Librairie Bloud et Barral (p. 302-313).


XXV

Il fallut à Mme Maudhuy un pénible apprentissage pour se faire à sa nouvelle vie ; elle y portait la préoccupation de ce que pouvait faire Charles tout seul à Paris, et aussi les regrets amers de leur ancienne existence en famille. Par contre, Cécile montrait une égalité d’humeur qui acceptait sans plainte jusqu’aux réels inconvénients de leur situation mesquine. Mais ce calme n’était que l’apathie du désenchantement.

Dans cette maison silencieuse, les seuls événements étaient l’arrivée des lettres de Paris et de Chicago. Les premières, rares et brèves quand elles étaient de la main de Charles, apportaient un souvenir arraché au Parisien par plusieurs lettres de sa mère exprimant une gradation de tendres inquiétudes au sujet de la prolongation de son silence. Si Mme Maudhuy n’avait appris, par des communications dues à des correspondants amis, que Charles s’était installé rue Laffitte, jouait à la Bourse et passait pour y gagner beaucoup d’argent, elle aurait tout ignoré de son fils dont les billets ne lui apprenaient rien.

Quant aux lettres de Chicago, elles apportaient aux recluses de vives narrations écrites par Reine avec une verve jaillissant de source, et chargées de détails dont M. et Mme Limet étaient avides jusqu’à les venir chercher à la maison Maudhuy. Ils n’avaient pas assez des lettres que leur fille leur adressait, il leur fallait encore ces nouveaux témoignages de son bonheur pour qu’ils se consolassent de l’avoir mariée si vite et si loin.

— Elle vous avait affirmé qu’elle ne ferait pas de confitures à Sennecey, dit Cécile à Mme Limet, un soir de février que celle-ci était venue savourer la lecture d’une lettre de Reine.

Mme Limet fit un signe à Mme Maudhuy qui tricotait au coin du feu et qui répondit par un signe d’assentiment.

— Et vous, mademoiselle Cécile, continua la femme du notaire, vous vous résignez donc à ce qui était le cauchemar de ma fille ? Vous ne vous ennuyez pas à Sennecey ?

— J’y suis auprès de ma mère, Madame, répondit Cécile avec cette douce gravité qui, peu à peu, avait remplacé dans son attitude et jusque dans le son de sa voix la grâce légère de la jeune fille.

Cécile était femme désormais, après la crise morale qu’elle avait traversée. Elle y avait cruellement fait le décompte de ce que valent les sentiments humains et apprécié le bas alliage qu’y apportent les intérêts matériels. Elle y avait perdu des illusions et gagné cette sainte haine de l’égoïsme et de la cupidité qui est la seule vengeance des âmes nobles contre les déceptions qu’on leur a infligées. Elle détestait l’argent et les lâchetés qu’il fait commettre, et trouvait que, par trop s’aimer, l’égoïste agit contre son propre bonheur ; mais si elle allait jusqu’à l’indignation contre ces vices, elle s’abstenait de condamner ceux qui en étaient atteints. Ne devait-on pas les plaindre plutôt ? et la pitié envers des êtres diminués de leur valeur morale par de telles vilenies n’est-elle pas plus juste que le mépris ?

Cécile plaignait donc son frère d’avoir secoué ce joug si doux de la tendresse maternelle pour se livrer sans contrôle et sans charges de famille à ces plaisirs dont la médiocrité de sa fortune l’avait longtemps sevré ; elle avait aussi de la commisération pour Albert Develt qui faisait de son mariage une question de chiffres ; enfin il n’était pas jusqu’à Julien Trassey pour lequel la jeune fille n’éprouvât de la pitié ; mais c’était par un effort sur elle-même qu’elle s’arrêtait à ce sentiment à son égard. Elle avait peine à pardonner à Julien l’illusion qu’il lui avait faite d’un caractère supérieur. Pourtant son indignation première s’était apaisée peu à peu et tout en considérant comme à jamais rompu entre elle et ce jeune homme ce lien délicat qu’y avait noué leur intimité fraternelle auprès de l’oncle Carloman, elle avait tâché de s’ôter de l’âme ce poids accablant de la rancune ; elle avait même cherché des raisons valables à cette intrusion nocturne dont le hasard l’avait rendue témoin.

