ombre marquant l’heure avait été satisfaite, elle s’était prise à un autre mystère et avait demandé l’explication de la devise :

COGITE ULTIMA

gravée en demi-cercle sur le cadran en pierre. Charles avait compris le sens littéral de la traduction : « Pense à ta dernière heure ! » mais en avait-il saisi la portée morale ?

Arrêté comme il l’était, tant d’années après ce jour-là, devant cette leçon du temps fugitif qui nous gagne de minute en minute, et nous emporte dans l’éternité, ce n’était pas à sa dernière heure qu’il songeait. À vingt-six ans, l’on a ou l’on croit avoir tant d’heures devant soi ! Non, cette devise : « Cogite ultima » le faisait rêver à une autre existence, faible flambeau à demi éteint, qui vacillait auprès de là de la vie à la mort. Cette dernière heure, que Charles avait cru venue pour M. Carloman Maudhuy, était-elle encore éloignée ? Avant l’accident de l’avant-veille, M. Maudhuy avait-il, en se promenant dans son jardin, profité de la leçon que lui donnait cette devise ? Avait-il parfois songé à sa dernière heure, dans le sens tout terrestre auquel seul Charles trouvait de l’importance ? Autant de questions insolubles qui laissaient le jeune homme plongé dans une rêverie maussade comme la déception, et niaise comme l’impuissance.

Un franc éclat de rire poussé à ses côtés fit tressaillir tout à coup Charles, trop absorbé pour remarquer qu’on venait à lui.

Ce n’était pourtant pas un sylphe que M. Martin Limet. Il portait gaillardement sa ronde et robuste prestance de Bourguignon, et ses épaules étaient d’un athlète plutôt que d’un scribe. Il n’y avait qu’à considérer sa face épanouie, ses yeux bleus un peu saillants, sa chevelure drue un peu crêpelée, et ses fortes lèvres dont les plis nombreux attestaient la belle humeur et la facilité de caractère pour deviner en lui un bon vivant.

— Ah ! ah ! dit-il en frappant familièrement Charles à l’épaule, je vous surprends à mesurer sur ce cadran combien les minutes sont de durée plus longue au village qu’à Paris. Ne vous en défendez pas, je conviens du fait. Quand j’ai eu la chance de prendre quelque échappée dans une grande ville, j’en ai pour deux ou trois semaines à me réacclimater dans notre pauvre bourg. Mais je ne vous abandonnerai pas à votre ennui ; puisque vous n’avez personne pour vous tenir compagnie, je vous emmène souper chez moi. C’est une chose convenue avec votre oncle et Mme Trassey.

— Vous avez vu mon oncle ?

— Eh ! naturellement : je venais pour prendre de ses nouvelles. Il paraît qu’il a eu un léger accès de fièvre ce matin ; mais il ne lui en reste plus que la lassitude. Quant aux douleurs de sa jambe et de ses contusions, il les subit avec patience. Il m’a conté qu’il avait été trop ému, trop touché de votre arrivée pour avoir la force de vous voir tout de suite.

— Ému…, touché ! répéta le jeune homme avec une intonation amère dans la voix.

— Il me semble que vous doutez du plaisir qu’il aura à vous revoir ? s’écria M. Limet en écarquillant ses gros yeux d’un air un peu offusqué.

— Vous devriez vous étonner moins qu’un autre, monsieur Limet, que telle soit mon impression, puisque vous avez rédigé la dépêche qui m’enjoignait de rester chez moi. Si, en m’abordant, vous m’avez trouvé l’air déconfit, c’est qu’on ne peut faire bonne figure dans un rôle de fâcheux ; et ce rôle est le mien ici.

— Ah ! que vous êtes susceptible ! dit le notaire en élevant en l’air ses deux mains potelées ; vous avez pris pour une preuve d’indifférence cet ordre de ne pas venir ? Moi, je n’y ai vu que le vrai sentiment de votre oncle qui était de s’épargner, pendant son épreuve de santé, l’émotion d’une réconciliation avec sa famille. En m’indiquant le sens de la dépêche à expédier, il me disait : « Qu’ils viennent tous plus tard, quand je serai mieux, mais pas tout de suite. »

Charles hochait la tête par un geste d’incrédulité.

— Voyons, reprit le notaire, vous faut-il un argument décisif ? Il m’est possible de vous le donner sans manquer à mes devoirs professionnels. Si votre oncle avait une antipathie décidée contre vous, ne lui aurait-il pas été facile de la mettre en action, par trois lignes de testament.

