Librairie Bloud et Barral (p. 243-256).


XIX

Albert Develt n’avait pas oublié sa promesse : il pensait même l’avoir galamment dépassée en faisant apporter par un jardinier-fleuriste, la veille du retour des dames Maudhuy, une cinquantaine d’arbustes et de plantes en pleine floraison, pour remplacer les anciennes cultures de Cécile, séchées dans leur terre poussiéreuse par les soleils d’août. Après avoir disposé sa commande de façon à la faire valoir, le jardinier avait emporté dans ses mannequins vides ces anciennes plantes de rebut.

Ce fut pour la jeune fille un chagrin entre tant d’autres que de ne pas retrouver un seul spécimen de ses élèves. Le moindre sédum cultivé par elle avait son histoire, et quant aux plantes obtenues de graines, quant à ses dattiers et à ses poivriers, par exemple, sa sollicitude à leur égard était mêlée du juste orgueil d’avoir su réussir des cultures aussi délicates. Mais sédums, dattiers et plantes annuelles que Cécile comptait retrouver prospères étaient pêle-mêle dans le trou au fumier chez le jardinier qui avait garni la terrasse de géraniums, d’hortensias balourds, de bégonias portant leurs feuilles à la façon dont les éléphants portent leurs oreilles. Au-dessus planait le feuillage d’arbustes de serre tempérée. Mais ce fut en vain que Charles voulu faire admirer à Cécile ce nouveau décor de la terrasse ; elle ne sut que déplorer la perte de ses anciennes cultures, et elle laissa languir faute d’eau et se dessécher en peu de jours les présents de l’ami de son frère. C’était la seule manière de témoigner qu’elle ne les acceptait pas.

Ces plaintes, ce refus d’adopter par ses soins les fleurs d’Albert Develt valurent à Cécile de fortes remontrances. Charles blâmait Mme Maudhuy de n’avoir pas su réduire la résistance de sa fille, et il mettait ses théories en action. Cécile fut soumise au régime de deux querelles par jour. Son frère ne paraissait à la maison que pour reprendre l’éternel sujet des torts de Cécile, pour lui prouver qu’elle n’aurait pas un jour de tranquillité tant qu’elle ne renoncerait pas à son caprice dédaigneux. Dominée par son fils, Mme Maudhuy le secondait dans cette persécution morale, mais avec moins d’âpreté. Elle reprenait Charles quand l’emportement de celui-ci passait les bornes, car elle se promettait plus de la persuasion que de la colère. Au fond, elle était convaincue qu’elle travaillait au bonheur de Cécile. Les façons insinuantes d’Albert Develt l’avaient gagnée, autant que la chance inespérée de marier sa fille avec une jolie dot.

Cécile n’eut bientôt plus d’heures paisibles que celles qu’elle passait le matin dans sa chambre, à lire ou à travailler auprès de sa fenêtre. La corbeille ordinaire ouvrait sur sa table ses fleurettes lilas à fleur jaune rayé de brun et les traînées de sa verdure caressaient au passage les doigts de la jeune fille quand elle prenait sur la table ses menus ouvrages de couture. Elle se penchait parfois sur la corbeille, pour y aspirer ce parfum végétal des fleurs qui n’ont pas d’arôme particulier ; elle y sentait des émanations de Sennecey, perceptibles pour elle seule et qui l’attendrissaient. Cette herbe fleurie, cette terre du jardin de son oncle, cette corbeille d’osier qui lui était plus précieuse que la plus somptueuse jardinière, représentaient pour elle une courte époque de bonheur qu’elle payait cher maintenant.

Fidèle aux engagements qu’elle avait pris avec elle-même le matin de son départ de Sennecey, Cécile se défendait de laisser aigrir son cœur par une révolte ouverte contre la pression exercée sur elle : sa résistance était passive, et quand elle devait s’examimer, c’était avec une mesure qui valait à Cécile de la part de Mme Maudhuy le nom de « douce entêtée. »

Les moments les plus pénibles pour la jeune fille étaient ceux qui précédaient et qui suivaient les visites d’Albert Develt. Charles amenait son ami une ou deux fois par semaine. Cécile avait à expier par de dures ironies son maintien froid qui avait placé sur les lèvres de son prétendant les protestations les plus chaleureuses. Cette situation se prolongeait sans qu’Albert Develt se décourageât. Il disait espérer tout du temps et le laissait entendre lorsqu’une allusion trop directe de sa part autorisait Cécile à protester qu’elle ne changerait pas.

