Librairie Bloud et Barral (p. 270-281).


XXII

Mme Trassey s’était dirigée vers la porte de la rue, mais Cécile rappela Julien et Carloman qui descendaient déjà les marches du perron.

— Nous ferions événement en passant par la rue, leur dit-elle, et je veux conduire Mme Trassey jusqu’à sa maison. Revenez, Messieurs, nous irons par le jardin.

— C’est inaugurer dignement votre entrée en possession de cette propriété, ma cousine, lui dit Carloman pendant qu’ils traversaient la terrasse.

Cécile regarda tristement la chambre mortuaire dont on avait laissé les fenêtres grandes ouvertes afin de l’aérer, et elle répondit :

— C’est vrai, la maison m’appartient… Je n’y pensais pas.

— Si vous nous supportez au petit logis, lui dit Mme Trassey, vous aurez en nous des voisins discrets et reconnaissants de vos bons procédés ; mais si l’obligation de nous garder dans votre clos vous était trop pesante, avouez-le moi tout de suite. Je n’abuserais pas du privilège que m’a concédé le testament de M. Maudhuy. Nous irions loger ailleurs.

— Restez, Madame, lui dit vivement Cécile en lui pressant la main, et, je vous en supplie, n’émettez pas devant d’autres que moi cette offre de changement de domicile.

— Pourquoi ? que signifie cette crainte, ma cousine ? N’êtes-vous pas la seule propriétaire de la maison Maudhuy ? s’écria Carloman.

Cécile reprocha d’un regard à son cousin cette question étourdie. Est-ce que les motifs de sa prière n’étaient pas assez compréhensibles ? Et pourtant elle ne pouvait les exposer.

On était arrivé à la porte treillagée et enchâssée dans des haies d’églantiers qui menait du jardin dans l’enclos du petit logis. Une personne assise sous l’arbre de Judée se leva en voyant s’approcher ce groupe. C’était Reine Limet qui, ne pouvant se présenter à la maison Maudhuy tant que l’affaire du testament s’y traitait, avait imaginé de venir attendre chez Mme Trassey que Cécile fût devenue libre de la recevoir. Reine n’avait pu reprendre avec sa jeune amie, pendant ces jours de deuil, ses causeries habituelles, et, en plus, elle était curieuse d’apprendre le plus vite possible le secret du testament.

— Êtes-vous favorisée ? Vous allez trouver que ma première question est bien de la fille d’un notaire.

Ce fut par ces mots qu’elle aborda Cécile qui lui répondit après l’avoir embrassée :

— Mon oncle m’a comblée en me laissant sa maison.

— Sa maison ! et quoi de plus ?… C’est tout ?… Ah ! Et M. Julien, qu’a-t-il ? Vous allez me trouver bien curieuse.

Carloman regardait cette jeune fille aux yeux pétillants, dont la vivacité se répandait en questions accompagnées d’une mimique expressive. Il prit plaisir à l’informer lui-même de la part échue à Julien, et ajouta qu’il la trouvait médiocre.

— J’en félicite M. Trassey, repartit Reine, et je me permets, Monsieur, de vous féliciter aussi de votre opinion sur la médiocrité de ce legs. Il n’y a que Cécile que je plaigne un peu. Mais bah ! peut-être est-ce de la part du testateur une malice à bonne intention.

Les yeux noirs de Reine allaient de Julien à Cécile. Carloman suivait le jeu de ces yeux babillards, indiscrets, et ne savait qu’en penser. Cécile, un peu gênée, aurait souhaité prendre congé et cherchait comment s’y prendre. Elle combinait encore sa phrase d’adieu lorsque Reine lui dit :

— Lors de notre expédition à Lancharres, vous aviez exprimé le désir de visiter le musée du petit logis. Vous êtes repartie pour Paris sans exécuter ce projet. Puisque vous voici toute portée, je voudrais bien profiter de votre présence afin d’être admise à pénétrer dans ce sanctuaire.

— Un musée ! fit Carloman.

— Mlle Limet plaisante, dit Julien. Ce n’est qu’un ramas de vieilleries rassemblées au hasard, et qui ne mérite pas ce nom. Vous pouvez vous en assurer par vous-même.

