Librairie Bloud et Barral (p. 282-293).


XXIII

Les formalités que nécessite l’entrée en possession d’un héritage occupèrent les deux cousins pendant les semaines suivantes. Charles faisait de fréquents voyages à Mâcon. Au retour, il profitait des heures de nuit ou des promenades de Carloman pour continuer cette recherche du trésor caché qui tournait chez lui à l’idée fixe. Après y avoir cru, Mme Maudhuy cessait d’en espérer la découverte. Charles avait fouillé partout, jusqu’au moindre recoin des caves et des greniers. Un soupçon le travaillait, qu’il n’osait communiquer à Cécile, il l’avait vue trop bien disposée en faveur des Trassey.

— L’oncle Carloman qui s’est dessaisi de son vivant d’une portion de son bien de peur qu’un legs à Julien ne fût contesté, est capable d’avoir donné à son filleul une grosse somme de la main à la main, disait-il à sa mère. Ou bien, pendant que Carloman venait nous chercher — ne pouvait-il pas envoyer un télégramme et rester à veiller sur nos intérêts ici ? — Julien aura emporté le magot dès qu’il a vu le malade assez bas pour ne pas comprendre ce qui se passait autour de lui.

Mme Maudhuy repoussait la première conjecture ; Le présent des Trafforts et de Lancharres ne dépassait pas le don qu’un vieillard riche peut faire à un étranger qui lui a été dévoué ; mais il y avait loin de cet acte de justice à la naïveté de se dépouiller d’un tiers de sa fortune de son vivant. Quant à la seconde supposition, on verrait par la suite si le train des Trassey s’augmentait hors de proportion avec leur fortune avouée ; mais quel recours aurait-on contre eux dans ce cas ?

Ces objections donnèrent à Charles l’idée de contrôler les livres de compte de la maison ; Cécile donna les registres sans difficulté ; mais, priée par sa mère d’aider à les relever, elle dut renoncer à cette tâche après s’y être essayée. Ces comptes étaient tous écrits de la main de Julien Trassey, et elle voulait oublier qu’il existât au monde un homme de ce nom.

Les relevés laborieusement faits n’avançèrent en rien l’enquête. Ils apprenaient en détail quelle somme annuelle rapportait chaque bien-fonds, mais ne donnaient aucune note sur l’emploi de ces sommes dont la plus grande partie se capitalisait dans la main de l’oncle Carloman. Quelques chiffres inscrits sur ses carnets de poche ne servaient qu’à embrouiller les personnes inhabiles à comprendre les signes abréviatifs qui les accompagnaient. Encore le dernier carnet, celui de ce mystérieux voyage à Paris, avait-il la moitié de ses feuillets arrachés.

Après s’être livré pendant huit jours sans succès à ce jeu de casse-tête chinois, Charles en était revenu à battre les murs, à piquer les dossiers des fauteuils avec de longues épingles d’acier, à chercher dans les meubles des tiroirs secrets. Ce fut au cours de cet exercice qu’il vint trouver Cécile en lui apportant un tiroir du meuble hollandais.

— Ah ! si j’étais sur la voie ! lui dit-il avec un accent âpre de convoitise. Ces petits dessins sur des bords de timbres-poste qui sont collés là derrière ce tiroir, c’est un rébus, n’est-ce pas ? Toi qui les devines si bien, que signifie ce grimoire ?

Cécile ne prit pas la peine de poser son ouvrage de crochet, elle jeta un regard indifférent sur le rébus et répondit en continuant de piquer ses points :

— Mon pauvre ami, tu ne seras pas plus avancé quand tu sauras que « l’alphabet doit être pris à rebours. » Voilà ce que signifie ce rébus, si rébus il y a. C’est plutôt une succession de dessins sans suite qui se sera collée là, car toute la phrase n’a pas de sens.

— Elle doit en avoir un et c’est peut-être la clé du mystère, dit Charles qui s’acharna à trouver un autre sens au rébus.

N’y parvenant pas, il tira tous les tiroirs du meuble ; et finit par le tourner entièrement pour examiner la face qui touchait le mur. Nulle part il ne trouva d’autres bords de timbres-poste illustrés.

