Librairie Bloud et Barral (p. 257-260).


XX

La première figure connue qui apparut aux quatre voyageurs lorsqu’ils arrivèrent le lendemain soir en gare de Sennecey, ce fut celle de M. Limet, le notaire. Il avait la mine grave d’un homme qui se prépare à un rôle important et qui l’étudie pour ne pas se trouver au-dessous de sa tâche.

M. Maudhuy est fort mal, répondit-il aux questions qui sollicitaient des nouvelles ; mais il vit encore et ce sera pour lui une dernière joie que de voir à son chevet tous les membres de sa famille.

Cécile n’en écouta pas davantage ; sans s’astreindre à régler son pas sur celui des autres, elle s’engagea rapidement dans le chemin neuf qui mène à la grand’rue. Il lui tardait d’arriver. Carloman Maudhuy la suivit d’assez près pour ne pas la perdre de vue, d’assez loin pour ne pas importuner la jeune fille de sa conversation à un moment où cette assiduité n’eût pas été convenable.

Resté en arrière avec sa mère et M. Limet, Charles tenta de faire causer le notaire. Il en obtint les détails les plus minutieux sur la maladie de M. Maudhuy, mais rien qui eût trait aux points importants à son gré.

— Ce n’est pas son voyage à Paris qui l’a mis aussi bas, disait le notaire. Il n’en avait rapporté qu’un gros rhume et cette fatigue que le changement de nourriture, de climat et d’habitudes causent à un vieillard valétudinaire ; mais dès son retour, au lieu de se refaire dans le repos, il s’est mis à fureter d’un bout à l’autre dans sa maison, s’impatientant quand on le suivait pour lui faire remarquer qu’il passait des heures dans des pièces froides au sortir du salon surchauffé ; il a couru au jardin sous la pluie, et c’est ainsi qu’il a gagné cette pneumonie contre laquelle son affaiblissement causé par le voyage à Paris l’a laissé sans défense. Je crains que nous ne perdions ce vieil ami. Le docteur n’espère plus guère…

— A-t-il conscience de son état ?

— Parfaitement. Ah ! c’était une tête bien organisée que la sienne. Il a vaqué à tous ses préparatifs de bonne mort, et après ce retour sur lui-même il lui est resté assez de présence d’esprit pour me prier de venir à votre rencontre. Il était impatient de vous voir arriver. Il a demandé l’heure plus de dix fois dans l’après-midi.

Quand ce dernier groupe arriva sur le perron de la maison Maudhuy, le docteur Cruzillat apparut dans la baie de la porte. Sombre, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, il allait passer auprès des nouveaux-venus en les coudoyant sans les voir ; M. Limet l’arrêta par le bras en lui disant :

— Qu’y a-t-il donc ?

Le docteur, ému, ne put répondre que par un geste : il baissa en même temps, d’un mouvement pesant et lent, la tête et la main ; puis il partit d’un pas inégal. Mais ce geste avait été compris. Charles lui-même s’arrêta un instant sur le seuil de cette maison que la mort venait de visiter.

— Où est Cécile ? demanda Mme Maudhuy quand, tous trois, ils eurent surmonté cette pénible impression qui les avait immobilisés sur place.

— Mlle Cécile ? répondit la grosse Nannette qui traversait le vestibule en s’essuyant les yeux avec le creux de sa main, elle est venue à temps, la bonne demoiselle, pour revoir notre pauvre monsieur. Il l’attendait,… on aurait dit qu’il l’attendait pour passer tranquillement. Il l’avait tant demandée ! Elle l’a embrassé ; il l’a regardée tout doux en baissant sa tête vers elle ; il a levé un peu ses mains en l’air pour dire adieu à ses deux filleuls et à Mme Trassey ; puis il a voulu regarder encore Mlle Cécile qui lui parlait ; mais ses yeux ne voyaient plus qu’en dedans, et il est parti, le cher homme ! en souriant à sa nièce, sans agonie, comme quelqu’un qui s’endort. Ah ! mon pauvre maître ! Jamais je n’en retrouverai un pareil !

Et Nannette se reprit à sangloter.

— Voulez-vous entrer ? dit le notaire à Mme Maudhuy et à son fils en leur désignant la chambre mortuaire.

Mme Maudhuy ouvrit la porte et la laissa entrebâillée derrière elle ; mais Charles ne la suivit pas.

— Maintenant que toute la famille est réunie ici, dit-il au notaire, ne vous paraît-il pas convenable que Mme Trassey fasse la remise des clés ?

Les laideurs des convoitises pécuniaires se dressaient déjà devant la majesté à peine inaugurée de la mort !