Il ouvrit la porte basse de la maison et fit entrer ses hôtes dans une pièce du rez-de-chaussée où étaient groupés avec goût de vieux meubles, des pans de tapisserie à personnages, des faïences anciennes, des fragments sculptés, et des échantillons minéralogiques occupant le devant des tablettes de chêne chargées de livres, du plancher au plafond. Les croisillons ovales enchâssés dans du plomb des deux fenêtres basses servaient de transparent à deux carrés de vitraux du xiiie siècle, montés sur un châssis de bois et terminés par un pied à la façon des écrans de cheminée. Des tables volantes, encombrées de menues curiosités et de livres, tenaient le milieu de cette grande chambre dont le plafond en solives saillantes était noirci par une fumée plusieurs fois séculaire.

Chacun des visiteurs courut aux objets qui l’attiraient. Reine fut si spirituelle dans ses étonnements, dans ses remarques enjouées, que Carloman s’amusa d’être son cicerone.

Cécile examinait en silence. Dès son entrée dans ce réduit austère où Julien passait ses heures de loisir, elle avait reconnu combien ce jeune homme était différent de tous ceux qu’elle avait vus. La supériorité de Julien s’imposait à elle, et c’était avec une joie secrète qu’elle la constatait, jusque dans ces goûts qui ne forment pas le fond du caractère, mais en expriment la qualité.

C’est surtout d’après le genre de distraction que chaque être humain se choisit qu’on peut apprécier ce qu’il vaut. Voilà ce que pensait Cécile pendant que Julien, d’un ton qui faisait bon marché de toute prétention, lui exposait l’historique des objets devant lesquels l’attention de la jeune fille l’arrêtait :

— Voici mon médaillier, lui disait-il ; c’est moi qui l’ai fabriqué, car je me mêle aussi d’ébénisterie. Les paysans s’essaient à tous les états par raison d’économie et aussi pour s’éviter d’aller chercher à la ville les objets qu’ils trouvent plus aisé de fabriquer, à leur façon rustique. Le médaillier contient trois cents cases ; il y en a quarante-cinq ou six d’occupées ! Et tout est à l’avenant dans mon musée.

Le rire clair de Reine Limet partit comme une fanfare à l’autre bout de la salle ; elle montrait à Carloman le masque grotesque d’un Silène en bois sculpté, dont le nez recollé s’était détaché et gisait dans la coupe qu’il tenait à la main.

— Mademoiselle, dit tout bas Julien à Cécile, j’ai oublié un ordre de mon parrain dans le trouble, dans la douleur de ces jours passés, et je…

Il s’arrêta :

— Y puis-je quelque chose ? demanda Cécile.

— Oui… Excusez-moi. Je ne sais si je dois parler ou me taire, répondit le jeune homme d’une voix oppressée.

— Cet ordre me concerne et vous êtes chargé de me le communiquer !

Après cette question, Cécile n’osa plus regarder Julien. Elle se sentait rougir. Elle se détourna pour chercher Mme Trassey, mais celle-ci n’était pas entrée au musée avec eux.

— De vous le communiquer ?… Non. Ah ! je suis au supplice, dit Julien qui se prit le front dans sa main.

Il était si troublé que la jeune fille sentit peu à peu revenir sa présence d’esprit. Mais ce fut sans lever les yeux sur Julien qu’elle lui répondit :

— S’il en est temps encore, il faut obéir aux instructions de mon oncle ; mais puisqu’il ne vous a pas enjoint de me soumettre cette affaire, je vais prévenir mon cousin que mes parents doivent commencer à s’étonner de notre longue absence.

Reine Limet ne prolongea pas sa visite à Cécile aussi longtemps qu’elle l’aurait souhaité, parce qu’il était visible que Mme Maudhuy et son fils désiraient se retrouver en famille. Elle prit congé en promettant à son amie de revenir le lendemain.

Les commentaires sur l’événement du jour furent infinis. Cécile y gagna le loisir de penser à l’incident mystérieux de son tête-à-tête avec Julien. Elle craignait d’avoir compris ce qu’il n’avait pas osé dire ouvertement. Ah ! c’était trop tôt s’autoriser à une sanction que Cécile respectait, qu’elle aurait aimé à reconnaître, mais que rien ne prouvait. Son cousin Carloman n’avait-il déjà pas fait allusion au projet qui avait été révélé à Cécile par son oncle ? Dans le cours de sa maladie, M. Maudhuy ne pouvait avoir reporté ses vœux sur son filleul.