— Ah ! çà, que déménagez-vous ici ? lui demanda Carloman qui entrait au salon.

— Il cherche, dit Cécile avec une compatissante ironie, ce qu’il ne trouvera pas.

— Et quoi donc ?

— Un trésor.

— Eh bien ! reprit Carloman tout en s’asseyant auprès de Cécile dont il mania l’ouvrage, j’ai été plus heureux que lui. Je l’ai trouvé, le trésor.

Charles tourna vers son cousin une figure qui exprimait une déception féroce, haineuse. Était-ce à cet Américain qui, de son propre aveu, avait déjà reçu des bienfaits de l’oncle Carloman, que devait aller cette réserve d’argent que Charles comptait prendre d’autorité pour faire sur une plus grande échelle ses spéculations de Bourse, car ce qui était à sa sœur lui appartenait bien, à lui !

— Mon cousin, vous avez mal aux nerfs, lui dit Carloman. Je ne puis pas m’expliquer d’une autre façon la grimace que vous me faites là.

Insensible à cet avertissement, Charles dont la voix était étranglée par une constriction subite de sa gorge, dit par poussées de mots qui s’enchevêtraient dans des balbutiements :

— Ainsi c’est vous… vous qui avez pris l’argent ! Il était à nous… rappelez-vous… sans inventaire… De la mauvaise foi, oui !… Et vous posez pour le désintéressement. C’est américain, cela !

— Ah ! çà ! mais vous devenez fou, fou, Dieu me pardonne ! s’écria Carloman. Qui vous parle d’argent ? Quelle pauvre tête vous avez, mon ami !… À propos d’une plaisanterie de votre sœur, je dis que je sais où est le trésor de la succession, et que je ferai mon possible pour l’acquérir. Est-ce que vous ne vous souvenez pas de notre conversation de ce matin ? Vous m’approuviez cependant.

— Ah ! oui, dit Charles en secouant sa tête pour en chasser l’idée dominante, je n’avais pas compris. Excusez-moi.

— C’est le désir de m’approprier ce trésor qui m’a fait venir en France, dit Carloman à Cécile. Mais vous ne m’écoutez pas, ma cousine, et si vous prenez votre physionomie distraite vous m’ôterez, comme plusieurs fois déjà, le courage de parler. Je suis malhabile à exprimer ce que je sens le mieux et ne sais pas trouver de ces phrases fleuries qui plaisent aux jeunes filles ; mais si vous consentiez à me confier votre vie, vous auriez en moi un compagnon d’existence loyal et dévoué.

Charles, dont les convenances particulières s’arrangeaient fort de ce projet, plaida la cause de son cousin, et avant que Cécile n’eût trouvé un mot à répondre, il sortit en disant qu’il allait chercher sa mère pour conclure cet accord de famille.

Cette promptitude à l’engager réveilla Cécile de cet engourdissement moral où elle languissait depuis deux semaines. Quoi ! la promettre à son cousin — car cette entente rapide prouvait qu’on était convenu de tout à son insu — la promettre avant de savoir si elle avait un cœur à donner en échange de celui qui s’offrait à elle et qui s’affirmait loyal et dévoué ! Elle estimait trop Carloman pour lui laisser prendre en retour un cœur flétri par la mésestime de ses propres entraînements. Mais cette raison secrète de son refus était la seule qu’il fût impossible d’exprimer, et dans ce tête-à-tête trop prolongé à son gré, elle ne put répondre aux instances de Carloman que par des objections tirées de leur deuil récent et de leur ignorance mutuelle des convenances de leurs caractères.

