Librairie Bloud et Barral (p. 339-345).


XXIX

Quand Mme Maudhuy, ranimée par l’étrange nouvelle du fidéi-commis confié à Julien, fut descendue au bras de sa fille, on procéda à l’examen des dictionnaires. La corde qui les liait fut coupée par Julien, dont la première idée fut de prendre chacun de ces deux in-folio par le dos pour en secouer les feuillets. Rien ne tomba ni de l’un ni de l’autre volume. Alors le jeune homme qui avait naturellement la direction des recherches, examina les plats épais couverts de basane éraillée. Il pouvait exister sous les gardes recollées une cavité où l’on aurait pu cacher des valeurs, soit billets de banque, soit titres quelconques. Non ; à l’épreuve, les plats sonnaient partout le plein du carton. Julien souleva les coins des gardes avec un canif ; il les piqua çà et là d’une épingle acérée. Rien, rien ! Il se reprit à feuilleter page à page un des volumes, en priant Cécile de feuilleter l’autre, et il vint un moment où tous les quatre se regardèrent, découragés.

Julien avait un soupçon qu’il n’osait exprimer tout haut. Quelqu’un avait pu toucher aux Chomel avant qu’il ne s’en emparât. Il avait trop pâti lui-même d’une accusation imméritée pour en jeter une sur Charles, la seule personne qu’il aurait jugée capable d’une razzia de ce genre. Puis, accuser ce malheureux fou devant sa mère et sa sœur était impossible. Néanmoins, Julien sentait peser plus que jamais sur lui une responsabilité qui l’accablait. Ce dépôt annoncé par lui avec la joie d’un homme qui produit les preuves de son innocence, ce dépôt n’existait plus. Quelques soupirs douloureux qui lui échappèrent attirèrent sur lui l’attention de Cécile, encore occupée à feuilleter les pages du second volume.

— Vous vous découragez si tôt ? lui dit-elle. Pas moi. Soyez certain que nous trouverons. Mon oncle n’a pu se moquer ni de vous ni de moi, et c’était un esprit trop compliqué pour avoir posé là une petite fortune entre ces feuilles de façon à la livrer à la merci du premier venu. Cette recherche me passionne, et je vous prie de croire que ce n’est pas à cause de l’appât de l’argent. C’est que je veux que vous n’ayiez pas subi pour rien les chagrins que ce dépôt vous a causés. Rendez-moi le premier volume. Je veux l’examiner du titre à la dernière page et non pas en brouillant tout comme nous l’avons fait… Ah ! voilà un rébus au-dessous de ma signature, s’écria Cécile après avoir ouvert le premier tome en face du titre, et juste, voici le Sésame, ouvre-toi ! de votre fidéi-commis. Voyez-vous, Monsieur Julien ?

Quatre têtes curieuses se penchèrent au-dessus de la page, mais Julien répondit gaiement :

— Je n’ai jamais su deviner un seul rébus. Après votre départ, j’ai voulu vous remplacer auprès de mon parrain à ce jeu auquel il avait pris goût, et je vous avoue que c’était méritoire de ma part ; il m’a renvoyé en me donnant une tape sur l’oreille et en m’appelant grand nigaud.

— Celui-ci, dit Cécile questionnée par les deux mères, avides d’un résultat, est enfantin de simplicité. Cet oeil, ce page Louis XIII, la formule chiffrée 10×10, cette bouteille sur lequelle est écrit le mot de Volnay, cela signifie : « regarde page cent vingt » ; cela me rappelle ces renvois que les écoliers s’amusent à mettre de page en page dans leurs livres d’études qu’ils gribouillent, et qui aboutissent à une mystification.

— Espérons que ce n’est pas le cas, dit Mme Maudhuy, et au lieu de tant jaser, regarde vite cette bien-heureuse page cent vingt.

— Je ne comprends plus, dit Cécile après examen. J’y vois certaines syllabes soulignées d’un trait à l’encre, mais quand j’essaie de les coudre l’une à l’autre, elles n’offrent aucun sens.

— Mais alors ? s’écria Mme Maudhuy impatiente.

— Attendez ! mon oncle m’a rompue à ces exercices et je sais maintenant pourquoi. Et moi qui l’accusais de puérilité d’esprit, ce cher oncle ! J’en demande pardon à sa mémoire.

— Si tu cherchais au lieu de pérorer, ma fille ?

— Mademoiselle, disait Julien pendant cette protestation de Mme Maudhuy, mon parrain m’a recommandé de rester près de vous pour vous aider ; mais jusqu’ici, il m’en a refusé les moyens.