Le dîner fut triste. Les convives avaient épuisé les sujets qui les occupaient. Ils subissaient la lassitude des émotions supportées depuis trois jours ; mais pendant la soirée qui traîna les quarts d’heure lentement, Cécile remarqua une agitation bizarre chez son frère. Tantôt il restait enfoncé dans son fauteuil les sourcils rapprochés, le menton dans sa main, tantôt il parcourait le salon, toisait les meubles, déplaçait les jardinières, donnait des tapes de sa main à plat contre les murs. Si on lui demandait ce qu’il faisait là, il n’avait pas l’air d’entendre, et venait reprendre sur son fauteuil sa pose de sphinx boudeur.

Cécile le prit par le bras à un de ses brusques passages.

— Tu as la fièvre, lui dit-elle. Mère, Charles a la fièvre sûrement. Son pouls bat fort et vite. Sa peau est brûlante.

— Nous avons tous été surmenés, dit Carloman Moi j’ai passé par une crise qui m’a rudement secoué. Là-bas, en Amérique, j’ai vécu des années uniquement par la tête, aux affaires du matin au soir et y rêvant dans mon sommeil du soir au matin. Mon retour en France, cette mort d’un vieux parent qui m’a aidé de ses conseils, de sa sollicitude, parfois même de son argent, m’ont tout à coup fait revivre de la vie du cœur. C’est par la douleur que je l’ai ressaisie, et je vous avoue que j’ai mieux pleuré mon père et ma mère à l’enterrement de mon parrain que je ne l’avais fait lorsque je les ai perdus. Alors, ils me laissaient accablé sous l’effroi de suffire seul à la tâche que nous avons entreprise à trois. Leur mort m’avait serré le cœur ; je m’étais raidi contre le chagrin pour ne pas y laisser crouler mes facultés. Hier, je me suis abandonné, j’ai pleuré trois Maudhuy à la fois. Je m’en ressens aujourd’hui et si vous êtes tous d’avis d’aller nous reposer de bonne heure, je n’y contredirai point.

Charles s’empressa d’abonder dans ce sens et la procession des bougeoirs s’opéra par l’escalier. Mais les portes des chambres étaient à peine refermées lorsqu’on frappa à celle de Cécile.

Mme Maudhuy entra, suivie de son fils dont l’agitation n’avait fait qu’augmenter. Il roulait ses yeux de côté et d’autre, piétinait sur place.

— J’ai soif, dit-il à sa sœur, donne-moi un verre d’eau sans sucre.

En servant son frère, la jeune fille lui dit :

— Tu as tort de boire de l’eau pure. Ta main tremble et voilà que tes dents claquent sur le verre.

Il avala d’un trait la boisson et se tournant vers sa mère :

— Est-elle niaise, cette grande fille ! dit-il.

Ce fut Mme Maudhuy qui expliqua à Cécile de quoi il s’agissait. Cécile subit de longs préliminaires avant de savoir au juste pourquoi Charles passait une lame de couteau derrière la glace de la cheminée, ouvrait les placards pour y sonder les murs et montait sur les chaises afin d’atteindre le haut des armoires où il secouait une vénérable poussière.

— Je ne crois pas au trésor caché, dit la jeune fille. L’air de cette chambre ne sera plus respirable si Charles y remue tout. Le voici maintenant qui soulève un feuillet disjoint du parquet. Ne ferait-il pas mieux d’aller reposer sa fièvre ?

— C’est toi qui as le trousseau des petites clés lui dit son frère. Donne-le moi. Je vais aller tout examiner au salon. Ma fièvre, c’est l’impatience de ne pouvoir commencer mes recherches avant le coucher de Carloman, qui me l’a donnée.

— Tu veux fouiller ? dit Cécile avec répugnance.

— Nous en avons le droit, puisque la maison t’appartient.

— Et tu iras, tu oseras aller dans cette chambre où notre pauvre oncle était hier encore ? Non, Charles, je n’y consentirai pas. Ce serait une sorte de profanation.

— Pas dans sa chambre, répondit Charles. J’y répugnerais cette nuit ; avec toi, demain matin, si nous pouvons nous débarrasser de Carloman.

— En quoi mon cousin te gêne-t-il ?

— Es-tu simple ! Il n’aurait qu’à exiger sa part de l’argent que nous trouverons et l’intention de notre oncle était bien de nous le laisser, à nous, puisqu’il t’a donné sa maison sans inventaire.