La jeune fille n’avait aucun recours contre ces sollicitations approuvées par les siens, pas même la possibilité d’alléger sa peine en la racontant à l’oncle Carloman, dans ses lettres hebdomadaires. Elle aurait craint de l’indisposer contre Charles, et c’est de Charles seul qu’elle aurait eu à se plaindre. Cécile sentait en sa mère un fonds de tendresse qui s’efforçait de prendre les apparences de la rigueur mais cette énergie était empruntée, et serait tombée d’elle-même si elle n’eût été de jour en jour surexcitée par Charles.

Cécile ne disait donc rien, dans ses lettres à l’oncle Carloman, des discussions qui assombrissaient sa vie ; mais une mélancolie invincible perçait malgré elle dans tout ce qu’elle écrivait à Sernecey. Elle n’oubliait pourtant pas de découper chaque semaine dans son journal le rébus qui était inséré et de le mettre dans la lettre, accompagné de son explication. L’oncle Carloman répondait, non selon le mode habituel de sa correspondance, mais par une série de rébus dont les dessins exprimaient, soit une maxime morale, soit quelques mots de tendre affection adressés à Cécile. Curieux d’inspecter ce qui s’échangeait entre l’oncle et la nièce, Charles était resté stupéfait de ce qui la composait.

— L’oncle Carloman retombe en enfance, avait-il dit avec dédain. Il ne faudrait pas beaucoup de rébus comme celui-ci pour qu’il fut possible de contester plus tard son testament, au cas où il s’y adonnerait à des générosités arbitraires. Quelle sorte d’intérêt peut-il bien prendre à des rébus, et pourquoi flattes-tu cette manie ?

— C’est une manie innocente, avait répondu Cécile. Toi, tu fumes ; d’autres aiment de passion le jeu de billard, ou l’équitation, ou le sport nautique À quoi veux-tu que s’amuse un vieillard confiné dans son fauteuil ? Si je suis devenue habile à deviner ces rébus, ce n’est pas que j’y aie du plaisir ; ma seule satisfaction, c’est d’être agréable à mon oncle en lui donnant la réplique, en me faisant son partner.

Charles, pour qui rien n’était puéril quand ses intérêts étaient en jeu, se fit expliquer chaque semaine les rébus de l’oncle Carloman ; mais après un examen qui se poursuivit pendant deux mois, il fut convaincu de l’inanité de ses craintes au sujet d’une entente secrète de son oncle et de sa sœur contre lui, et il se borna à hausser les épaules toutes les fois qu’il aperçut sur la table de Cécile des carrés de papier couverts de dessins minuscules.

Un soir de novembre, Charles n’était pas encore rentré. Installée dans la chambre de sa mère, Cécile, avec l’assentiment de Mme Maudhuy, écrivait à M. Trassey afin de lui demander des nouvelles de l’oncle Carloman dont on n’avait pas de lettre depuis quinze jours.

La sonnette tinta dans l’antichambre.

— Voilà Charles qui arrive, dit Mme Maudhuy. Je crains qu’il ne trouve la lettre à Mme Trassey trop aimable. Avant de la lui communiquer, il sera bien de modifier quelques-unes de tes expressions. C’est bien assez d’être en désaccord sur des sujets graves. Ne soulevons pas d’autres incidents. Ainsi, ma fille n’assure pas Mme Trassey de tes respects affectueux, mets : compliments empressés, c’est suffisant ; puis dans le corps de la lettre…

La servante entra et interrompit cette explication.

— Madame, dit-elle, c’est M. Carloman Maudhuy. Je l’ai fait entrer au salon.

— Mon oncle ! s’écria Cécile à demi suffoquée de joie, de surprise.

