Librairie Bloud et Barral (p. 294-301).


XXIV

Les jours suivants, les choses prirent un tour singulier. Carloman et Cécile avaient de longs entretiens que Charles n’interrompait point, les trouvant d’un favorable augure. Reine Linet venait chaque après-midi, et si le temps permettait une promenade, les trois jeunes gens sortaient, prenant pour but de leur excursion, soit une des fermes dont Carloman avait hérité, soit l’un des nombreux points de vue qui embellissent les environs de Sennecey. Mme Maudhuy était trop petite marcheuse pour être de ces promenades ; mais la présence de Reine suffisait aux convenances. Cécile retenait son amie à dîner presque chaque soir, et M. Limet venait chercher sa fille vers neuf heures, mais ne prenait congé qu’après avoir fait des frais d’amabilité pour tout le monde et spécialement pour l’Américain. Cette face hilare du notaire n’avait jamais été aussi épanouie que dans ses étonnements, ses admirations au cours des récits que Carloman se plaisait à lui faire sur les choses du Nouveau-Monde. Tous deux s’abordaient avec empressement, semblaient se quitter à regret et se prodiguaient des poignées de main énergiques.

Mme Maudhuy s’était excusée sur son deuil de ne pouvoir accepter ni pour elle ni pour ses enfants les invitations à dîner que M. Limet lui renouvelait avec instances, de semaine en semaine ; moins méticuleux en fait d’étiquette, Carloman n’infligeait pas à son nouvel ami la mortification d’un refus. Il dînait un soir, pour la troisième fois, chez le notaire, lorsque Charles, inquiet de certains symptômes, voulut avoir le cœur net de ses craintes et apprendre de la bouche même de sa sœur où en était l’affaire de son mariage.

— J’ai hâte de m’installer à Paris, dit-il, et comme je sais que les affaires de mon cousin le rappellent, à bref délai, en Amérique, il faut conclure sans tarder. N’est-ce pas aussi l’avis de ma mère ?

Sans être initiée au mot de la situation, elle avait mieux compris que son fils pourquoi Cécile avait pris avec son cousin cette familiarité que donne une affection fraternelle admise aux plus intimes confidences ; mais elle était loin de penser que sa fille eût prié Carloman de lui épargner, de la part des siens, des instances pénibles et l’eût adjuré de renoncer de lui-même au mariage projeté, en lui promettant en retour son amitié reconnaissante. Mme Maudhuy accusait la coquetterie de Reine Limet de tourner la tête à son neveu, et n’eût été la crainte de jeter un mauvais levain dans la sérénité de sa fille, elle eût mis Cécile en garde contre les roueries de son amie. Mme Maudhuy se promettait un plus heureux succès d’une explication avec Carloman, qu’elle connaissait assez pour le savoir esclave d’un engagement pris, et assez ferme de caractère pour s’affranchir d’une distraction déplacée dès qu’on lui en aurait signalé le péril.

— Voilà tout ce que vous trouvez à me répondre, dit Charles à sa mère. Vous soupirez et Cécile rit. Que dois-je augurer de signes aussi contradictoires ?

— Rien de bon, dit Mme Maudhuy, qui fut obligée d’exposer la situation telle qu’elle la voyait se dessiner depuis quelque temps.

— Et voilà ce qui amuse Cécile ! dit Charles irrité. Elle se refuse au mariage que son oncle a préparé pour elle et en faveur duquel il a sans doute fait don à Carloman de cet argent que j’ai inutilement cherché ici. Il avait beau jeu à se moquer de moi, mon cousin, quand il m’a trouvé fouillant les meubles. Il savait à quoi s’en tenir sur le sort de cette réserve de capitaux qui lui a été donnée de la main à la main dans les deux jours qu’il a passés ici avant de venir nous chercher à Paris.

— Ce n’est là qu’une supposition, dit Mme Maudhuy. L’idée de cet argent caché a fait ton tourment, et plutôt que d’avouer que tu t’étais trompé en croyant à son existence, tu préfères en attribuer la possession à ton cousin. Crois-moi, ce trésor, c’est un rêve que tu as fait.

— Je suis sûr que non, et la preuve que Carloman en a été nanti, c’est qu’il ne vend aucune de ses terres et qu’il en laisse la régie à Julien Trassey. Quand je lui ai demandé pourquoi il se résignait aux maigres revenus d’un bien-fonds aussi considérable, il m’a répondu : « J’ai promis à mon oncle, sous certaines conditions, de garder cinq ans les terres qu’il me laisserait, et de ne m’en défaire qu’après ce terme expiré… » Mais c’est là une défaite. Pourquoi ce délai de cinq ans ? et quelles ont été ces conditions secrètes ? Carloman ne raconte que ce qu’il veut et je ne suis pas tenu de le croire à la lettre. S’il laisse dormir un tel capital, c’est qu’il emporte en Amérique des valeurs au moins équivalentes qui ne lui ont été données qu’en faveur de son mariage avec Cécile. Comment expliquer autrement la part illusoire de ma sœur dans le testament ?

Après s’être longtemps appesanti sur ces considérations pécuniaires, Charles en revint à ses questions au sujet du futur mariage. L’avait-on décidé ? Pouvait-on en fixer la date ? Il avait hâte, quant à lui, de quitter ce trou de Sennecey.

Cécile s’arma de courage et dit à son frère :

— Le mariage est avancé en effet, et si je ne me trompe, c’est en ce moment que l’on convient du jour de la cérémonie. Je l’apprendrai tout à l’heure, et des premières, en ma qualité de demoiselle d’honneur.

