Librairie Bloud et Barral (p. 56-65).


VI

La maison Maudhuy, bâtie en plein bourg et vers le milieu de la grand’rue, date du siècle dernier et témoigne que dès ce temps-là, la famille des Maudhuy possédait cette aisance dont le premier luxe, la première représentation est une demeure confortable. Pourtant elle n’avait rien qui déparât trop son alignement sur la rue à côté du tout petit corps de logis voisin, premier nid de la famille, qui avait été maintenu debout, et même restauré lors de l’édification de la grande bâtisse.

La façade de la nouvelle maison ouvrait sur la rue un grand nombre de fenêtres, autrement larges et élevées que celles du petit corps de logis qui avaient conservé leur naïve ouverture à meneau de pierre en croix ; mais leur voisinage ne nuisait ni à l’un ni à l’autre de ces bâtiments dont le plus ancien avait un aspect aimable dans sa vétusté, et le nouveau, cet air de noble élégance particulier aux constructions du siècle dernier.

Les Maudhuy de 1750 n’avaient rien épargné en effet pour que leur gite familial leur fît honneur ; depuis la porte d’entrée surhaussée d’un perron de cinq marches jusqu’au balcon du grenier faisant une saillie ronde sur la rue et muni d’une poulie pour le transport aérien des fourrages, tout attestait, non pas des prétentions seigneuriales de bourgeois riche, mais une aisance soucieuse du bien-être, et ce goût éminemment français qui assortit, harmonise toutes choses.

Mais depuis que les jardins de cette maison avaient été plantés dans l’ancien style, avec parterres carrés et charmilles au fond, trois générations de Maudhuy ne l’avaient habitée que par raccroc, lorsque le comte de Glennes était à Paris ou en voyage et que les soins de la régie laissaient quelques jours de répit. Après avoir longtemps gardé l’aspect morne des habitations inoccupées, elle n’avait pas repris son bel air d’autrefois lorsque Carloman Maudhuy était venu y résider. Il aurait fallu à ces vastes pièces un mobilier en rapport avec leur élévation, leurs boiseries en moulures, leurs trumeaux et leurs dessus de porte peints.

Mais ni Carloman Maudhuy, tout absorbé par son exploitation agricole, ni sa femme, élevée à la campagne et dans des principes d’économie liardeuse, n’avaient compris la nécessité de changer les vieux meubles de la régie pour s’installer d’une façon en rapport avec le style de leur habitation. Ils n’avaient occupé qu’une partie du bâtiment, laissant le reste à l’abandon, ou plutôt s’en servant comme de décharge. Le salon était souvent encombré de sacs de blé qui attendaient un cours rémunérateur des marchés de Châlon ou de Tournus, et de toutes les pièces de la maison, la cave était certainement la plus honorablement meublée.

Puis, par nonchalance ou dédain du décorum extérieur, M. Maudhuy avait laissé se dégrader tout ce qui ne compromettait pas la solidité de sa maison. S’il ne manquait pas une ardoise au toit, bien des vitres restaient brisées aux fenêtres de ce second étage qui, sans usage dans cette famille composée de deux personnes, n’était hanté que par les ébats des souris. Les volets, lavés par la pluie de nombreux hivers, ne gardaient que des vestiges de peinture. Deux marches du perron branlaient dans leur gaîne de ciment, mais il n’y avait qu’à poser le pied d’une certaine façon pour éviter de les faire bouger. M. Maudhuy trouvait plus simple d’en prévenir ses visiteurs que de payer une demi-journée de maçon pour obvier à cet inconvénient.

Voilà comment Charles avait vu la maison Maudhuy huit ans auparavant et il se croyait certain de la retrouver dans le même état d’incurie villageoise. Il fut donc surpris lorsqu’en arrivant avec le docteur Cruzillat auprès de l’habitation de son oncle, son premier coup d’œil lui fit apercevoir un changement d’aspect dans l’ensemble de la façade.

Pas une vitre ne manquait aux fenêtres qui étaient toutes garnies de rideaux blancs, en tulle brodé au premier étage, en mousseline brochée au second. Des plantes grimpantes en caisse se treillageaient sur le réseau du balcon en fer forgé et recourbaient en nappe verdoyante vers la rue. La porte d’entrée, fraîchement peinte en brun rouge, s’ouvrait au-dessus des marches du perron, luisantes d’un poli dû à des soins journaliers.

— Ah ! ah ! vous trouvez ici quelques embellissements, dit le docteur d’un ton singulier, moitié narquois et moitié fat. Mais nous ne sommes pas aussi arriérés à Sennecey qu’autrefois. Nous suivons le progrès. Nous savons nous faire honneur de ce que nous possédons.

