Librairie Bloud et Barral (p. 261-269).


XXI

Les testaments sont presque toujours des boîtes à surprises. Pendant les deux jours nécessités par l’accomplissement de la cérémonie funèbre, Charles avait attribué au défunt vingt testaments différents les uns des autres. Il était allé jusqu’à envisager la possibilité d’être déshérité au profit de son cousin qui s’était donné en spectacle à l’église et au cimetière par des larmes trop abondantes pour être répandues gratuitement. C’était d’un mauvais signe pour les autres héritiers, cette douleur affichée en public. D’autres suppositions de Charles donnaient la plus grande part de la succession à Cécile qui, si son chagrin ne l’eût absorbée, aurait pu se flatter pendant ces deux jours d’avoir le frère le plus tendre. Quant aux Trassey, Charles, qui se vantait d’avoir seul gardé sa tête dans cette maison où la mort du maître avait effaré tout le monde, leur avait fait sentir que leur rôle était fini. Ils ne pleuraient pas, ceux-là, du moins ostensiblement. Si Jeanne-Marie Trassey avait les yeux creux et battus, elle ne faisait pas montre de ses larmes. Julien marchait tête baissée, et il avait l’air abattu. Cette attitude ranima l’espoir de Charles qui le crut perplexe au sujet des générosités posthumes de son parrain.

Ce fut pour Charles un moment solennel que celui où le notaire, assis au salon devant une table de l’autre côté de laquelle avaient pris place tous les Maudhuy, lut un article des instructions sommaires décachetées par lui aussitôt après la mort de M. Maudhuy. Cet article annonçait qu’on trouverait le testament olographe du défunt dans le tiroir gauche du meuble hollandais. Le trousseau des menues clés que portait toujours sur lui l’ancien maître de la maison avait été remis à M. Limet deux jours auparavant par Charles, qui avait veillé aux moindres détails. L’enveloppe cachetée fut trouvée dans le tiroir désigné ; mais, au moment de l’ouvrir, le notaire dit :

— Nous ne sommes pas au complet. Est-ce que Mme Trassey et son fils n’ont pas été convoqués ?

Ce premier incident causa un retard. Charles soutenait que la présence de ces étrangers n’était pas nécessaire ; M. Limet trouvait que passer outre cette absence était un manque d’égards envers des personnes qui, après s’être dévouées de longues années aux intérêts de M. Maudhuy, avaient droit d’espérer une mention dans son testament. Le débat se prolongeait. Carloman le trancha, en allant de sa personne au petit logis inviter les Trassey à cette assemblée de famille. Là aussi il y eut des difficultés. Julien refusait de reparaître dans une maison où sa mère avait été en butte aux soupçons d’un des héritiers ; il se disait certain d’ailleurs de n’être pas nommé dans le testament de son parrain. Sa présence n’était donc d’aucune utilité. Carloman l’emporta sur ces répugnances en assurant qu’il ne permettrait pas de procéder à la lecture du testament en l’absence des Trassey.

Ils rentrèrent tous trois au salon, Carloman ayant à son bras Mme Trassey ; elle remercia le jeune homme par une muette inclination, et s’assit en arrière du demi-cercle que décrivaient autour de la table les fauteuils où avaient pris place tous les Maudhuy. Cécile ne put voir ainsi ravalée cette femme qui n’était coupable que d’une vie d’humble dévouement, et dont les mains pieuses avaient enseveli son oncle ; elle alla prendre Mme Trassey par la main et l’amena vers le fauteuil qu’elle-même avait occupé d’abord. Puis, comme la jeune fille avançait une chaise pour s’y asseoir à son tour, son regard rencontra celui de Julien, tout attendri de cette marque de déférence envers sa mère. Bravement, elle lui fit signe que cette chaise était pour lui. Ce fut un ordre et une prière que ce geste qui commandait et demandait grâce à la fois. Julien obéit, mais après avoir roulé pour Cécile un fauteuil auprès de celui de sa mère.