— Ma chère Cécile, lui dit Carloman, votre première objection tombe devant ce fait que notre mariage a été la dernière préoccupation de notre oncle. Il le bénira par-delà le tombeau, si Dieu accorde aux morts la grâce de savoir accomplis leurs vœux terrestres. Quant à votre seconde objection, elle m’embarrasse d’un côté seulement, car je ne puis pas vous chanter mes louanges. Je n’ai pas besoin de vous connaître davantage pour savoir que je puis vous confier mon bonheur. Tout ce que mon oncle m’a dit, tout ce que je vois de votre caractère réalise ce que je souhaitais dans ma femme. Mon passé, que je veux vous soumettre, se résume en peu de mots : j’ai travaillé à édifier mon nid de famille. Je n’ai ni perdu mon temps ni gâté ma jeunesse dans ces plaisirs malsains qui font qu’un homme arrive au mariage déjà blasé. Mon but, que l’oncle Carloman connaissait, était de conquérir une aisance qui me permît de me donner une compagne. Je la voulais Française ; une Française seule pouvait posséder le type de gai bon sens, de tendresse spirituelle que je rêvais… et que je trouve en vous, ma cousine.

Cécile hochait la tête à cette appréciation. Carloman la voyait telle qu’il la désirait, et non pas ce qu’une cruelle épreuve l’avait laissée en réalité. Il était loin, le temps où Cécile avait ressemblé au portrait que faisait d’elle son cousin. Belle insouciance de jeunesse, gaieté animée de naïfs espoir et ignorante de tout mal, ces fleurs de l’âme qui ne s’épanouissent qu’une fois avaient été fauchées, ne laissant à la jeune fille que l’amertume des biens perdus.

Mme Maudhuy et Charles rentrèrent enfin, avec des mines radieuses. Il fallut en rabattre. Carloman recourait à eux, se plaignant de n’être pas habile à persuader. Mme Maudhuy imposa silence à Charles qui s’emportait déjà contre ce qu’il nommait une minauderie de sa sœur, et comme le seul côté fâcheux que reconnût Mme Maudhuy à ce mariage était l’établissement de son neveu à Chicago, elle dit à sa fille :

— Carloman renoncerait à résider en Amérique si tu l’exigeais. Il ne s’agit donc pas pour toi d’être exilée loin des tiens. C’était là ce qui te contrariait, je le comprends.

Charles répliqua du ton bref, saccadé, qu’il adoptait depuis quelques jours :

— Pas de sensiblerie déraisonnable. Ce serait abuser de la faiblesse de notre cousin que de lui faire abandonner une situation qui représente tous les efforts de son père et les siens pour relever leur fortune. La patrie d’une femme, c’est le pays où son mari peut faire prospérer une famille. Cécile doit par conséquent suivre Carloman à Chicago. La seule chose que je conçoive, c’est qu’elle ait du chagrin à se séparer de sa mère ; mais notre oncle semble avoir prévu ce cas en chargeant notre cousin de servir à ma mère ses rentes viagères, au lieu de m’en laisser le soin. Il a pensé qu’elle ne consentirait pas à quitter Cécile et que son gendre, chez qui elle vivra, sera mieux placé que moi pour lui payer ses annuités.

Mme Maudhuy écoutait, le cœur gros, ces phrases entortillées qui l’expédiaient en Amérique. Quoi ! son fils se débarrassait d’elle si lestement ! Voilà pourquoi il fronçait le sourcil chaque fois qu’elle faisait allusion à son prochain départ pour Paris, pourquoi il parlait d’une installation nouvelle plus près du centre des affaires, en laissant tomber, sans y répondre, les recommandations de sa mère au sujet de l’aménagement intérieur qu’elle souhaitait. Charles voulait vivre seul. Sa mère était de trop dans la nouvelle phase de son existence. Ah ! Mme Maudhuy n’avait pas soupçonné que la succession de l’oncle Carloman scinderait ainsi leur union de famille. C’était une punition de tant de vœux faits pour que Charles fût favorisé entre tous les héritiers.

Mme Maudhuy restait entre ce coup porté par son fils et les protestations cordiales de son neveu, lorsque Nannette, restée au service de la maison annonça la visite de Mlle Limet.

Ce fut pour Cécile une occasion de rompre cette scène pénible ; elle emmena sa jeune amie au jardin, quoique la promenade ne fût guère agréable par la bise qui secouait les arbres dépouillés de leur feuillage.

— Je crains de vous avoir dérangés, lui dit Reine ; j’ai fait au salon le personnage d’un fâcheux.

— Au contraire, vous m’avez tirée de peine, et je vous remercie d’être venue, lui répondit Cécile.