Dans leur dernière entrevue, au musée du petit logis, Julien avait hésité à lui confier quelque chose. Elle l’avait arrêté, croyant comprendre à l’effort du jeune homme pour surmonter sa timidité, devinant à sa pâleur, à l’émotion de sa voix qu’il s’enhardissait jusqu’à un aveu, pour lequel il s’autorisait de l’assentiment de son parrain. Mais si Cécile s’était trompée ? Si Julien avait hésité simplement à lui emprunter ces deux volumes de Chomel ?…

Non, Cécile avait beau s’ingénier à trouver un rapport entre ces deux faits : il n’y en avait pas. Aux derniers moments de sa vie, l’oncle Carloman n’avait pu recommander à son filleul une chose aussi insignifiante que l’emprunt d’un dictionnaire, et l’eût-il fait, c’était une demande si aisée à adresser à l’héritière qu’il n’y avait pas à hésiter pour la formuler… En s’emparant de ces deux bouquins, Julien avait obéi à cette manie de collectionneur qui s’approprie ce qu’elle convoite. Lors de cette visite au petit logis, n’avait-il pas dit à Cécile que sauf le fonds de curiosités acquis par lui en bloc en même temps que les nouveaux meubles de la maison Maudhuy, le reste de sa collection ne lui avait presque rien coûté ? Il l’avait obtenu par voie d’échange, parfois même en demandant à des gens peu soucieux des objets antiques en leur possession de vouloir bien les lui céder. Cette dernière fois, il s’était dispensé de cette unique cérémonie. Il avait dans sa bibliothèque deux in-folio de plus ; mais il les avait payés trop cher en les acquérant au prix du dédain de Cécile, s’il était vrai qu’il fût triste et souffrant depuis le commencement de l’hiver, comme Mme Limet le disait parfois à Mme Maudhuy.

Cécile n’avait pas mis à exécution son projet d’isoler le petit logis par la construction d’un mur mitoyen ; ce n’avait pas été sans un grand regret de ne pouvoir exprimer ainsi par une image visible la séparation accomplie entre elle et les Trassey. Elle avait dû céder aux représentations du notaire que Mme Maudhuy avait appelé à juger si les droits de propriété de sa fille s’étendaient jusqu’à changer l’état actuel des lieux par l’édification d’un mur.

— Mlle Cécile a ce droit sans conteste, avait répondu M. Limet ; pourtant cette manifestation serait d’une telle malveillance à l’égard des Trassey que je crois pouvoir assurer que ce serait le signal de leur départ. Ils m’ont dit souvent qu’ils renonceraient à la jouissance du petit logis s’ils pensaient y être supportés avec ennui. Or, ces braves gens n’ont pas mérité cet affront, à mon sens.

Mme Maudhuy s’était associée à cette manière de voir, et Cécile même avait trouvé cruel de chasser Mme Trassey. Mais les convenances admettant qu’on ne laissât pas subsister de communications intérieures entre les deux habitations, un treillage haut de trois mètres avait été dressé devant la haie d’églantiers, et le lierre planté au pied devant mettre des années à le tapisser du bas en haut, Cécile avait fait poser au-devant un rideau d’assez grands troënes. Sans faire d’affront aux Trassey, l’on était chez soi désormais.

Unique confidente des ennuis de Mme Maudhuy, Mme Limet aurait souhaité que la solitude de la mère et de la fille fût animée par de petites réceptions du soir semblables à celles d’autrefois, et ces gestes qu’elles échangeaient avaient trait à ce projet convenu entre elles et qu’il s’agissait de faire adopter par Cécile.

— Nous sommes, dit la femme du notaire, quatre ou cinq familles à Sennecey qui reprendrions volontiers ici le cours des soirées intimes inaugurées pendant la convalescence de M. Maudhuy. Votre retraite absolue est insoutenable. Mme votre mère, Cécile, dépérit à se creuser le cœur dans son idée fixe de regrets parisiens ; vous-même, vous ne ressemblez plus à ce que vous étiez autrefois. Vous ne portez pas seulement le deuil sur vos vêtements, vous l’avez sur le visage. Il faut vous arracher à vous-même, vous distraire, et que voulez-vous que nous vous offrions à cet effet, nous autres gens de Sennecey, si ce n’est notre compagnie ? Si elle n’est pas brillante, elle aura au moins le mérite de rompre votre long tête-à-tête.

