Librairie Bloud et Barral (p. 325-330).


XXVII

Le cinquième jour après son départ, Mme Maudhuy arriva à Sennecey où sa fille ne l’attendait pas si tôt. Elle revenait de Paris, vieillie, brisée, et ses premiers mots à Cécile, en l’embrassant, furent :

— Je n’ai plus que toi au monde ; tu es ma seule famille.

Charles avait mal accueilli sa mère ; Charles, tout bouffi de l’importance que lui donnait sa fortune aléatoire, n’avait pas même observé ce respect de convention que le caractère maternel impose aux plus égoïstes. Sa vanité de parvenu avait souffert d’entendre annoncer comme sa mère par ses domestiques si bien stylés, cette dame vêtue d’un deuil très simple, à coupe provinciale. Avant tout autre chose, il avait reproché à Mme Maudhuy de s’être présentée chez lui sous cette mise mesquine et lui avait offert, d’un geste protecteur, de quoi s’enharnacher de façon à lui faire honneur à sa seconde visite. Tout avait été à l’avenant de ce détail que Mme Maudhuy racontait à sa fille, en ajoutant qu’elle ne s’était pas crue elle-même, et qu’il lui avait fallu trois épreuves du même genre avant de reconnaître que Charles était perdu pour les siens.

Le seul bienfait pour Mme Maudhuy de ce voyage à Paris fut de lui faire apprécier sa modeste existence de Sennecey et le dévouement de sa fille. Elle aurait voulu détourner sa pensée de ce fils ingrat qui les abandonnait ; et elle ne poursuivait plus Charles de ses lettres pour en obtenir de loin en loin un signe de vie. Trop bonne mère pour en vouloir à son fils, elle déplorait le vice de son cœur et sa seule espérance était qu’un échec à cette fortune bâtie en l’air lui inspirerait des réflexions salutaires et l’arracherait à son tourbillon.

C’était là son unique sujet d’entretien avec Cécile. La monotonie de leur existence était celle de ces lacs à surface unie, dont le fond recèle des gouffres et des récifs aigus.

Chacun s’étonnait à Sennecey que Mme Maudhuy restât absorbée dans ses préoccupations au sujet de son fils et ne s’inquiétât pas d’établir sa fille qui allait atteindre bientôt ses vingt-deux ans. Quelques amies suggéraient à Mme Maudhuy des avis sur ce point, lui indiquaient, à Sennecey et aux environs, les noms des quelques jeunes gens en rapport d’âge et de fortune avec sa fille ; mais elle leur répondait :

— Cécile n’est pas pressée de se marier.

Et elle retombait dans ses redites plaintives au sujet de son fils.

Des Trassey, il n’en était plus question dans ces projets architecturés en l’air par d’officieuses commères. Il était de notoriété publique que Julien abandonnait ces habitudes laborieuses qui lui avaient valu sa bonne renommée. Ce n’est pas que la morale eût rien à reprendre dans le goût des voyages qui s’était emparé de ce jeune homme ; mais il était évident que profiter des moindres intervalles des soucis de régie pour aller à Lyon, en Suisse et jusqu’en Lombardie, indiquait chez Julien Trassey tout autre chose que l’intention de se fixer dans son ménage. D’ailleurs, il parlait de résigner la régie des biens de Carloman Maudhuy, et l’on savait qu’il n’avait consenti à l’exercer jusqu’à la fin de l’année que sur la promesse formelle du propriétaire de venir en France à cette époque recevoir lui-même les comptes de son régisseur.

Les Américains continuaient d’écrire à Cécile, et à propos de cette résolution de Julien Trassey, la jeune fille avait reçu de Reine une lettre très vive dans laquelle celle-ci l’accusait de caprice envers Julien. Reine terminait par ces mots :

« Puisque vous en êtes encore à jouer Les deux Timides, je vois qu’il vous faudra un interprète à chacun pour parvenir à vous entendre. Carloman et moi, nous sommes décidés à prendre ce rôle. Ce sera de la part de mon mari un intérêt bien entendu et un bon office de parent à vous rendre ; de ma part, à moi, ce sera un devoir de gratitude à remplir. Ne vous dois-je pas mon bonheur ? »

Cécile déchirait les lettres qui contenaient des allusions de ce genre. À quoi bon conserver ces témoignages d’une amitié qui s’abusait ? Ils étaient heureux, grâce à elle ? Tant mieux. Sa vie avait donc un sens : si elle ne lui servait à rien personnellement, elle avait pu quelque chose pour le bonheur d’autrui. Voilà ce que Cécile se répétait aux jours noirs où s’affaisse le courage.