— Eh bien ? demanda le jeune homme avec une curiosité avide qu’il ne chercha pas à cacher.

— Eh bien ! les affaires qu’il a traitées par mon ministère, et mon ancienne familiarité avec lui, m’autorisaient, à mesure qu’il avançait en age, à lui insinuer de temps à autre qu’il est bon de disposer en pleine santé toutes choses telles qu’on désire les voir accomplies plus tard… quand on n’y est plus. Il m’a toujours renvoyé bien loin par cette réponse : « Quel besoin ai-je de tester ? Est-ce que je n’ai pas des neveux qui héritent tout naturellement de moi ? »

Cette phrase, grosse d’espérances, ne fit passer qu’un demi-sourire sur la figure de Charles. Il en croyait le notaire, dont nul n’avait jamais soupçonné la véracité, si quelques-uns lui reprochaient une tendance au verbiage, peu séante chez un officier ministériel chargé d’intérêts délicats de toutes sortes ; mais cette assertion coupait en trois l’héritage que le jeune homme souhaitait pour lui tout seul. M. Limet devinait-il la pensée de Charles ? En tout cas, il y répondit en continuant ainsi :

— Soyez certain que, loin de vous en vouloir de votre empressement, votre oncle vous en a su gré. Il vous gardait une assez grosse rancune autrefois ; mais, à mesure qu’il s’est habitué aux services de Julien Trassey, cette rancune s’est affaiblie. Il prenait part à votre avancement progressif dans votre maison de banque, et il avait fini par plaisanter au sujet du débat qui vous avait brouillés. « Ce garçon-là, nous disait-il, aurait été un piètre agriculteur, parce qu’il aurait eu la conviction de s’être rabaissé pour m’obéir. Avec ses idées de bourgeois, ce n’aurait été qu’un paysan malgré lui. Nous aurions passé notre temps à batailler. Il en aurait abrégé ma vie de dix ans. Je lui sais donc gré de m’avoir résisté… » Voilà ce qu’il nous a dit, non pas une fois, mais cent, sous des formes diverses, et vous voyez que vos défiances tombent à faux. Votre arrivée ici est peut-être même un coup de fortune pour vous. Les vieillards sont sensibles à l’émotion du moment. Vous voici près de M. Maudhuy et votre cousin Carloman en est bien loin. Je ne vois donc pas pourquoi vous feriez mauvaise figure à bonne chance. Notez que vous ne vous doutez point, tout homme de chiffres que vous soyiez, de l’importance de la succession de votre oncle. Il est trop cachottier pour faire des confidences, même à son notaire ; mais, depuis plusieurs années qu’il a cessé de placer en terres ou en prêts hypothécaires le gros excédent de ses revenus, son capital a dû beaucoup augmenter. Il a beau le manœuvrer sans m’immiscer dans ses affaires, on ne trompe pas un vieux routier de mon espèce, et je vous garantis que l’avoir de M. Maudhuy atteint le million et demi, s’il ne le dépasse.

Ce fut en recevant ces révélations flatteuses que Charles suivit M. Limet jusqu’à la maison notariale située rue du Bief.

Un portail vert orné des panonceaux de cuivre s’ouvrait sur une cour pavée. La maison, petite et basse, n’avait qu’un seul étage sur son rez-de-chaussée ombragé d’une treille ; mais elle était accostée de deux ailes en retour. Celle de droite contenait l’étude. L’aile gauche, d’un usage tout domestique, servait de buanderie, comme en témoignait l’installation d’une cuve fumante autour de laquelle s’agitaient deux lavandières, tandis qu’une troisième femme de service alimentait de sarments et de branches de genièvre un feu brûlant dans un âtre enfumé au-dessous d’un vaste chaudron de cuivre.

Le notaire ouvrit la porte vitrée de la maison et, après avoir suivi le vestibule en corridor qui traversait le rez-de-chaussée dans toute sa longueur, il entra le premier dans une pièce où Charles le suivit en devinant qu’on lui faisait les honneurs solennels du salon. Ses oreilles l’en avaient prévenu, car elles avaient été écorchées à l’avance par les notes de la Marche de Faust frappées à contre-mesure et souvent à faux sur un piano par une écolière malhabile.

