Librairie Bloud et Barral (p. 331-338).


XXVIII

Dix jours plus tard, Julien était de retour. Pendant son absence, de courts bulletins journaliers, adressés à Mme Maudhuy, avaient tenu la mère et la fille au courant de sa pénible odyssée parisienne ; il n’eut donc à porter au chevet de Mme Maudhuy, encore trop souffrante pour se lever, que les détails de faits déjà connus.

Les médecins aliénistes ne pouvaient prononcer encore un arrêt définitif ; plusieurs d’entre eux craignaient pourtant que Charles ne restât incurable. Selon les instructions reçues, Julien avait fait transporter le fou dans une maison de santé et, jusques dans les infortunes les plus grandes, la misérable question d’argent tient une place si importante que Mme Maudhuy eut un gémissement pour déplorer sa pauvreté, lorsque Julien énonça le chiffre de la pension annuelle exigé dans cette maison de santé. Il en avait payé d’avance le premier semestre avec le reste de la liquidation du mobilier de Charles ; une fois les petites dettes courantes soldées.

— Ma fille, où prendrons-nous tant d’argent ? s’écria Mme Maudhuy. Ce chiffre dépasse notre revenu. Ah ! prions Dieu qu’il ait pitié de notre pauvre Charles et qu’il lui rende la raison !

Julien Trassey prit congé pour mettre fin aux actions de grâce que Mme Maudhuy lui renouvelait ; elle fit signe à sa fille de reconduire le jeune homme. Elles devaient bien cette politesse à M. Trassey qui s’était dévoué à leur service dans des circonstances aussi pénibles.

Les deux jeunes gens descendirent l’escalier en silence. Julien, qui avait les devants parce que Cécile avait hésité à exécuter l’ordre de sa mère, ralentit le pas en s’apercevant qu’on l’accompagnait, et tous deux se retrouvèrent dans le vestibule. Cécile sentait qu’elle devait un remerciement à Julien, mais elle ne savait comment le formuler, et elle conduisit le jeune homme jusqu’à la porte de la rue avant d’avoir trouvé le mot de la situation.

— Mademoiselle, lui dit tout à coup Julien comme s’il avait suivi le cours des idées de la jeune fille, il doit vous être désagréable de me devoir quelque chose, et je vais vous offrir les moyens de vous acquitter tout de suite envers moi.

— Je n’ai pas un assez méchant cœur pour que la reconnaissance me pèse, répondit spontanément Cécile ; mais je vous ai donné le droit d’en douter. En quoi puis-je vous payer une partie de ma dette ?

— En consentant à répondre à deux questions que j’ai à vous poser, dit Julien… Oh ! ne craignez pas qu’il s’agisse de choses qui me touchent… Ce n’est pas moi qui vous adresserai ces questions, c’est au nom de votre oncle, de mon parrain, que j’ai la mission de vous les transmettre.

Il était si grave que la jeune fille ne put douter de sa parole. Le vestibule était un lieu mal choisi pour une conférence de ce genre ; elle ouvrit la porte du salon et fit signe à Julien d’y entrer. Il refusa de s’asseoir, bien qu’elle l’y invitât, et, debout devant elle, il lui dit avec une autorité dans l’accent qu’elle n’avait jamais remarquée en lui :

— Mademoiselle, si votre frère guérissait et si, par un hasard quelconque, il vous retrouvait riche, auriez-vous la faiblesse de lui livrer votre fortune pour qu’il recommençât ce jeu hasardeux dont les mécomptes l’ont réduit à un si triste état ?

— Si jamais j’ai le bonheur de voir mon frère guéri, je partagerai avec lui le morceau de pain que je possède, mais, fussé-je riche, je ne lui confierais aucune somme d’argent ; je craindrais trop de lui fournir l’occasion d’une nouvelle rechute.

— Mais, s’il vous persécutait d’instances, s’il abusait de son ascendant fraternel ? si Mme Maudhuy se joignait à lui, auriez-vous la force de leur résister ?

