Librairie Bloud et Barral (p. 314-324).


XXVI

Mme Trassey vint seule à la réunion suivante et quand on s’informa auprès d’elle des motifs de l’absence de son fils, elle répondit qu’il était retenu par un règlement de comptes à envoyer à Chicago. La semaine suivante, elle paya d’une autre défaite les curiosités amicales ; mais comme Julien ne pouvait se résoudre à renoncer à toute occasion de rencontrer Cécile, il allait chez M. Limet et dans les autres maisons où tournait le cercle des soirées d’hiver ; il devint évident pour tout le monde qu’il répugnait seulement à se retrouver dans la maison Maudhuy.

La malignité provinciale, qui ne perd aucune occasion d’épiloguer sur les faits et gestes de chacun, s’exerça au sujet de cette particularité. Pour les uns, Julien Trassey lésé dans son espoir d’un legs considérable souffrait de se revoir en qualité d’invité dans ce salon Maudhuy qu’il avait autrefois transformé, embelli, avec une passion de futur propriétaire. Pour d’autres, Julien boudait Mme Maudhuy et Cécile qui avaient ménagé le mariage de Reine Limet avec Carloman. L’explication du docteur Cruzillat était celle qui s’approchait le plus de la vérité. Il racontait de bouche à oreille, en grand mystère, que Julien était épris de Cécile, mais que la jeune fille et sa mère le tenaient à distance, ne pouvant se résoudre à une alliance aussi médiocre au point de vue de la fortune, elles qui pendant des années avaient espéré jouir d’une grande aisance après la mort du vieil oncle de Sennecey. La tristesse des dames Maudhuy trahissait leur désappointement à cet égard ; mais elles n’avaient pas la sagesse de baisser leurs visées, et si elles ne se ravisaient, Cécile vieillirait fille et sa mère succomberait peu à peu à cette maladie noire qu’elle affublait du nom de gastrite nerveuse et à laquelle le docteur donnait le nom peu médical d’héritage manqué.

Il avait percé quelque chose dans Sennecey du Wéchet inexplicable constaté dans l’actif de la succession Maudhuy, et les commentaires s’étaient exercés aussi sur ce point. L’opinion générale était que le neveu d’Amérique, contrairement aux traditions reçues, avait bénéficié de ces capitaux dont nulle trace ne s’était trouvée dans les papiers du défunt, mais à l’existence desquels le plus simple calcul de l’avoir et des dépenses de feu M. Maudhuy faisait croire. Le notaire assurait bien que son gendre n’avait rien reçu en dehors de son legs ostensible, mais quel beau-père eût répondu autrement ? Les recherches opérées par Charles dans la maison avaient été sues et l’opinion publique, peu favorable à ce Parisien gourmé, s’était malignement réjouie de l’insuccès de ses fouilles. Mais on blâmait le vieux M. Maudhuy d’avoir disposé de ses économies en faveur de son autre neveu, au lieu de les léguer à sa nièce. D’autres répliquaient que l’oncle comptait marier Carloman et Cécile et que cette précaution de donner ces capitaux à celui-ci plutôt qu’à celle-là provenait de la crainte, souvent exprimée par lui, que ses économies ne se fondissent en quelques coups de bourse dans les mains du frère de Cécile. Mais puisque l’Américain avait préféré Reine Limet à sa cousine, il aurait dû restituer à celle-ci ce don conditionnel de leur mariage. Et les bonnes langues de Sennecey daubaient sur l’étranger.

Aucun de ces propos n’arrivait aux oreilles des intéressés qui auraient pu réfuter quelques-unes de ces assertions. Le seul événement de l’hiver pour les dames Maudhuy fut le rapport que leur fit M. Limet de la situation de Charles. Le notaire venait de faire à Paris un court voyage nécessité par les intérêts commerciaux de son gendre.

— Votre fils, dit-il à Mme Maudhuy, est en passe de devenir, non pas millionnaire — il a bien ri de cette humble qualification qui m’a échappé devant son luxe — mais riche à millions. Son appartement de garçon est établi tout à fait à la grande, avec tapis dès l’antichambre qui est meublée d’un valet habillé comme un ministre. Mes yeux papillotaient devant tout ce que j’ai vu chez lui de tableaux et autres bibelots coûteux, sans parler des tentures et des meubles de haute fantaisie. Et, s’il vous plaît, son coupé l’attendait à la porte.

— Mais il se ruine, dit Mme Maudhuy. Sa part d’héritage ne suffira pas à lui faire longtemps mener ce train-là.

— Je vous avoue, Madame, que cette impression a été la mienne d’abord, mais votre fils m’a détrompé au cours du déjeuner qu’il m’a offert au café de Paris. Oh ! c’est un habile gaillard que Charles ; il m’a expliqué les mystères de la hausse et de la baisse qui décuplent ses capitaux de mois en mois. tout cela était clair au moment où il me le démontrait ; mais ne me demandez pas le fin mot de ces sorcelleries de bourse ; je suis retombé dans mon ignorance première après avoir quitté votre fils. En résumé, contentez-vous de savoir qu’il gagne des sommes folles, et que telle liquidation de quinzaine lui vaut un coup de filet de cent mille francs.