Sans qu’elle s’en avisât, tant elle était encore préoccupée de ce qui venait de se passer, Reine dirigeait leur marche vers la haie du petit logis. Elle ne s’en aperçut qu’au moment où il lui fallut subir le salut de Julien Trassey qui tournait autour de la pelouse. Cécile ne l’avait pas revu depuis la nuit où il s’était introduit dans la maison pour y dérober — pouvait-on employer une expression moins dure ? — les deux volumes du dictionnaire de Chomel. Pour parvenir à ne pas rencontrer un voisin si proche, la jeune fille avait dû combiner tous les moyens de l’éviter : elle s’était interdit le côté du parterre qui longeait la haie et, pour ses rares sorties dans le bourg, elle avait choisi les heures d’absence du jeune homme.

Le revoir tout à coup, recevoir de lui ce salut respectueux, attendri, d’après lequel le regard de Julien semblait implorer quelques mots, c’était trop d’émotion coup sur coup. Au moment où Reine lui disait en souriant :

— Si nous voisinions un peu au petit logis ? J’en prends la responsabilité et le blâme pour décharger votre conscience.

Cécile lui serra le bras et lui fit opérer une brusque volte-face.

Qu’avait-elle fait au sort pour que chacun, sciemment ou non, s’acharnât à la torturer ?… Une révolte la saisit, et elle murmura entre ses dents :

— J’ai bien le droit, j’espère, de faire élever un mur à la place de cette haie…

Ce mouvement était une telle violence à sa douce nature, que la réaction ne tarda pas. Cécile fondit en larmes. Reine lui prodigua des caresses amicales, tout en gardant assez de tact pour s’abstenir de questionner sa jeune amie sur la cause de ce chagrin subit, après des paroles extraordinaires qui signifiaient pour Reine autre chose que ce qu’elles disaient en réalité. Mais Cécile coupa court à ces conjectures ; gagnée par un besoin d’expansion, elle raconta la péripétie délicate que l’entrée de son amie au salon avait si heureusement interrompue. La contrainte morale qu’elle avait subie à écouter aussi longtemps des sollicitations inutiles, et la contrariété d’une nouvelle lutte avec sa famille sur cette question de son mariage, suffisaient à expliquer ses larmes sans que Cécile allât au bout de sa confidence.

Reine Limet eut une façon originale de juger cet événement.

— Mon père a raison d’affirmer que tout va de guingois en ce bas monde, dit-elle avec sa désinvolture habituelle. Les choses s’agencent à l’inverse de la logique ; les uns courant en vain après ce qui s’offre aux autres en pure perte, ces autres n’en voulant pas. Si l’on s’entendait, comme un chassé croisé arrangerait le pauvre monde ! Ah ! ce n’est pas à moi qu’arriverait cette belle chance de traverser l’Océan, de voir du pays. Il faut qu’elle se présente à vous qui souhaitez rester à Sennecey… Mais je vous ai entendue, observée tout à l’heure, Cécile. Vous combattez votre penchant afin d’obéir à votre famille. Si vous parvenez à le surmonter, je ne vous plaindrai qu’à demi. Votre cousin est un homme bien supérieur à… Ne me tirez pas le bras. Je ne nomme personne ; mais vous ne sauriez vous offenser qu’en dehors de toute comparaison, je trouve votre cousin le plus aimable de tous les maris qu’on puisse souhaiter. Chut ! le voici qui vient nous rejoindre. Si vos yeux n’étaient pas prévenus, ma chère Cécile, vous le jugeriez comme moi ; je regrette — vous allez me trouver bien folle — je regrette qu’un chassé-croisé ne soit de mode qu’à la danse. J’avais prêché d’exemple le jour de notre promenade à Gigny, vous en souvient-il ?

Carloman se tenait à distance par discrétion ; il n’osait pas s’approcher, sans leur aveu, des deux promeneuses qui causaient tout bas, d’un ton confidentiel, mais Cécile l’appela ainsi :

— Mon cousin, venez conter, je vous prie, votre excursion au Niagara à Reine, qui est curieuse de toutes les choses lointaines et qui envie aux oiseaux leurs ailes, tant elle est tourmentée de la passion des voyages.