Sans attendre sa mère, elle courut au salon qui n’était éclairé que par la petite lampe de l’antichambre, et elle se précipita dans les bras du visiteur ; mais tout aussitôt elle recula d’un pas. Ce n’était pas l’oncle de Sennecey qui recevait cette caresse de bienvenue, c’était un grand jeune homme de belle mine qui protesta ainsi contre la retraite effarouchée de Cécile :

— Ah ! ma cousine, j’avais bien droit à votre baiser. Quand on revient de loin, il est de tradition d’embrasser tous ses parents, et jamais je n’ai autant tenu qu’à ce moment à ce privilège de bon accueil.

Mme Maudhuy arrivait ; elle s’étonna et même se troubla un peu en reconnaissant, d’après ces premiers mots de son neveu, que le projet de l’oncle Carloman pouvait bien n’être pas du radotage.

La surprise qui avait jeté Cécile dans les bras de son cousin eut son pendant burlesque dans l’empressement avec lequel Charles entra au salon pendant qu’on y échangeait encore ces compliments confus qui suivent les surprises. Averti dès l’anti-chambre par la servante, et trompé aussi par ce nom de Carloman Maudhuy, il se présentait avec cette physionomie dont le sourire est une douce flatterie à l’adresse de l’hôte imprévu. Il recula aussi de quelques pas en trouvant, à la place de l’oncle à héritage, son compétiteur de succession, ce neveu d’Amérique, et il ne sut pas assez vite composer son personnage pour que la mine allongée succédant tout à coup à son sourire ne fût visible pour tous.

Carloman fut obligé, pour serrer les mains de son cousin, de les aller prendre au bout de deux bras ballant de surprise désappointée, et il dit à son cousin :

— Oui, Charles, ce n’est qu’un revenant d’Amérique, et non pas l’oncle de Sennecey. Je vous demande pardon à tous de n’avoir pas songé que cette homonymie causerait une erreur… et aussi une déception.

— Depuis combien de temps êtes-vous à Paris demanda Charles après avoir invité son cousin à dîner et avoir réparé autant que possible les effets de son premier mouvement.

— Depuis trois quarts d’heure à peine. Je n’ai pris le temps, au sortir du chemin de fer, que de changer de vêtements à l’hôtel pour me rendre un peu présentable.

— Ah ! c’est aimable à vous. Et peut-on espérer que votre retour d’Amérique est définitif, ou n’est-ce qu’un voyage d’agrément que vous faites en France ?

La réponse de Carloman Maudhuy à cette question allait éclairer Charles de prime abord sur les intentions de son cousin.

— Je ne sais trop, répondit Carloman qui continuait à regarder beaucoup Cécile. J’ai des intérêts à Chicago. Mais si mon retour là-bas devait me nuire en certaines choses qui me tiennent au cœur je pourrais finir par me fixer en France, après un voyage de quelques mois pour liquider en Amérique.

L’allusion était transparente ; elle inspira des sentiments très opposés à la mère et au fils. Mme Maudhuy, qui prenait en gré ce neveu beau garçon et de mine loyale, se disait que ce gendre vaudrait bien Albert Develt ; mais cette déclaration de Carloman faisait de lui l’ennemi de Charles.

Non, les deux tiers de l’héritage ne seraient pas enlevés à ses combinaisons financières par le mariage de sa sœur avec le troisième héritier de l’oncle Carloman. Il ne savait pas encore comment il s’y prendrait pour conjurer ce danger ; mais à coup sûr, il ne fallait pas laisser s’accentuer l’intimité avec ce jeune parent. Puisque Cécile refusait avec obstination Albert Develt, il ne fallait pas lui laisser trop voir ce nouveau prétendant qu’elle serait capable d’agréer par dépit contre son frère. Une fois Carloman écarté, puisque Cécile s’accommodait de la vie modeste auprès de sa mère, on la laisserait prendre tout doucement le goût du célibat qui convenait à son naturel réservé. Il fallait se résigner à n’avoir que deux parts d’héritage ; mais Charles les gérerait toutes deux si sa sœur ne se mariait pas.