— Vous a-t-il parlé de nous ? demanda Mme Maudhuy.

— Sans doute, Madame, sans doute, répondit le notaire en raffermissant sa voix pour donner plus de poids à son affirmation, Je lui ai dit que vous êtes bien seules ici, et toujours un peu tristes.

— Eh bien ?

M. Limet ne pouvait apprendre à cette mère affligée que Charles avait laissé tomber ce sujet sans trouver un mot du cœur pour les siens, et qu’il en était revenu à faire piaffer sa vanité d’homme d’argent. Le notaire paya d’une banalité plus consolante la sollicitude de la mère délaissée et répondit à ses questions sur la santé de Charles :

— Oh ! il se porte bien, en homme à qui tout réussit. Il se plaint seulement de fortes migraines qu’il attribue à la tension d’esprit qu’exige le jeu de bourse tel qu’il le pratique. Passer sa vie dans une alternative de gain ou de perte énorme, porte en effet sur les nerfs, et je perdrais le sommeil pour ma part, à cette chance perpétuelle de quitte ou double. Mais je ne suis qu’un bonhomme, moi, qu’un notaire de petite bourgade, et ce que je ne pourrais supporter est l’atmosphère naturelle de votre fils. Je m’explique pourtant qu’il faille pour contrepoids à de telles chances de bascule ces distractions parisiennes qui portent à la tête à la manière des parfums trop forts, qui étourdissent la sensation intense des risques à courir.

Ces nouvelles inspiraient à Mme Maudhuy le désir d’aller à Paris tenter de réveiller chez son fils le sentiment de la famille ; Cécile lui disait que c’était aller chercher un nouveau chagrin. Charles avait trop longtemps aspiré à la vie qu’il menait pour se restreindre à de plus modestes horizons. Toutes leurs causeries sur ce sujet aboutissaient à cette exclamation de Mme Maudhuy :

— Ah ! nous devons notre malheur à cet héritage que je maudis cent fois le jour.

Cécile ne s’associait pas à cette réprobation ; malgré tout, elle était reconnaissante à son oncle de l’humble lot qu’il lui avait légué et à mesure que le printemps faisait reverdir le jardin, les premières fleurs étaient portées en tribut par elle dans la chapelle du caveau où reposaient côte à côte son oncle et son père.

Ce désir de revoir Charles devint une telle obsession pour l’esprit de Mme Maudhuy qu’elle finit par en perdre l’appétit et le sommeil.

— Madame, lui disait le docteur Cruzillat, il faut contenter votre sollicitude maternelle, sous peine d’une vraie maladie de langueur. Un changement d’air fera du bien aussi à Mlle Cécile qui se morfond dans un sérieux peu séant à son âge.

Mais Cécile répugnait à retourner à Paris, même pour peu de temps ; elle s’était donné de ces devoirs qui sont pour les âmes souffrantes un dérivatif à leurs peines, et de ces menus goûts qui essaient de tenir lieu du bonheur manqué : elle visitait les malades, donnait des leçons de lecture et de couture aux fillettes pauvres, et se livrait à la culture des fleurs.

À son âge elle pouvait rester seule avec la vieille Nannette dans sa maison où elle ne recevrait d’autre visite que celle de Mme Limet pendant la huitaine que sa mère comptait consacrer à son voyage. Une objection tirée de l’hospitalité que Mme Maudhuy allait recevoir dans la famille Langeron aidait la jeune fille à l’adoption de son plan.

Les Langeron n’avaient qu’une chambre d’amis, et bien qu’ils priassent depuis longtemps Mme Maudhuy et Cécile de venir passer un mois chez eux il ne fallait pas abuser de leurs offres au point d’accepter, comme Mme Langeron le proposait, qu’une de ses filles allât loger chez sa grand’mère pour donner une seconde chambre à Cécile.

Cécile l’emporta. Mme Maudhuy partit seule. Le lendemain, la jeune fille était assise sous la charmille et s’occupait à coudre une layette pour une femme de Beaumont dénuée de ressources, lorsqu’elle vit venir à elle Mme Trassey par l’allée du parterre. Sachant sa jeune maîtresse au jardin, Nannette avait laissé entrer cette visiteuse inattendue.

Cécile lui fit bon accueil ; elle devait cet hommage à la mémoire de son oncle et il ne lui coûtait aucun effort, Mme Trassey lui inspirant une estime respectueuse. Mais après un entretien où la cordialité était égale des deux parts, la visiteuse se mit à faire l’éloge de son fils. Cécile écouta d’abord en silence, et finit par interrompre Mme Trassey en lui demandant son avis sur la coupe d’un petit bonnet.