En parlant ainsi, il monta le perron d’un pas leste pour son âge, et précédant Charles dans le vestibule que séparait en deux une lourde portière d’étoffe orientale, il ouvrit lui-même, en familier de la maison, la porte de l’ancien magasin à blé et dit au jeune homme en lui faisant signe d’entrer :

— Attendez-moi ici, je vais voir comment votre oncle a passé la nuit et lui annoncer votre arrivée.

Si, en venant visiter M. Maudhuy, Charles avait la persuasion de lui présenter un neveu plus capable qu’autrefois de lui plaire, il comprit, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, que la connaissance allait être nouvelle des deux parts, car l’aspect de ce salon, restitué à sa destination première, lui démontrait un changement radical dans les mœurs de son oncle.

Non seulement le mobilier de bois peint en blanc et recouvert d’ancien lampas à fleurs seyait à cette vaste pièce lambrissée, mais les moindres objets de l’ameublement témoignaient d’une initiation au genre d’élégance adopté par le goût moderne. Ce n’était pas une pendule mais un grand vase de Saxe qui tenait le milieu de la tablette de la cheminée. Une ronde de bergers et de bergères enguirlandés de fleurs était nouée autour de sa base de porcelaine figurant une pelouse. Perchés sur les anses du vase, deux amours baissaient leurs têtes mutines vers le chœur dansant et soufflaient dans des pipeaux dont le rythme menait la fête rustique. Cette curieuse garniture de cheminée était complétée par deux candélabres en forme de ceps de vigne et offrant à leur pied des scènes de vendanges.

Tout le reste de l’ameublement était à l’unisson de ce premier détail qui avait frappé Charles. Deux meubles hollandais, bas et ventrus, en marqueterie de bois, représentant l’un, une ville, l’autre, un paysage maritime, accostaient une chaise à porteurs en vernis Martin, bouquets de rose et de lis sur fond bleu de France, dont on avait fait une étagère fermée par des glaces. Les tables à jeu placées dans l’embrasure des fenêtres supportaient des jardinières où prospéraient de petits palmiers. Un cartel d’écaille incrusté de cuivre était juché dans l’étroit interstice que laissaient entre eux les lambrequins festonnés, passementés de houppes des tentures en lampas des fenêtres. Au-dessous de son piédouche, un bureau-chiffonnier en bois de rose encadré de bois de violette, était surmonté par une autre jardinière où s’étalaient les feuilles vertes bigarrées de blanc d’un aspidistra.

Cet ensemble où tout était harmonique, jusqu’au tapis de vieux Aubusson à fleurs à demi décolorées, ne provenait pas d’un héritage ; M. Maudhuy n’avait recueilli aucune succession depuis huit ans ; le fait qui causait l’étonnement de Charles, c’était qu’ayant acquis de façon ou d’autre un mobilier de cette valeur, son oncle s’en servît au lieu d’en tirer de l’argent.

Il ressentait quelque inquiétude au sujet de cette nouvelle façon de vivre. Toute modification dans les mœurs d’un parent à héritage préoccupe ses collatéraux. Charles cherchait quel intérêt poussait les Trassey à engager son oncle dans cette voie ; il y voyait la vanité de gens pauvres avides de jouir des bénéfices de la richesse aux dépens de la dupe qu’ils circonviennent ; mais l’entrée au salon de Mme Trassey lui démontra que la mère de Julien n’avait rien changé à son modeste extérieur d’autrefois.

La veuve du capitaine d’artillerie n’avait pas quitté le deuil ; sa robe de laine noire, dépourvue de tout ornement et coupée à l’ancienne mode, se drapait en gros plis sur son corps mince ; une sorte de pèlerine, sur laquelle tranchait un col de toile blanche, donnait à ce vêtement rigide une apparence quasi-monastique, d’autant mieux que la figure de madame Trassey s’encadrait dans les petits tuyaux d’un bonnet de mousseline unie qui laissait dépasser à peine un mince bandeau de cheveux gris. Un tablier de cotonnade, qu’elle remplaçait quelquefois en cérémonie par un tablier de soie noire, indiquait en elle la ménagère prête à mettre la main à toutes les besognes. Elle n’avait pas songé à quitter cet insigne de ses fonctions pour venir parler au visiteur ; mais, en entrant au salon, elle s’aperçut de son oubli et roula son tablier pour le rejeter sous son bras gauche, tout en saluant Charles.