— Je crois, dit Cécile, que je serais assez pénétrée du danger de céder pour leur résister à tous deux dans leur propre intérêt : je ne me suis jamais éprouvée contre autrui, mais j’ai appris à me résister à moi-même, et l’on prétend que c’est plus difficile.

Elle avait répondu d’abondance de cœur, naïvement, sans songer à la portée de cet aveu ; elle rougit tout à coup après l’avoir fait. Mais Julien suivit le cours des questions qu’il avait annoncées.

— Mademoiselle, me donneriez-vous votre parole de ne pas vous dessaisir de votre bien, d’en garder la libre disposition, tout en faisant à votre frère, s’il guérit, une pension convenable ? Je vous le répète, c’est au nom de mon parrain que je recevrai votre promesse.

— Oui, monsieur, je vous jure que je respecterai les intentions de mon oncle, s’il vous a chargé de me les faire connaître. Mais pourquoi si tard et avec cette solennité ?

Julien s’élança vers la porte du salon.

— Attendez-moi un instant, dit-il.

Mais il revint aussitôt sur ses pas. Sa physionomie était changée et ne portait plus trace des fatigues de son voyage.

— Je ne puis pas, dit-il,… vous comprendrez pourquoi lorsque vous me reverrez…je ne puis pas revenir ici par la rue. La palissade est posée à deux pieds de ma haie d’églantiers ; mais je crois qu’en faisant une poussée au coin, je pourrai y passer après avoir fait sauter le loquet cloué de la porte. M’autorisez-vous à commettre ce bris de clôture ? Je vous répète qu’il ne me serait pas possible de revenir dans la rue en plein jour avec ce que je dois vous rapporter et je n’ai pas la patience d’attendre qu’il fasse nuit. D’ailleurs, ma mère viendra avec moi. Je lui dois bien cette récompense.

Cécile écoutait, confuse, palpitante.

— Allez ! dit-elle ; vous me trouverez dans la chambre de mon oncle, dans cette chambre où nous avons passé autrefois de si bonnes matinées.

Le choix de ce lieu était à lui seul une réparation. Ce fut là, assise sous le portrait de son oncle, que la jeune fille attendit le retour de Julien. Un monde de pensées s’agitait, tourbillonnait dans sa tête avec une incohérence qui lui rappela la folie dont son frère était atteint. Allait-elle perdre la raison, elle aussi ! Son coeur battait à tout rompre, le son de ses coups répétés lui ôtait la perception des bruits extérieurs. Les coudes appuyés sur la table, et les deux mains collées à ses tempes, elle s’accusait, se trouvait méchante, mais au fond de ce repentir, quelle joie de retrouver pur un sentiment qu’avaient défloré ses injustes soupçons !

La chute d’un objet lourd sur la table la fit tressaillir. C’étaient les deux volumes de Chomel que Julien venait d’y poser. Il était entré sans qu’elle l’entendît ; Mme Trassey était là aussi, et tous deux regardaient la jeune fille éperdue de confusion, de regrets, et qui ne sut que se jeter dans les bras de Mme Trassey en murmurant dix fois le mot de « pardon » qui ne s’adressait pas à elle.

— Vous n’avez pas à vous excuser, Mademoiselle, lui dit Julien ; c’est moi qui dois vous expliquer pourquoi je me suis emparé de ces livres. Vous étiez en droit de me taxer d’indélicatesse si vous vous doutiez que je les détenais. Vous auriez pu me traiter plus durement que vous ne l’avez fait si vous aviez su que je suis venu les chercher, ces livres, nuitamment et avec des allures de voleur.

— Je vous ai vu, j’étais à ma fenêtre cette nuit-là, dit Cécile d’une voix faible et sans oser lever les yeux.