— Ah ! je n’avais pas assez étudié le rébus ! reprit Cécile. Il est suivi d’un trait à l’encre semblable à ceux qui marquent certaines syllabes de la page 120, et au-dessus de ce trait se dresse une petite flèche dont la pointe placée dans cette direction signifie peut-être qu’il faut commencer à relever les syllabes de la dernière ligne au bas de la page et les rassembler en remontant et non dans le sens habituel de la lecture.

Julien prit un crayon et un bout de papier. Cécile lui dicta les syllabes, et bientôt le jeune homme lut la phrase qu’il avait écrite :

« Arrache le papier bleu placé derrière le cadre qui contient ma photographie. Sous le carton mobile qui est retenu au-dessous par de petites pointes, tu trouveras ce que tu cherches. »

Ce fut Mme Maudhuy qui voulut procéder à cette petite opération ; mais elle s’écria après avoir ouvert un carré de papier qui contenait des lettres groupées sans aucun sens :

— Encore un jeu de casse-tête chinois. Si tu le devines, celui-ci, je te déclare sorcière, Cécile. Connais-tu quelque chose à ce grimoire ?

— Moi ! pas du tout, répondit la jeune fille après avoir étudié cet étrange document. Je n’ai pas la clé du groupement de ces caractères alphabétiques.

— Les combinaisons de l’alphabet sont innombrables, dit Julien ; mais avec de la patience on les découvre, et si vous voulez me confier ce papier…

— Ce n’est pas la peine, reprit Cécile. Mon oncle a eu foi dans ma perspicacité qu’il a stimulée de son mieux, mais il n’a pu se complaire à me poser des problèmes en laissant leur découverte au hasard d’une recherche ardue. Et justement, voyez ! Au coin retourné du papier, je lis en petits caractères : tome II, page 416. Ceci indique qu’il faut recourir au second volume de Chomel.

— Encore un rébus ! dit Julien qui, le premier, avait ouvert le volume et trouvé la page.

Cécile y jeta les yeux.

— Ah ! dit-elle, j’admire la façon dont mon oncle a combiné les éléments de ce jeu de cache-cache. On pouvait par hasard laisser tomber le portrait, trouver dans ses débris ce papier mystérieux ; n’ayant pas le Chomel, on n’aurait pas soupçonné la valeur de ce grimoire.

— Et vous le connaissez maintenant, Mademoiselle ? demanda Mme Trassey.

— Je sais toujours que je suis dans la voie, car je n’ai pas besoin d’obéir aux injonctions de ce rébus qui me dit en propres termes : « Regarde « sous le tiroir gauche du meuble hollandais » ; je sais ce que je trouverais là.

— Et quoi donc, ma fille ?

— Vous ne vous souvenez pas, mère, que lorsque ce pauvre Charles cherchait le trésor qu’il espérait trouver ici, à force de fouiller, il a retourné le tiroir de ce meuble et me l’a apporté pour apprendre de moi ce que signifiait un rébus collé derrière. Ne possédant pas comme nous la série logique des rébus de mon oncle, il n’a pu comprendre ce que signifiait cette injonction du rébus collé au tiroir : « L’alphabet doit être pris à l’envers. » Elle s’applique au document caché derrière la photographie de mon oncle, que nous allons restituer dans son sens compréhensible.

Ce travail fut assez long ; mais il en ressortit les phrases suivantes que Cécile lut à haute voix :

« Ma chère Cécile, j’ai livré aux deux Maudhuy, à ton frère et à ton cousin, la part de mon patrimoine qui leur revenait. Je te laisse, à toi, toutes mes économies. Si tu épouses Carloman, j’ai assez causé avec lui pour ne pas avoir à te répéter ce que je lui ai dit, à savoir que je souhaite que les terres de notre famille ne passent pas à des étrangers. Si tu ne l’épouses pas, il s’est engagé à conserver cinq ans ces biens-fonds sans les vendre, et j’espère que d’ici à ce temps, tu seras en possession de ton legs et en mesure de lui acheter ses terres. Si tu n’y as pas de répugnance, reste dans le pays, mon enfant, sous le toit des Maudhuy, dont tu représentes mieux le type que ton frère et même que ton cousin. C’est le vœu de ton vieil oncle qui te bénit pour l’affection dont tu as entouré ses derniers jours.

« Ceci lu, que Julien soulève le cadran solaire du jardin, mais avec précaution, car il est lourd. Qu’il enlève les gravats qui remplissent le creux de la colonne de pierre. Il trouvera au-dessous un étui de bois qui contient le titre de ta fortune. »