Après les premiers compliments, timides de la part de Mme Trassey, compassés de la part du voyageur, la première dit :

— Votre oncle se trouve trop faible pour pouvoir vous recevoir aujourd’hui. Il m’a chargée de vous demander si vos affaires vous laissent la liberté de séjourner ici quelques jours.

— Certainement, répondit Charles, qui ne put se tenir de faire sonner cette réponse un peu plus haut que le ton habituel d’une conversation. Vous pensez bien, madame, que je n’ai pas fait un si long voyage de nuit pour m’en retourner sans avoir embrassé mon oncle.

— C’est naturel, bien naturel, murmura Mme Trassey en baissant les yeux sous le regard du jeune homme qui paraissait la défier.

Elle était si troublée, qu’elle s’embarrassa dans deux ou trois phrases dont il lui fut impossible de compléter le sens ; ses mains fluettes se crispaient sur le tablier qui, tour à tour, se déroulait et remontait vers la taille, et lorsqu’elle sortit par un effort visible de cet état d’anxiété, ce fut pour dire à Charles :

— Monsieur, ai-je besoin de vous conduire à votre chambre ? Je viens de vous faire préparer celle que vous occupiez autrefois. Vous voudrez bien donner vos ordres au sujet de vos repas. Il y a des sonnettes à la cheminée.

— Mais, si je ne me trompe, madame, lui dit-il d’un ton bref, c’est vous qui gouvernez la maison de mon oncle. Par conséquent, je puis vous donner ces ordres à vous-même.

— Si vous le trouvez convenable, j’entendrai ces ordres et les ferai exécuter, répondit Mme Trassey avec une dignité calme qu’elle retrouva tout à coup.

Charles allait poursuivre, du même accent impérieux, mais le docteur Cruzillat fit une brusque entrée au salon. Sans paraître gêné par la présence de Mme Trassey, il dit au jeune homme :

— Ah ! quelle école nous avons faite, vous en venant à Sennecey, moi en approuvant votre démarche ! Mon malade allait aussi bien que possible. L’annonce de votre arrivée vient de lui donner presque instantanément un mouvement de fièvre. Effet curieux de la voix du sang ! Hier j’ai été un sot, M. Limet avait raison contre moi. Écoutez ! vous êtes un garçon d’esprit ; il ne vous reste qu’une chose à faire : présenter vos respects à votre oncle par mon intermédiaire, et partir en prétextant que la maison qui vous occupe ne vous a donné que vingt-quatre heures de congé. Ah ! mais c’est que je ne veux pas que vous compromettiez ce beau cas de guérison d’un vieillard de soixante-quatorze ans affligé de dix-huit contusions, sans parler d’une jambe cassée.

— C’est aussi votre avis, madame ? demanda Charles avec aigreur.

— Non, répondit Mme Trassey avec une facilité d’élocution que Charles n’attendait pas d’elle après tant de balbutiements. M. Cruzillat — je le dis devant lui — est un homme de beaucoup d’imagination qui s’emporte sur la plus légère piste. Il est obligé de revenir souvent sur ses fausses voies, ce bon docteur. Si vous m’avez vue toute déroutée par votre arrivée, monsieur Charles, c’est que, dans l’état de votre oncle, je ne la désirais pas. J’en craignais l’effet sur lui. C’est une idée de malade et d’homme habitué à imposer ses volontés. Ce n’était pas lui qui vous avait appelé ; par conséquent, votre venue l’irrite. Mais M. Maudhuy est juste ; il apprécie trop la droiture dans les procédés pour vouloir faire un affront à un parent, et il nous gronderait si nous vous laissions repartir sur cette première impression. Je crois que vous ferez bien de vous reposer de votre voyage, et d’attendre que votre oncle soit disposé à vous recevoir. Il réfléchira ; je suis sûre qu’il nous parlera de vous le premier. Restez donc, monsieur Charles ; c’est mon avis, c’est aussi celui de mon fils avec lequel je causais ce matin de la possibilité de votre arrivée.

— Si toutes les autorités de la maison sont contre moi, dit le docteur en attirant Charles dans une embrasure de fenêtre, je prévois que leur conseil prévaudra contre mon opinion ; mais je me défierais, à votre place, des avances de mes adversaires.

Mme Trassey s’était retirée en s’apercevant de cette intention d’à-parte ; mais l’influence du docteur était détruite par le fait de sa brusque variation. Charles, décidé à rester, résolut de changer de tactique, et d’être aussi aimable que possible avec les deux Trassey, mère et fils.