Elle sentait que si elle avait eu dès cette époque dans le caractère de Julien la foi qu’il méritait de lui inspirer, elle aurait tout conjecturé cette nuit-là, excepté la vilenie dont elle l’avait flétrie. Mais Julien était généreux et il s’empressa de répondre :

— Oh ! je vous remercie de me l’apprendre. J’en suis consolé de tout ce que j’ai subi. Pour en revenir à l’explication que je vous dois, vous souvenez-vous de m’avoir vu tourmenté le jour de votre visite au petit logis, au point de vous consulter sur ce que je devais faire au sujet d’une dernière recommandation de mon parrain ? J’ai failli tout vous dire. Vous m’avez arrêté. Voici quel était mon embarras. Trois jours après son retour du mystérieux voyage à Paris dont il ne m’avait confié ni les motifs ni les résultats, mon parrain m’a remis un papier cacheté en me disant : « Tu liras ceci après ma mort. Ce n’est pas mon testament ; c’est une de mes volontés que tu peux seul mettre à exécution. Il s’agit là des intérêts de ma nièce. » Voilà tout ce que je savais ; je ne m’attendais pas alors à perdre si vite mon parrain. Dès le lendemain sa maladie était déclarée dangereuse par le docteur, et c’est en vain que nos soins ont tenté d’arracher à la mort ce digne homme. J’étais si peu préparé à le perdre, que je me suis livré à toute l’amertume de mon chagrin sans songer aussi vite qu’il l’aurait fallu à la mission que j’avais acceptée. Je m’en suis souvenu le matin de la lecture de son testament et trop tard pour pouvoir exécuter ses volontés sans éveiller les soupçons des personnes qui m’étaient hostiles dans la maison Maudhuy. Jugez par vous-même de mon embarras, Mademoiselle. Lisez ces ordres de mon parrain que j’ai apportés pour que vous en preniez connaissance.

Cécile refusait, de la voix et du geste. Julien reprit :

— Non, non, il faut du moins que vous n’ignoriez rien. Veuillez écouter :

« Dès que je serai mort, avant que l’on mette les scellés si l’absence d’un héritier impose cette formalité, avant en un mot que personne ne s’arroge le droit de commander chez moi, emporte au petit logis les deux volumes de Chomel qui sont sur ma table. Ils contiennent la part d’héritage de Cécile. Je ne veux pas la lui donner ostensiblement ; sa faiblesse de caractère ne lui permettrait pas de la défendre contre l’avidité de son frère.

« Tu rapporteras les Chomel à Cécile le jour de son contrat de mariage si elle épouse Carloman… ou tout autre, car je ne suis certain jusqu’à présent que de l’assentiment de mon neveu. Si Cécile ne se marie pas, ne lui livre son bien qu’à la mort de Charles ou après une brouille entre eux qui ait duré au moins un an. Et encore ne restitue les Chomel qu’après avoir fait jurer à Cécile qu’elle ne distraira rien de son capital, plus petit que je ne l’aurais souhaité, en faveur de la passion boursicotière de Charles. Cette promesse faite, je connais assez ma nièce pour savoir qu’elle se conformera à mes avis qu’elle trouvera d’ailleurs consignés quelque part.

« Je lui donne moins qu’elle ne mérite ; mais j’ai voulu agir en toutes choses de façon à ce qu’il n’y eût pas de tracasseries de procès sur ma tombe.

« Reste avec Cécile pendant sa prise en possession de son legs. Elle aura besoin de ton assistance. »

— Voilà, dit Julien, ce que je lus au moment où nous n’avions plus, ma mère et moi, le droit de libre circulation dans la maison Maudhuy. J’ai été tenté de tout vous avouer. C’eût été contrevenir aux ordres de mon parrain que de vous donner l’éveil avant le temps sur ce dépôt ; vous avez refusé de m’entendre. Il ne me restait pour m’emparer des Chomel que le moyen hasardeux que j’ai employé. Mais c’est assez revenir sur le passé. Une fois les livres chez moi, je les ai scellés de cette grosse corde qui les entoure encore et que je vais rompre devant vous pour que vous preniez possession de votre part d’héritage.

— Mademoiselle, dit Nannette qui apparut sur le pas de la porte, Madame veut essayer de se lever et elle vous réclame.

— Attendons qu’elle soit ici pour regarder dans ces livres, dit Cécile. Ceci l’arrachera quelques instants à ses chagrins.