— Ah ! c’est Reine Limet qui est la fiancée ! s’écria Charles. Je n’avais pas voulu en croire ce bavard de docteur, et tu m’apprends cette nouvelle d’un air triomphant ; décidément, tu veux rester vieille fille ?

— Charles, ceci me regarde.

— Tu cours aux extrêmes, mon fils, dit Mme Maudhuy qui voulait à la fois apaiser le débat et maintenir son droit au retour à Paris. Ce n’est pas la faute de Cécile si son cousin a la tête légère et si les circonstances ont amené ici cette petite rouée de Reine Limet. Je te certifie que ta sœur s’est montrée fort aimable avec Carloman. Mais notre dignité exige que nous approuvions ce mariage sans paraître déçus pour notre compte. Si Cécile a manqué cet établissement, ce n’est pas une raison pour qu’elle envisage sitôt la perspective d’un triste célibat. Dès que nous serons de retour à Paris, la première visite que nous recevrons sera sûrement celle de M. Develt. J’avoue que mes vœux étaient pour lui et non pour Carloman, malgré la parenté. Ton amitié me rend M. Develt plus cher, et Cécile finira par lui tenir compte de sa persévérance.

— Avec quelles lunettes bleues les femmes regardent-elles le monde ! s’écria Charles d’un ton d’âpre raillerie. Les mariages de Paris ne sont pas affaire de sentiment. Comment voulez-vous qu’Albert épouse Cécile maintenant qu’elle a pour tout bien cette bicoque et les intérêts de ses 25.000 fr. pour y subsister ? Albert est un garçon pratique. Il s’est montré persévérant, selon votre expression, tant qu’il a compté que Cécile serait dotée. Je ne lui en veux pas d’avoir changé ses visées depuis que le testament de mon oncle est ouvert, et qu’il sait que la part de Cécile est cette masure et un jardin où il ne pousse pas même des choux. Ne comptez plus sur Albert. Il s’est fait présenter chez un ancien marchand de comestibles qui est flatté de marier sa fille unique avec un haut employé de banque. Albert m’a loyalement écrit ces détails, et je dois être sous peu à Paris, car ce cher garçon compte sur moi pour être un de ses témoins. Il est d’ailleurs sans reproche à notre égard. C’est après avoir appris notre entente avec Carloman qu’il a fait la première démarche auprès de ce commerçant retiré. Vous voyez donc, ma mère, qu’il n’est plus temps de revenir à Paris pour tâcher de renouer avec mon ami. J’ajoute que vos revenus, vos trois mille francs d’une part, et de l’autre l’intérêt du petit capital de Cécile seraient presque de la gêne pour vous à Paris. Le plus sage de beaucoup est de rester ici où vous avez une maison tout installée et où la vie est moins chère. Afin de vous éviter l’ennui d’un voyage, je vous expédierai de notre ancien appartement les meubles et les objets auxquels vous pouvez tenir.

— Tu veux te séparer de ta mère et de ta sœur, Charles ! dit Mme Maudhuy, dont l’accent, le geste et la physionomie suppliaient le jeune homme de montrer moins de dureté.

— Il vient dans la vie un temps où les fils ont besoin de leur indépendance, continua Charles. J’ai vingt-sept ans. Tant que j’ai espéré caser ma sœur, vous établir auprès d’elle, j’ai pris en patience les inconvénients de mon peu de liberté. Mais Cécile prend à tâche de me mécontenter ; et puis la situation est changée, et je n’ai pas gagé de me sacrifier toute ma vie.

— Comme tu voudras, mon fils, murmura Mme Maudhuy. Mais je ne savais pas que nous t’eussions été à charge. C’est pour moi une douloureuse surprise.

— Bonsoir, reprit Charles qui trouvait bon de terminer là parce qu’il avait dit tout ce qui était nécessaire. Bonsoir, je partirai demain puisqu’il ne me reste plus rien à faire ici. Un dernier avis, Cécile ! Je me désintéresse de ton avenir, mais puisque tu as manqué deux mariages, le premier, excellent, le second, superbe, si tu ne veux pas coiffer sainte Catherine, je te conseille de prendre comme pis-aller l’ancien prétendant de Mlle Limet.

— Quelle idée tu as là, mon fils ! dit Mme Maudhuy.

— Julien Trassey aura le droit de trouver Cécile un peu pauvre pour lui, répliqua Charles ironiquement ; mais la gloriole d’épouser une Parisienne le fera passer par-dessus l’exiguïté de la dot : puis la maison Maudhuy doit garder son prestige pour les gens du petit logis, et maître Julien stationne plus souvent que de raison dans sa cour, occupé à regarder nos fenêtres. Enfin il est le régisseur de Carloman, et ce mariage permettrait à Cécile de picorer la succession puisqu’elle n’a pas su en engranger les deux tiers comme elle le pouvait. C’est une revanche à prendre, Cécile ; et après tout, je suis peut-être naïf de te l’indiquer. Il serait possible que tu eusses découragé ton cousin pour te garder à ce manant prétentieux. Un mouvement de sincérité, veux-tu ?

Il regardait sa sœur d’un air provoquant, Cécile se redressa sous l’aiguillon de cette raillerie.

— Je te remercie de ton conseil fraternel, lui dit-elle, mais j’aime mieux rester vieille fille que d’épouser M. Trassey. S’il regarde mes fenêtres, il ne me verra plus du moins dans mon jardin dont je veux garder la libre jouissance. Je ferai appeler des maçons demain pour jeter à bas la haie d’églantiers et construire un mur à la place.