Mme Trassey retailla l’étoffe avec une sûreté de main qui attestait sa compétence, mais elle ne voulut pas comprendre le sens de cet incident, car après avoir rassemblé sous la morsure d’une épingle les trois pièces rectifiées du bonnet, elle dit à Cécile :

— Qu’avez-vous contre mon fils ? Oh ! vous pouvez me le confier, et je vous en prie en grâce. Pour que vous, qui êtes l’aménité même, vous l’ayiez traité si durement, il faut qu’il soit coupable, à son insu, d’un tort grave à votre égard. Mais vous êtes trop équitable pour laisser un pauvre garçon sous le coup d’une condamnation dont il ignore les motifs. Que vous a-t-il fait ? De quoi doit-il se justifier ?

Cécile se serait volontiers jetée dans les bras de Mme Trassey pour la remercier de cette ouverture. Puisque Julien ne craignait pas de provoquer un éclaircissement, c’est qu’il y avait une explication valable au larcin des deux in-folio. Mais la jeune fille se contint pour répondre avec froideur :

— Si M. Trassey peut m’apprendre ce qu’est devenu le dictionnaire de Chomel que j’ai encore vu dans la chambre de mon oncle la nuit de sa dernière veillée mortuaire, je suis prête à lui demander pardon de la méchante humeur que je lui ai manifestée.

— Un dictionnaire ! fit Mme Trassey dont les yeux s’arrondissaient de surprise.

Évidemment, elle ignorait tout et s’était attendue à tout autre chose qu’à cette révélation portant sur un objet aussi peu important.

— Oui, Madame, un dictionnaire qui m’appartient comme le prouve ma signature au revers blanc de la garde du premier volume.

— Et c’est à la disparition de ce dictionnaire que tient votre antipathie contre mon fils ? En vérité, je ne comprends pas ! dit Mme Trassey.

— Ne cherchez pas à comprendre, reprit Cécile qui eut compassion de cette mère à qui elle ne voulait pas infliger la honte de savoir son fils coupable d’une bassesse. M. Trassey saura, lui, de quoi il s’agit entre nous.

— Écoutez, il est au petit logis qui m’attend dans l’anxiété. J’y vais et je reviens à l’instant vous apporter sa justification. Ah ! jeunes têtes, c’est donc à propos d’une insignifiance, de quelque querelle de mots que vous vous boudez contre vous-mêmes !

Mme Trassey avait pris le bras de Cécile qu’elle serrait contre sa poitrine en revenant vers la maison ; elle entraînait la jeune fille de son pas vif qui avait hâte de courir à la réconciliation pressentie. Son dernier mot, contre lequel Cécile n’aurait pas osé protester, retentissait encore aux oreilles de la jeune fille ; elle ne voulait pas regarder Mme Trassey ; elle sentait assez peser sur elle ce doux sourire maternel qui se croyait sûr de se communiquer.

Ce ne fut pas un moment, mais près d’une heure que dura le séjour de Mme Trassey au petit logis. Cécile qui l’avait attendue d’abord dans le vestibule, avait ensuite erré par le salon, puis ne sachant s’y tenir en place, elle était entrée dans la chambre du rez-de-chaussée afin de chercher dans la vue du portrait de l’oncle Carloman un soulagement à cette lutte qui lui déchirait le cœur.

Ce portrait dont les yeux la regardaient avait une expression sévère. L’oncle Carloman semblait demander compte à Cécile de tant de cruauté envers son filleul, et la jeune fille doutait de son droit à maltraiter Julien, lorsque Mme Trassey entra les yeux rouges et baissés, le teint plus pale que de coutume.

Cécile qui accourait vers elle en entendant s’ouvrir la porte, s’arrêta en chemin.

— Mademoiselle, dit Mme Trassey, mon fils a le regret de ne pouvoir vous renseigner au sujet de ce livre.

Cécile retrouva l’amertume de ses soupçons pour répondre aussitôt :

— M. Trassey insiste-t-il encore pour savoir à quoi tient mon… antipathie contre lui ?

— Non, reprit la mère, mais devant le portrait de cet homme de bien que vous regardiez là, et dont la mémoire est un culte pour nous, je vous atteste, Mademoiselle, que vous êtes injuste envers Julien. Ah ! j’en dis trop et plus que mon fils ne le veut. Je serai désormais aussi fière que lui et nous ne vous importunerons plus.

Une crainte saisit Cécile, la crainte de voir Mme Trassey quitter le petit logis. Elle ne voulait pas que cette digne femme abandonnât cet asile en lui laissant, à elle, l’odieux de l’en avoir chassée. Elle prit les deux mains de Mme Trassey et ne retenant plus ses larmes, elle lui dit :

— Mais vous resterez au petit logis, Madame ? Je n’aurais plus un moment de paix intérieure si vous le quittiez. Je croirais avoir manqué à la mémoire de mon oncle. J’en garderais un vrai remords. Oh ! je vous en supplie, ne vous en allez pas.

Elles pleurèrent ensemble, sans pouvoir échanger d’autre explication ; seulement Mme Trassey levait de temps à autre ses yeux brillants de larmes vers le portrait de l’oncle Carloman et murmurait tout bas :

— Pauvre monsieur Maudhuy, si vous aviez pu prévoir…