Sous l’influence de cette idée qui s’imposait à lui pour la première fois, Charles fut d’une prévenance inaccoutumée auprès de Cécile tant que dura le dîner. Par contre, il tint son cousin à distance ; mais Mme Maudhuy se montrait aimable pour deux. Elle ne tarissait pas de questions sur le voyage de son neveu, sur sa situation de fortune dont elle s’informait avec un tendre intérêt.

Au dessert, elle proposa de fêter le convive à l’ancienne mode bourguignonne en trinquant à sa santé :

— Je veux vous porter ce toast, lui dit-elle, avec l’excellent clos-Vougeot réservé aux grandes solennités. C’est un présent de l’oncle Carloman, car vous pensez bien que notre peu de fortune m’empêche de meubler notre cave de vins aussi coûteux.

— Ah ! ce pauvre oncle ! s’écria Carloman.

Il approchait le verre plein de clos-Vougeot de ses lèvres au moment où Mme Maudhuy faisait ainsi mention de leur vieux parent, et après cette exclamation faite d’un air affligé il posa le verre sur la table en oubliant qu’il n’avait pas bu.

— Je voulais prendre avec vous ce premier repas de famille sans troubler votre accueil par l’annonce d’une mauvaise nouvelle, dit-il ensuite pour répondre aux questions qui, de droite, de gauche, lui arrivaient. Mais voilà que vous prononcez le nom de notre oncle. Je ne puis pas vous dissimuler plus longtemps que c’est lui qui m’envoie et que je ne suis pas sans inquiétude à son sujet.

— Vous arrivez donc de Sennecey ? lui demanda Charles.

— Oui : je n’avais fait que traverser Paris il y a quinze jours et comme je n’avais pas prévenu mon oncle de l’époque exacte de mon arrivée, j’ai subit le désagrément auquel s’exposent les gens qui cherchent à surprendre leur monde. Je n’ai pas trouvé mon oncle à Sennecey. Il était à Paris.

— À Paris ! s’écrièrent sur des tons très variés Cécile, Mme Maudhuy et Charles.

— Il y a passé douze jours. Il n’est pas venu vous voir ?… Bah ! les vieillards ont leurs bizareries. Il y avait cinq jours qu’il était parti lorsque je me suis présenté à Sennecey, et les braves gens de là-bas, les Trassey, savaient seulement qu’il comptait passer à Paris une quinzaine. J’ai profité de son absence pour m’aller promener à Lyon, à Marseille, à Nice. J’étais curieux de visiter ces villes dont le moindre touriste américain me parlait à son retour de France. Enfin, il y a quatre jours, j’ai retrouvé mon oncle à Sennecey, mais dans un mauvais état de santé ; il toussait, se plaignait du froid. Le mal s’est déclaré avant-hier, et avec violence. C’est une pneumonie. Hier au soir, le docteur m’a dit que ce serait grave ; il hochait la tête, certains symptômes l’alarmaient, mon oncle lui-même a été pris d’un mauvais pressentiment et m’a dit : « Je voudrais revoir Cécile. » Voilà, mes amis, ce que je comptais vous apprendre dans une heure ou deux et non pas à table.

— Quand partirons-nous ? demanda Cécile, Est-il encore temps de prendre le train de nuit ?

— Il est trop tard maintenant, dit Charles après avoir regardé l’heure.

Il ne tenait pas en place d’impatience. Cette dernière péripétie détruisait en partie le plan qu’il venait d’ébaucher dans son esprit. Carloman n’était plus un adversaire, mais un allié dans la lutte prochaine à soutenir contre les Trassey, soit pour empêcher qu’un testament ne fût fait, soit, s’il en existait déjà un, pour défendre les droits des héritiers naturels contre tout legs onéreux. Le danger d’un mariage avec Cécile était éloigné et l’autre, proche. Il fallait donc parer à celui-ci et à cet effet, renoncer à la froide réserve observée pendant le dîner.

Charles s’empara de son cousin sous prétexte de fumer un cigare pendant que ces dames feraient leurs malles pour le départ matinal du train direct, et là, il exposa à l’Américain ses craintes au sujet de la succession de l’oncle Carloman.

