Librairie Bloud et Barral (p. 212-228).


XVII

— Non, ma nièce ne peut pas aller dîner chez vous ce soir, dit M. Maudhuy à Reine Limet lorsque, au retour de Gigny, la fille du notaire sollicita l’autorisation d’emmener sa jeune compagne. J’ai besoin de Cécile pour régler certaines petites affaires qui nous occuperont toute la soirée. Présentez mes excuses à vos parents. Je ne recevrai personne dans la soirée.

Reine Limet partit désappointée par ce refus maussade que la mine altérée du convalescent lui fit attribuer à un malaise physique. Jamais, au temps où la fièvre le travaillait, M. Maudhuy n’avait eu le teint aussi jaune, les yeux plus enfoncés dans leur arcade sourcilière aussi flétrie de rides. Son corps amaigri gisait au coin du large fauteuil de cuir brun dans une pose affaissée, et une détente des muscles de sa face abaissait les coins de sa bouche, lui donnant une expression amère.

Cécile observa tous ces symptômes et les attribua à l’ennui d’une longue journée passée sans ces distractions dont elle s’ingéniait à entourer le vieillard.

Sa mère n’avait peut-être pas su la remplacer, s’intéresser à ces babioles dont il s’occupait pour tuer le temps. Il fallait être une jeune fille comme elle, c’est-à-dire à quelques égards presque une enfant, pour se plier aux fantaisies d’un malade oisif dont le principal amusement était ce jeu des rébus à combiner, à dessiner, à deviner, qu’il poursuivait sans s’en lasser. Il y avait, dans le tiroir du meuble holllandais, plus d’une main de papier découpée en carrés dont chacun contenait un rébus, avec sa phrase explicative écrite au-dessous par Cécile. Le nombre de minutes qu’elle avait employées à en trouver le sens était mentionné en marge, de la main même de l’oncle Carloman. Il attribuait une importance étrange à la lucidité, à la rapidité de ses découvertes, l’accusait de paresse d’esprit lorsque son hésitation durait plus d’un quart d’heure, et en retour, la félicitait de ses prompts succès avec un enthousiasme digne d’un objet plus sérieux.

Cécile n’avait pas pris goût aux rébus pour être devenue par l’exercice assez habile à les deviner ; mais l’intérêt que le vieillard prenait à ce jeu, les lueurs de gaieté qu’elle surprenait sur la figure ranimée et dans la conversation de son oncle, la payaient de sa patiente assiduité à lui complaire.

L’oncle Carloman n’avait pu trouver ce jour-là un partner aussi docile dans Mme Maudhuy, qui professait très haut le mépris de cette amusette. Pour dérider la sombre mine du vieillard, Cécile ne trouva rien de mieux, après lui avoir conté en gros sa journée de promenade, que de lui proposer pour le soir une bonne séance. C’était entre eux le mot consacré pour exprimer cette succession de griffonnages au crayon, de querelles enjouées sur la fidélité de tel ou tel attribut, qui constituait le jeu des rébus.

L’oncle Carloman hocha la tête négativement, et comme Cécile quittait le salon en annonçant qu’elle allait réparer sa toilette un peu endommagée par ses courses forestières, il dit à Mme Maudhuy qui s’apprêtait à suivre sa fille :

— Non, non, ma sœur, je vous prie de ne pas me quitter… Je me lèverais plutôt de mon fauteuil pour vous retenir. Cécile doit me donner son avis en toute sincérité, sans qu’aucune influence ait pu peser sur elle. Mon acquiescement à vos désirs est à ce prix.

L’excuse envoyée à la famille Limet n’était donc pas une défaite ? Il s’agissait vraiment d’une affaire sérieuse pour le soir ?

Cette idée préoccupa la jeune fille pendant qu’elle faisait à la hâte une toilette rendue nécessaire par ses exploits dans le bois de Lancharres. Elle en avait rapporté un gros bouquet de clématites et de chèvrefeuille sauvages, puis des branches chargées de mûres, mais au prix de quels accrocs dans sa robe de toile bleue ! Le costume élégant de Reine Limet avait reçu des avaries encore plus graves, et le talon d’un de ses cothurnes était resté entre deux cailloux, la laissant boiteuse. Elle n’en avait que mieux sautillé, avec des allures de jeune pie, et c’était sous bois, dans cette quête à travers les fourrés qui les avait éloignées de Julien Trassey et de sa mère, restés dans la prairie, qu’elle avait expliqué à Cécile ce que celle-ci n’avait pas compris jusques-là.

Ces confidences hâtives devaient, dans la pensée de Reine et selon sa promesse, être complétées dans la soirée ; mais le peu qu’elle avait dit, entre deux éclats de rire et en éraillant les dentelles de ses manches aux buissons pour atteindre un brin de chèvrefeuille rouge, suffisait pour rendre Cécile rêveuse.

Après avoir réparé le désordre de ses cheveux que la brise avait dispersés en légères envolées de boucles, elle restait devant la glace de sa toilette sans s’y regarder, sans même s’y voir. Son imagination lui remettait sous les yeux un coin de fourré tout embaumé de chèvrefeuille, qui bordait la chênaie de Lancharres. Le rire aux notes claires de sa jeune amie lui tintait encore aux oreilles, accompagnant ces étranges paroles :

— C’est un bien grand innocent s’il m’en veut d’avoir été auprès de vous le cornac de ses mérites. j’en renoncerais de dépit au métier de Barnum si je n’avais une revanche dans mon succès auprès de mon public. C’est vous, Cécile, que je désigne ainsi, et ne niez rien : je vous ai vue tour à tour émue, attendrie, pénétrée…

Qu’aurait pu dire de plus Reine Limet dans cet entretien du soir dont l’occasion avait été manquée ? Cécile ne le devinait point, pas plus qu’elle ne comprenait quel intérêt avait poussé sa jeune compagne à faire saillir sous la contradiction tous les traits de caractère de Julien Trassey.