De guerre lasse, après une discussion qui dura près d’une heure, Cécile livra à Charles les clés des meubles du salon ; mais elle garda celles qui ouvraient le bureau et la commode de la chambre de son oncle. Elle ne voulait pas qu’une main autre qu’une main pieuse touchât aux correspondances, aux menus souvenirs, à ces humbles dépouilles sans valeur vénale et qui ont tant de prix pour le cœur.

Cette scène avait fait tant de mal à la jeune fille qu’elle pleura longtemps, assise près de son lit, la tête enfouie dans le couvre-pieds, après être restée seule. La pendule qui sonna deux heures du matin lui fit secouer la torpeur qui avait suivi cette crise de larmes.

Sa lampe était éteinte ; dans la cheminée, les bûches s’étaient écroulées en un amas de braise qui luisait encore. Cécile éprouva le besoin de respirer un peu d’air frais. Elle ouvrit sa fenêtre, mais au moment de dégager les persiennes fermées en soulevant leur ressort, elle crut entendre un pas léger sur le sable de la terrasse.

Qui pouvait se promener là à cette heure de nuit, devant les fenêtres ouvertes de la chambre mortuaire ? Charles était-il tenté d’y pénétrer ou venait-il simplement demander à l’air de la nuit un rafraîchissement à sa fièvre ?

Cécile attendit un instant ; puis avec beaucoup de précautions, elle entre-bâilla les persiennes de façon à ce que la fente de leur baie lui permît un regard.

Ce promeneur qui allait et venait, non pas sur la terrasse mais à l’entrée des parterres, était plus grand, plus élancé que Charles. C’était Carloman, ou Julien. Cécile n’osa pas décider. Il allait à pas inégaux ; dressant la tête par moments, s’arrêtant par saccades. Enfin il marcha vers la maison. Cécile ne pouvait distinguer ses traits ; la lune était cachée sous une bande de nuages ; mais à son allure, à l’émotion qui la poignait au cœur, la jeune fille devina que c’était Julien. Que venait-il faire ? Oh ! sûrement, il n’entrerait pas dans la maison.

Cécile se pencha sur l’appui de la fenêtre ; elle se retenait de respirer. Julien était juste au-dessous d’elle, devant une des fenêtres ouvertes de la chambre mortuaire… La jeune fille se rejeta en arrière… Ah ! elle aurait voulu n’en pas croire ses yeux. Cette profanation devant laquelle Charles avait reculé, Julien allait donc la commettre ? Il avait sauté par la fenêtre basse, comme elle-même le lendemain de son arrivée à Sennecey.

Qu’allait-il faire dans cette chambre ? Il n’était pas vraisemblable qu’il y pénétrât de nuit, en cachette, pour y pleurer son parrain. Et s’il n’était entré par là que pour s’introduire plus avant dans la maison, il rencontrerait Charles. Que se passerait-il entre eux ? Glacée de terreur, Cécile se cramponnait, pour se soutenir, à l’appui de la fenêtre. Elle écoutait, mais n’aurait pu regarder. Un voile était sur ses yeux…

Le sable de la terrasse grinça de nouveau. Quelqu’un y marchait. Cécile rappela ses esprits. Justement la lune s’était dégagée des nuages et nageait dans le sombre azur de la nuit… Était-ce possible ! Quoi ! c’était pour ce haut fait nocturne que Julien avait frôlé le lit à peine refroidi où était mort son parrain !

Oh ! quel déchirement de la sympathie accordée, quel amer retour sur la haute estime dont Cécile avait honoré cet homme ! Quelle différence y avait-il entre lui et Charles ? Charles n’était-il pas le plus excusable des deux ? Avide d’argent, il ne cherchait le trésor que parce qu’il le savait acquis aux siens par la volonté de son premier possesseur, et Julien oh ! Cécile frémissait en le constatant — Julien était venu prendre dans la chambre d’un mort quelque chose qui ne lui appartenait pas.

Il s’éloignait, trahi à son insu par le pâle rayon de lune qui éclairait la terrasse, et Cécile aurait eu le droit de crier : « Au voleur » ! car ces deux gros volumes in-folio que Julien tenait dans ses bras, portaient la date de la donation que M. Maudhuy en avait faite à sa nièce et l’acceptation de celle-ci suivie de sa signature.