Il faisait sombre dans ce salon dont les volets étaient à demi fermés de crainte du soleil et des mouches ; le visiteur ne distingua presque pas la pianiste, qui bondit sur son tabouret et le renversa dans la précipitation de sa fuite, dès qu’elle eut aperçu un étranger. M. Limet alla d’abord pousser les volets d’une fenêtre pour donner un peu de lumière à son visiteur qui, arrivant du grand soleil, était comme aveugle dans cette pénombre et se heurtait aux meubles ; puis, quand le filet de jour eut éclairé un salon en acajou tendu de velours rouge, aux glaces recouvertes d’une gaze de tarlatane, il fit signe à Charles de prendre place sur le canapé qui avoisinait une table ovale chargée d’albums de photographie et il lui dit en riant :

— Vous n’aviez sans doute pas l’idée, vous, Parisien, d’une sauvagerie semblable à celle de ma fille, n’est-ce pas ?

— Ah ! c’est à Mlle Limet que j’ai fait si grand’peur ?

— À elle-même. J’ouvrais les volets pour vous présenter l’un à l’autre plus convenablement que dans cette obscurité, mais, en entendant tomber le tabouret de piano, puis claquer la porte, j’ai reconnu que j’aurais dû plutôt saisir Reine par le bras pour l’empêcher d’opérer une sortie absurde. Qui croirait qu’elle a passé sept ans dans la meilleure institution du département ! Ces allures de petite sotte ne sont cependant pas en rapport avec son caractère passablement éveillé, mais elles sont dues à notre isolement dans ce trou de Sennecey… J’ai à vous prier de m’excuser un instant : je vais vous annoncer à Mme Limet.

Resté seul, Charles n’aurait eu d’autre distraction que d’étudier les divers dessins de rosaces au crochet semés à profusion sous forme de housses sur les fauteuils et jusques sur le tapis de la table, s’il n’avait été auditeur involontaire d’une scène intime ayant trait à sa présence dans la maison. Par un effet d’acoustique dont la famille Limet ne se doutait pas, il entendit, venant d’une chambre située au-dessus du salon et lui arrivant, soit par les fenêtres ouvertes, soit par le large tuyau de la cheminée, ces mots articulés par une voix que l’indignation faisait vibrer :

— M’amener du monde à souper un jour de lessive… Ah ! monsieur Limet, c’est bien de toi ; tu ne sais qu’inventer pour me tracasser.

— Mais, ma chère amie…

Après ces premiers mots, prononcés d’un ton insinuant, la réponse du notaire se perdit pour Charles dans un bredouillement confus, symptôme évident d’une autorité maritale réduite à plaider humblement une cause ardue.

— Et un Parisien encore ! reprit Mme Limet exaspérée. Un monsieur qui ne trouvera rien de bon, qui pignochera dans ses assiettes et qui se moquera de notre réception villageoise par-dessus le marché.

— Ah ! par exemple… protesta le notaire.

— Enfin, tu as fait la sottise ; c’est à moi de la subir, comme toujours. Promène-moi M. Charles Maudhuy une heure ou deux. On tâchera d’être en mesure ; mais c’est sans égards pour moi, monsieur Limet, tout à fait sans égards, en un jour tel qu’aujourd’hui.

Au moment de rentrer à la maison notariale, après une longue promenade qui l’avait excédé, Charles eut envie de ne pas affronter la moue qu’il attendait de la maîtresse de la maison ; il essaya de s’esquiver sous un prétexte de fatigue et de manque d’appétit qui n’était pas un pur compliment ; mais le notaire s’accrocha à son visiteur, en l’assurant que Mme Limet n’excuserait pas ce manque de parole.

Cet argument était si peu attendu, que Charles faillit tout à la fois éclater de rire, avouer ce qu’il avait entendu, et s’en autoriser pour prendre congé bonnement, afin de ne pas gêner ; mais l’insistance du notaire, la chaleur qu’il mettait à attester le plaisir qu’aurait sa femme à recevoir un ami, le déconcertèrent. Il commençait néanmoins à trouver M. Limet habile à voiler les vérités déplaisantes lorsqu’il lui fut démontré que son amphitryon n’insistait qu’en raison de sa connaissance intime du caractère de sa grondeuse moitié.

La mère et la fille, en toilette d’apparat, attendaient au salon. Cette fois, Mlle Reine ne prit pas sa course dès qu’elle vit entrer le jeune homme. Assise très droit sur sa chaise, les joues aussi animées que le fichu de crêpon cerise qui se nouait à son corsage, les yeux modestement baissés, elle fit au visiteur une lente inclination de tête quand il la salua, puis elle reprit cette immobilité à pose étudiée qui est le port d’armes des jeunes filles peu usagées…

Quant à Mme Limet, son amabilité avait mis toutes voiles dehors. Elle parlait au jeune homme de sa mère, de sa soeur, de son cher oncle si malheureusement blessé. Elle se disait ravie d’avoir le privilège de recevoir M. Charles Maudhuy dès le jour de son arrivée. Il serait sans doute reçu médiocrement… le village offrait si peu de ressources ! mais si les moyens de l’accueillir étaient bornés, il ne manquerait rien du moins du côté de l’amitié.