— Mais, Madame, vos visites nous font le plus grand plaisir, répondit Cécile. Le mariage de Reine avec mon cousin établit entre nous une quasi-parenté à laquelle j’attribue votre intérêt pour moi, dont je vous suis reconnaissante.

— Voilà comment elle est devenue, dit Mme Maudhuy en hochant la tête. Vous n’obtiendrez pas d’elle une réponse précise, elle esquivera vos instances par un beau compliment.

— Mère, dit la jeune fille, en s’asseyant aux pieds de Mme Maudhuy, notre tête-à-tête te fatigue ? Je ne te suffis pas ?… Mais pourquoi n’ouvres-tu pas en ce cas ta maison aux personnes qu’il te serait agréable de recevoir ?

— Cette maison t’appartient, ma fille, répondit Mme Maudhuy avec l’amertume d’un cœur maternel blessé. Je ne veux pas m’exposer à t’entendre me le rappeler. Ton frère m’a prouvé que les droits d’une mère ne sont pas imprescriptibles.

— Ah ! mère, s’écria la jeune fille qui entoura de ses bras les épaules de Mme Maudhuy, par quoi ai-je pu mériter ce doute de mon respect ? Cette maison est la tienne et je n’y réclame pour moi que le droit de t’obéir.

Mme Limet partit, toute fière de sa victoire obtenue, et le lendemain soir vers huit heures, le salon Maudhuy offrait l’animation des anciens jours. Une douzaine de personnes y étaient rassemblées et la nouveauté de se retrouver là était si grande que les compliments sur ce sujet n’étaient pas encore épuisés quand la porte du salon s’ouvrit pour laisser entrer Mme Trassey au bras de son fils.

On les avait donc invités ? Ah ! pourquoi Cécile ne l’avait-elle pas prévu ? Pourquoi une délicate pudeur l’avait-elle empêchée de révéler à sa mère le larcin dont cet homme s’était rendu coupable ? Justement Mme Maudhuy serrait les deux mains de Mme Trassey et s’excusait de ne l’avoir pas prévenue dans sa visite. Si Mme Trassey n’eût pas été la mère de Julien, Cécile aurait renchéri sur ces témoignages d’estime ; elle avait vu à l’œuvre le dévouement de cette digne femme et apprécié son mérite modeste ; mais comment honorer Mme Trassey sans favoriser son fils ? Il était là qui s’autorisait de ce bon accueil pour regarder la jeune fille avec une expression qui la choquait, et dans les quelques mots par lesquels il l’aborda, Cécile trouva un grief du même genre. Il se figurait donc que l’observance rigoureuse du deuil avait seule interrompu leurs relations, et il croyait pouvoir reprendre le ton d’autrefois en l’accentuant d’une émotion que sa réserve avait su mieux dissimuler jadis… Ah ! Cécile saurait arrêter ces démonstrations qui déjà crispaient d’un malin sourire les lèvres de M. Cruzillat et lui faisaient cligner de l’œil en frôlant le coude du notaire.

Entravée par la politesse obligée d’une maîtresse de maison, la froideur de Cécile n’était sans doute pas assez significative pour Julien, car il resta près d’elle pendant la plus grande partie de la soirée, la suivant quand elle changeait de place, non pas avec une hâte trop affichée, mais après une série d’arrêts et de bouts de causerie dans les groupes qui les séparaient. Cette instance animait peu à peu Cécile et lui inspirait cette colère farouche qui porte les jeunes âmes aux résolutions extrêmes. Elle n’avait qu’une pensée : chasser cet homme de sa maison. Mais comment y réussir sans esclandre, et surtout sans que rien de cet éclat ne retombât sur Mme Trassey ?… Non, elle supporterait pas plus longtemps la présence de Julien qui lui était un supplice.

On priait Cécile de faire un peu de musique. Elle ne pouvait s’excuser sur son deuil déjà ancien de plusieurs mois, puisqu’on savait à Sennecey que la musique était la distraction des soirées solitaires que la mère et la fille avaient passées jusque-là. Quand Cécile eut cédé à la prière générale, elle retrouva près du piano l’inévitable Julien qui n’avait pas négligé ce nouveau moyen de se rapprocher d’elle : il allumait les bougies et dressait le pupitre. La jeune fille lui dit, d’un filet de voix passant entre ses dents serrées :

— C’est encore vous, Monsieur !