Il parla longtemps, étudiant ses périodes, ménageant ses termes, exposant en tacticien consommé les diverses manières dont ils pouvaient être lésés, et les moyens de défense qui paraient à ces attaques. Il faisait de temps à autre une pause, autant pour rassembler ses idées que pour attendre de son cousin un mot d’approbation ; mais Carloman se taisait ; son cigare qu’il fumait rapidement l’entourait d’un nuage de vapeurs dès que l’orateur se tournait vers lui en finissant sa démonstration et Charles en fut réduit à lui demander quel était son jugement particulier sur la situation.

— Votre expression est juste, mon cousin, répondit Carloman après avoir jeté sur la dalle de la terrasse son cigare qu’il écrasa sous son talon avec plus de force que cette opération n’en exigeait. Mon jugement sur cette affaire va vous sembler très particulier, mais on ne vit pas en Amérique sans en rapporter des idées qui choquent les gens de l’ancien monde. L’étonnement d’ailleurs est réciproque. J’ai si bien oublié les us et coutumes de France, moi qui me pique d’être resté Français de cœur, que je me retenais tout à l’heure de rire, de me moquer, et presque de me mettre en colère pendant que vous parliez de notre héritage, de nos droits à défendre. Les biens que notre oncle possède sont à lui, et non pas à nous, et je lui reconnais la liberté de tester pour qui bon lui semblera. Pourquoi ne serait-ce pas en faveur de Julien Trassey qui a vécu près de lui et qui peut être considéré comme son fils adoptif ? Que nous doit-il, notre oncle, sinon des bontés pour les fils de ses frères, des conseils si nous recourons à son expérience, un accueil cordial si nous allons le visiter, et à la rigueur, puisqu’il est riche, des secours au cas où, dénués de tout, nous aurions besoin de son aide ? Là se bornent pour lui ses devoirs envers sa parenté. De ce qu’il est notre oncle et que nous nous appelons Maudhuy comme lui, il ne s’ensuit pas qu’il soit tenu de nous léguer tout ce qu’il possède s’il en trouve un meilleur emploi.

— Mais cette doctrine, s’écria Charles, est subversive de l’ordre social.

— Tel que vous l’entendez, répliqua Carloman avec quelque hauteur dans le ton.

— Elle détruit la famille.

— Pardonnez-moi : elle ne détruit que les compétitions de cupidité ; elle n’annulle que cette odieuse attente de la mort qui est si bien en usage en France qu’on l’y désigne sous un euphémisme expressif : Des espérances ! — Excusez-moi, Charles ; ce n’est pas contre vous que je m’anime, mais contre un travers si bien passé dans les mœurs françaises que chacun en est imbu en naissant dans ce pays et que personne ne s’avise de réagir contre le cynisme de cette avidité qui se repaît des morts, comme un vampire. Moi qui ai grandi dans un autre milieu…

— Les Américains, interrompit Charles, ne passent pas pour gens plus délicats que nous, tant s’en faut.

— Je ne romprai pas une lance contre vous en faveur de leur supériorité morale, reprit Carloman d’un ton plus léger. Ils ont leurs vices, les vices d’une race sans traditions qui la retiennent et l’empêchent d’aller jusqu’à l’excès dans l’exercice de la liberté. Mais vous autres, Occidentaux, vous avez les vices des peuples anciens à qui la substance fait défaut et qui se la disputent à outrance. L’ambition de chaque Américain, c’est de devoir son bien-être à son activité personnelle ; l’idéal de chaque Français, c’est d’arrondir sa fortune de façon à devenir rentier. L’Américain est producteur, vous autres, consommateurs. Ce point de départ différent explique pourquoi l’Américain admet la liberté de tester et pourquoi vos hommes de loi vivent des entraves qu’on oppose ici à cette liberté. Et ne croyez pas, mon cher, qu’en vous exposant ma doctrine je prétende faire montre d’une délicatesse de sentiments supérieure à la vôtre. Vous êtes l’homme de votre milieu social. Je suis l’homme du mien. Si l’oncle Carloman me léguait tout son bien, je dépenserais l’héritage entier, s’il le fallait, à défendre mon droit contre le procès que vous me feriez. C’est vous dire que s’il me donne seulement sa bénédiction dans son testament, je l’accepterai pieusement sans récriminer s’il vous a partagé plus richement que moi.