Ce flux de paroles était si abondant que Charles avait peine à trouver le temps d’une action de grâces. Quant au notaire, il jubilait. Il faisait craquer ses doigts, arpentait le salon à petits pas et regardait Charles d’un air triomphant qui signifiait :

— Avais-je raison de vous retenir ?

Pour cette réception impromptue et familière, la table se trouva chargée de toute une exhibition d’argenterie. Devant la place de chaque convive, il y avait autant de verres que pour un dîner prié parisien, et tout fut à l’unisson, si ce n’est qu’aucun dîner à Paris, s’il comporte des mets plus recherchés, n’offre un menu aussi abondant.

En voyant défiler sur la table une succession de plats, Charles espérait toujours que le nouveau-venu serait le dernier ; mais il en arrivait encore et toujours. On le forçait de goûter à tous et l’on se plaignait qu’il ne mangeât pas. Mme Limet ne cessait pas de charger ses assiettes, ni le notaire de remplir de vins de différents crûs sa gamme de verres.

— Ah ! vous dédaignez notre cuisine villageoise, disait Mme Limet en hochant la tête d’un air humilié.

— Mais voyez donc un peu quel bouquet a ce vin, ajoutait le notaire. Il est du meilleur crû de Fleurie.

Malgré ses protestations, ses essais de refus, Charles était obligé de s’exécuter. En voyant jusqu’à Mlle Reine opérer à table avec une aisance d’appétit qui ne s’émoussait pas en se satisfaisant, il comprit pourquoi père, mère et fille présentaient la même animation de teint et, toutes proportions gardées, le même embonpoint plantureux ; mais son propre estomac n’avait pas de ces capacités, et il dut finir par demander grâce.

Au dessert, les servantes se retirèrent, et, après quelques propos empruntés à la chronique du crû, le notaire parla de la singularité du départ de Julien Trassey. Charles regarda Mlle Reine et remarqua qu’elle rougissait à ce nom. Leurs regards se croisant presque aussitôt après, la jeune fille soutint avec une expression de gaieté moqueuse la pointe de curiosité qu’exprimaient les yeux du Parisien. Ce fut entre eux un petit drame muet auquel Charles ne comprit rien, sinon que cette jeune personne timide avait, par contraste avec son humeur, des yeux vifs et même babillards.

— Il est étrange en effet que M. Maudhuy ait envoyé M. Julien à Lyon, dit Mme Limet. Il y a donc des affaires qui ne peuvent se remettre de quelques jours ?

Elle fit suivre cette observation d’un éloge pompeux de Julien Trassey pendant lequel Reine comptait du bout de son couteau dans son assiette les noyaux des fruits qu’elle avait mangés.

Charles exprima tout haut, pour voir quel effet il produirait, un soupçon qui lui était venu à l’esprit.

— Je crois, dit-il, que mon oncle a envoyé M. Trassey au loin, de peur d’un conflit entre lui et moi.

Il y eut un silence ; le notaire et sa femme se consultaient du regard. Quant à Mlle Reine, elle tourna une seconde fois sur le visiteur ce regard de ses yeux noirs qui semblait à la fois braver et se moquer.

— Mais à quel propos pourrait-il survenir une discussion entre vous et le filleul de votre oncle ? dit enfin Mme Limet, en appuyant sur ce titre de filleul qui contenait les droits de Julien Trassey à l’affection de M. Maudhuy.

— Madame, répondit Charles, il ne s’agit pas ici de mes sentiments, mais de l’interprétation de ce voyage imposé à Julien Trassey dans un moment inopportun à tous égards. Mon oncle peut avoir supposé que l’intimité dont il favorise ce jeune homme est capable de me porter ombrage.

— Bah ! dit le notaire après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, et peut-être aussi pour peser ses paroles, vous savez assez bien vivre pour faire la part de chacun et apprécier ce que valent les services rendus.

…… Et, maintenant, allons prendre le café au salon, et Reine nous fera entendre un peu de musique.

La jeune fille, qui n’avait parlé jusque-là que par monosyllabes, répondit en riant à belles dents :

— N’y compte pas. Je ne veux pas imposer à autrui l’ennui que le piano me cause.

Elle disparut sur ce mot, que Charles trouva de bon sens, et ne reparut plus de la soirée.