Une épreuve du moins lui était épargnée : Julien la fuyait désormais, et c’était pour elle un soulagement de pouvoir ensevelir ses souvenirs dans la monotonie de son existence, sans ces brusques réveils des rencontres fortuites.

Un jour d’automne cependant Julien vint à la maison Maudhuy ; mais c’était dans des circonstances si graves que Cécile ne vit plus en lui que le filleul de l’oncle Carloman.

Ce jour-là, une lettre de Paris était venue foudroyer Mme Maudhuy. Cette lettre était d’Albert Develt, resté l’ami de Charles, bien que ne l’ayant pas suivi dans sa course effrénée aux gains de Bourse. Maintenu dans des limites restreintes par son contrat de mariage, Albert Develt devait à la prudence des parents de sa femme de n’avoir pu risquer sa dot dans la spéculation, et il était resté dans sa maison de banque quand son ami l’avait quittée pour se lancer dans le champ libre du marché de l’argent.

Dans cette lettre, où Albert Develt ne négligeait pas de vanter sa propre sagesse, il annonçait à Mme Maudhuy que des pertes successives subies depuis deux mois avaient altéré la raison de Charles. À la suite de quelques jours de divagations, Charles avait fait scandale sur les marches mêmes de la Bourse, sous le coup d’un véritable transport au cerveau. Les agents de police avaient dû lutter contre ce furieux pour protéger ceux qu’il voulait frapper, parce qu’il les accusait de sa ruine. Le pauvre Charles avait été transporté d’office à l’asile Sainte-Anne. Le lendemain, Albert Develt s’y était présenté et n’avait pas été admis à voir son ami qui délirait encore. Il prévenait donc la famille de ce triste accident et se mettait à la disposition de Mme Maudhuy pour les démarches à faire, en ne négligeant pas toutefois de déplorer que la plus grande partie de son temps fût occupée.

La pauvre mère passa par une série d’évanouissements après avoir lu cette lettre où le malheur de son fils lui était appris sans ménagement. Cécile dut faire coucher sa mère, et envoya chercher en même temps M. Cruzillat et M. Limet. Pendant que le docteur était auprès de Mme Maudhuy, la jeune fille descendit au salon pour s’entendre avec le notaire. Ne fallait-il pas à la fois s’occuper de la santé de Mme Maudhuy, et des devoirs qui restaient envers le malheureux Charles.

Le notaire savait déjà en somme de quoi il s’agissait. Mme Maudhuy avait parlé, dans les crises nerveuses qu’avaient entrecoupées ses syncopes, et la vieille Nannette ne s’était pas crue indiscrète en annonçant à M. Limet qu’on l’envoyait quérir parce que « le jeune monsieur était devenu fou. »

— Je conçois, dit le notaire à Cécile, qu’il vous soit impossible de quitter votre mère dans l’état où elle se trouve. Même à vous deux, que feriez-vous là-bas ? Des femmes ne sont pas propres à mener de telles affaires. Je m’offrirais volontiers à faire le voyage ; mais, outre que je ne puis quitter mon étude, mon clerc étant malade depuis une huitaine, il s’est offert pour me remplacer quelqu’un de plus jeune que moi et qui saura mieux se débrouiller dans ce Paris où je me sens toujours dominé par la hauteur des maisons, l’air rogue des concierges et autres épouvantails à provinciaux.

Julien Trassey, qui s’était effacé derrière le notaire, et que Cécile n’avait pas remarqué jusque-là, s’avança et dit à la jeune fille :

— J’espère, mademoiselle, que vous ne me ferez pas l’affront de refuser mes services. Je dois trop à la famille Maudhuy pour ne pas mettre sous mes pieds certains ressentiments quand elle a besoin de moi. Il serait noble de votre part de ne songer en ce moment qu’à mon titre de filleul de votre oncle qui m’impose de venir me mettre à votre disposition.

— Merci, monsieur, répondit Cécile. Je vais vous préparer quelques lettres pour nos amis de Paris, auprès desquels vous aurez les renseignements nécessaires sur ce qui reste à faire.