Charles examinait cette scène d’un air offusqué ; Mme Maudhuy baissait les yeux. Carloman souriait. Cécile jusque-là lui avait paru si annihilée, qu’il avait craint qu’elle manquât de caractère, et il se félicitait de la trouver capable d’une impulsion généreuse.

Il est fort rare que la portée d’un testament soit comprise à première lecture, à moins qu’il n’attribue à un seul légataire la totalité des biens qu’il mentionne. Or, ce n’était pas le cas du testament de M. Maudhuy, et le notaire dut recommencer plusieurs fois, sur la demande des intéressés, la lecture de certains paragraphes.

— En résumé, dit-il enfin, après être entré dans de longues explications pour satisfaire aux questions de Charles, votre oncle vous attribue, à vous, la totalité de ses valeurs en papiers, représentées par divers récépissés de la Banque de France.

— Soit une somme de ?… demanda Charles.

M. Limet et lui se livrèrent à un travail approximatif et arrivèrent à un total de trois cent quatre vingt mille francs.

— Et la part de mon cousin ?

— Représente un capital plus important, mais fournit de moindres revenus, puisque M. Maudhuy lui a laissé ses terres de rapport. Somme toute, ces parts sont assez égales, bien que singulièrement attribuées.

— Qu’entendez-vous par là, monsieur ? demanda Carloman au notaire.

— J’aurais, répondit celui-ci, trouvé plus naturel qu’il vous eût laissé, à vous, monsieur, qui résidez si loin, des valeurs mobilières faciles à réaliser plutôt que des terres que vous vendrez à perte si vous tenez à vous en défaire dans un bref délai. De plus, j’oublie que vous serez toujours forcé d’en garder un lot, puisque votre legs est grevé d’une rente viagère de trois mille francs que vous devrez servir à Mme Maudhuy. Voilà où je ne comprends plus le défunt. Pourquoi ne pas attribuer plutôt à M. Charles qu’à vous l’obligation de servir cette rente ?

— Est-ce que ce testament vous semble manquer de lucidité, de régularité ? demanda Carloman. Je n’entends rien aux lois françaises et j’ignore si mon parrain a négligé telle ou telle formalité de forme ; mais, à juger d’après le simple bon sens, il a eu ses intentions en distribuant sa succession ainsi ; et je trouve peu respectueux envers sa mémoire un ergotage qui ne nous mènerait jamais à découvrir pourquoi il a donné ceci plutôt que cela à tel ou tel héritier.

— Vous prenez mon observation trop au sérieux, dit vivement M. Limet ; je parlais en qualité d’ami et non comme notaire. Si vous voulez mon avis d’officier ministériel, je conviens que ce testament est nettement rédigé, et qu’il n’offre aucune de ces obscurités qui prêtent matière à chicane. On peut donc discuter le testament, mais l’attaquer serait ardu. M. Maudhuy a tenu, jusques dans ce dernier acte de sa vie, à faire les choses d’une façon originale, voilà tout ; mais il s’entendait trop bien aux affaires pour laisser derrière lui un testament irrégulier… Mais, permettez que je regarde certain paragraphe, où j’ai cru trouver un oubli… Ah ! ah ! voici une jolie distraction de millionnaire. M. Maudhuy n’a pas mentionné dans les biens-fonds qu’il vous laisse sa ferme des Trafforts et le bois de Lancharres. Voilà donc une valeur de soixante à soixante-dix mille francs qui n’est attribuée à personne dans le testament. Ah ! c’est curieux !

Julien se leva, un peu pâle. Il allait parler, mais cherchait visiblement des termes ; Carloman alla lui serrer la main et le repoussa doucement sur son siège en lui disant :

— J’ai vu mon oncle deux jours seulement ; mais, comme il se sentait gagné par la maladie, il m’a mis assez au courant de ses affaires pour qu’il me soit possible de répondre à votre place… Monsieur Limet, le testament n’avait pas à parler des Trafforts et de Lancharres qui, depuis six ans, par acte notarié passé à Mâcon dans l’étude d’un de vos confrères, sont la propriété de M. Julien Trassey. Mon oncle ne s’en était réservé que l’usufruit. Ces biens lui sont venus par un legs du comte de Glennes ; c’était un souvenir d’un parrain à un filleul, d’un patron à un régisseur. Mon oncle a trouvé juste de leur attribuer la même destination, que personne ici ne désapprouvera, j’en suis certain.