Il était resté debout, accoudé à l’angle du piano. Quand elle releva la tête après un prélude orageux, son regard plongea dans les grands yeux bleus de Julien, tout grands ouverts, et où flottait une expression de surprise et de doux reproche.

Mais Julien n’était plus l’homme d’autrefois, dont la timidité enchaînait les expansions. Se voyant bravé, menacé par l’œil noir de Cécile dont la caresse veloutée avait fait place à la dureté fulgurante du jais, il se pencha vers elle et lui dit tout bas :

— Nous étions meilleurs amis l’été dernier, Mademoiselle. Pourquoi ce changement ? Suis-je indiscret en vous demandant s’il vous est imposé ?

Avant d’ouvrir son cahier de musique, Cécile tourna la tête en arrière afin de s’assurer de la sécurité de leur tête-à-tête, puis elle répondit à Julien :

— Veuillez vous rapprocher pour tourner mes pages. Nous nous expliquerons plus aisément.

Ce fut ainsi, elle jouant à grand renfort de pédales un morceau à effet qui partait de lui-même sous ses doigts, lui, debout à sa droite, assez près d’elle pour frôler ses vêtements, qu’ils échangèrent un dialogue aussi incisif qu’un duel. Mais c’était un duel où un seul adversaire frappait ; où l’autre, sans même se défendre, recevait tous les coups.

Cécile débuta par cette réponse à la question de Julien :

— Je suis majeure, Monsieur, et personne ne m’impose plus rien. Ma mère a la bonne volonté de me livrer à mon propre discernement.

— Que vous ai-je donc fait ?

— À moi ?

Ce mot de Cécile fut lancé sur un point d’orgue qui l’accentua comme un cri de fière négation. Ce simple mot annulait tout le passé de muette entente de leurs deux cœurs, et comme si Cécile n’avait pas trouvé suffisant le dédain de cette exclamation, elle ajouta dès que ses mains eurent recommencé à courir sur le clavier en triolets sonores :

— À moi ? Je n’ai pas à vous l’apprendre si vous ne vous en doutez pas vous-même. D’ailleurs on prétend que la sympathie ne s’explique pas. Il doit en être de même de son… contraire.

— Comment faut-il comprendre ceci ? demanda Julien qui, tout en tournant une page de musique, tenta de joindre à la supplication douloureuse de cette question celle de son regard ; mais la jeune fille broyait le clavier de ses mains nerveuses dont le mouvement enfonçait les touches par envolées rapides, et elle tenait sa tête baissée.

— Il n’y a pas deux façons de le comprendre, répliqua-t-elle.

— Ainsi… – Il hésita une minute avant de prononcer lui même son arrêt — ainsi je vous suis antipathique ?

Cette fois, elle brava son regard, et à demi-tournée vers lui, le toisant de bas en haut avec dédain, elle répondit :

— Au delà de toute expression.

Ah ! comme elle le faisait souffrir ! Mais ce n’était pas sans souffrir elle-même.

Il avait reculé d’un pas en recevant cet aveu cruel et sa main droite qui tenait le coin de la feuille de musique, y creusait une empreinte en faisant saillir par un tremblement involontaire le milieu de la page ; ce fut d’une voix éteinte qu’il murmura :

— C’est m’apprendre que j’ai eu tort de venir ce soir. Vous ne serez plus importunée de mes assiduités, Mademoiselle, et malgré votre rigueur, je vous sais gré de cette franchise. Elle prouve quelque estime de mon caractère.

Que ces derniers mots arrivaient mal, juste au moment où, navrée de sa propre dureté, Cécile sentait faiblir sa résolution ; mais elle la retrouva tout entière, se rappela qu’elle n’avait exécuté que la moitié de son projet et reprit ainsi :

— Puisque vous me reconnaissez le droit d’être franche, j’ajoute que je serais désolée si Mme Trassey cessait de voir ma mère et moi.

— Ainsi, votre antipathie m’est absolument personnelle ? dit Julien qui rattachait ce traitement cruel à quelque prévention suggérée à la jeune fille contre sa mère et lui.

— Monsieur, ne m’obligez pas à répéter des vérités désagréables. Vous ne serez pas privé en n’accompagnant pas Mme Trassey quand elle viendra le soir. Ici même autrefois vous demandiez aux livres votre plaisir de la soirée ; vous ne vous ennuierez pas de les lire chez vous, ces chers livres.

Ce dernier mot expira sur les lèvres de Cécile avec la tenue de l’accord final.