Ce n’est pas M. Limet qui aurait protesté. Après sa déception de ne voir porté nulle part le nom de Julien, cette nouvelle arrivait à point pour lui faire admirer la prudence de M. Maudhuy, qui avait choisi, pour récompenser les services de son filleul, le mode de donation le moins attaquable. Une donation entre vifs ! Il fallait que M. Maudhuy se fût bien défié de certains de ses héritiers pour recourir à ce procédé cachottier. Et le notaire ne s’était douté de rien !

Charles avait laissé passer cet incident sans autre protestation qu’un haussement d’épaules accompagné d’un regard de dédain aux Trassey. Il était occupé à noter des chiffres sur son carnet. La part des deux cousins, les soixante-dix mille francs de Julien, les petits legs aux pauvres et aux domestiques avaient peine à parfaire un million. À qui donc allait le surplus, et où était-il ce surplus ? Quelle valeur le représentait ?

— Veuillez, dit Charles à M. Limet, me résumer l’article du testament qui concerne ma sœur.

— Mlle Cécile, dit le notaire, a la propriété de cette maison et de son enclos, tels que les lieux se comportent et sans autre inventaire que celui qu’opérera l’État pour l’évaluation de ses droits, de son tant pour cent. Sans inventaire, répéta M. Limet, qui se pencha vers Charles en clignant de l’œil… De plus, reprit-il tout haut, Mlle Cécile a la nue propriété du bâtiment qu’on désigne sous le nom de « petit logis », Mme Trassey devant en garder la jouissance sa vie durant.

Charles se retourna vers les Trassey par un mouvement de colère…… On les aurait donc pour voisins, ces gens-là ! on ne pourrait se donner la revanche de les renvoyer à leurs Trafforts !

Mais les Trassey s’étaient levés. Carloman les accompagnait et, au moment où Charles les cherchait des yeux, Cécile traversait le vestibule, donnant le bras à Jeanne-Marie Trassey qu’elle reconduisait avec respect. Comment Mme Maudhuy n’avait-elle pas empêché Cécile de se commettre avec ces gens-là !

Mme Maudhuy n’avait peut-être pas même remarqué tout ce mouvement autour d’elle ; anéantie, elle gisait sur les ruines de ses espérances. Quoi ! seulement 3.000 fr. de pension viagère, et à Cécile, une maison de campagne sans les rentes nécessaires pour en entretenir seulement le jardin ! Les prévenances, la gentillesse de Cécile ne lui avaient servi de rien auprès de l’oncle Carloman. Par bonheur, Charles était bon fils et bon frère, mais l’on dépendrait de lui désormais.

Cette quasi-solitude où il se trouvait avec le notaire fit oublier à Charles son nouveau grief contre les Trassey, et, baissant la voix à son tour, il dit à M. Limet :

— Pourquoi vous êtes-vous appesanti sur ce mot : « sans inventaire » ? quel mystère sous-entend-il ?

— Je ne puis que le soupçonner, répondit M. Limet. N’êtes-vous pas frappé comme moi du chiffre modeste que ce testament attribue à la fortune de votre oncle ?

— Certes ! elle est d’un tiers moins forte que vos prévisions.

— Je ne sais qu’augurer de ceci, reprit M. Limet qui, par réflexion, se sentait gagné par un certain embarras.

— Mais enfin vous aviez une idée en soulignant ce mot ?…

— Je n’ai pas de données certaines, mais les vieillards sont sujets à des manies de cachotterie, et Mlle Cécile, disgraciée en apparence, pourrait être la plus favorisée de tous les héritiers.

M. Limet se tut et s’occupa de rassembler les feuilles du testament. Charles n’en demanda pas davantage ; il avait compris.