Certes, Cécile n’avait pas eu besoin des révélations de ce jour-là sur les sentiments élevés de Julien pour l’apprécier. Depuis qu’elle le connaissait elle avait pu juger qu’il n’était pas de ces hommes à l’égoïsme desquels sa conscience faisait un procès. L’affection de M. Maudhuy pour son filleul avait commandé l’estime de Cécile, qui s’était accrue de sympathie au cours de ces conversations matinales près du convalescent. Cécile s’était abandonnée sans défiance d’elle-même à cet attrait si doux aux âmes tendres, d’une communion d’idées et de sentiments, et qu’avait-elle à craindre de Julien Trassey, dont le respect allait jusqu’à ne lui adresser jamais la parole le premier ?

Mais les insinuations de Reine Limet venaient troubler Cécile dans cette douce quiétude qui était le charme de sa nouvelle existence. Elle s’interrogeait : avait-elle été attendrie, pénétrée, comme Reine l’avait constaté d’un air de triomphe ?… Eh bien, n’est-il pas naturel d’admirer des traits de générosité, d’estimer les nobles caractères ?… Malgré cette réponse que lui suggérait une répugnance à analyser de trop près des sentiments délicats, encore inavoués, Cécile rougissait par moments, comme si elle eût senti peser encore sur elle le regard fin, interrogateur de sa sémillante compagne.

Ce fut en vain que Mme Trassey tenta au dîner d’animer la causerie en racontant la fête des Trafforts et les incidents du déjeuner sur l’herbe. L’oncle Carloman n’en fut pas déridé, il garda sa mine de vieux juge. Préoccupée, Mme Maudhuy n’avait pas même l’esprit assez présent pour remercier Julien Trassey, son voisin de table, des menus services qu’il lui rendait. Cécile n’était pas mieux disposée à la conversation, et ce fut un soulagement pour tous les convives de ce dîner maussade lorsque le maître de la maison se leva et déclara qu’il voulait regagner sa chambre en essayant de marcher.

— Mon parrain, lui dit Julien Trassey, le docteur ne vous permet encore que cinq ou six pas de suite, et le trajet du corridor est trop long pour vos forces.

— Je veux marcher jusqu’à ma chambre, répliqua le vieillard avec l’obstination qu’il mettait à faire ses moindres volontés.

— Vous vous appuierez sur moi, mon cher oncle, lui dit Cécile en s’approchant de lui.

— Non, répondit l’oncle Carloman dont les sourcils se rejoignirent, je ne veux pas m’habituer à une douceur qui peut me manquer. Passe-moi mes béquilles que je n’ai pas encore étrennées… ton épaule ou le bras de Julien étaient si bien à mon commandement quand je voulais changer de place ! Mais il ne faut pas que je m’endorme dans ces gâteries. J’ai besoin de guérir, ne fût-ce que pour peu de temps — et qui donc, à mon âge, oserait espérer des années ? — Mais il faut que je conquière la possibilité de me mouvoir, de sortir, et la locomotion ne devient aisée que par l’exercice.

Cécile ne comprit pas d’abord où devait en venir le long préambule par lequel l’oncle Carloman débuta, après leur entrée dans la chambre où elle était en tiers entre sa mère et lui. Il résuma sa propre existence et analysa ses rapports avec les autres Maudhuy, en paraissant soucieux de démontrer qu’il avait rempli à leur égard les devoirs d’un bon parent. Cécile regardait alternativement son oncle et sa mère, ne comprenant pas la nécessité de cette apologie de la part du premier, s’expliquant encore moins les supplications mystérieuses que lui apportaient les regards de Mme Maudhuy.

— C’est à toi, Cécile, dit enfin l’oncle Carloman, surtout à toi, que cet exposé de faits s’adresse. Je tiens à ce que le passé ne puisse être dénaturé devant toi par quelque rancune contre ma justice… Quand ton père et ton oncle ont été ruinés, j’ai refusé de les aider parce que je m’étais assuré que leur actif dépassait leur passif, et que, par conséquent, le nom des Maudhuy ne serait pas flétri dans cette crise financière. Si je leur avais prêté de l’argent, ils n’auraient rien liquidé et mes capitaux, contre le vœu de mon père, auraient couru les mêmes hasards que ceux que mes frères avaient perdus. J’ai été taxé d’égoïsme, d’avarice.

Mme Maudhuy esquissa un geste indécis, qui tenait de la protestation et de l’embarras.

— Eh ! qu’importe, ma sœur ? J’ai laissé à l’avenir le soin de me justifier. En trouvant intacte et même augmentée la part supérieure à celle de leurs pères que leur aïeul m’avait confiée, les jeunes Maudhuy se diront que la vieille routine a du bon. Si elle n’élève pas des fortunes fantastiques sur une base… en papier, elle est honnête et conservatrice par excellence ; elle s’accroît d’économies, d’amélioration aux biens-fonds, et non de razzias sur les Jocrisses de la Bourse. Tout en prospérant, elle fait vivre des familles de colons, elle jette dans la circulation des produits de première nécessité, elle est le premier élément de la fortune du pays ; et si j’avais à mon service une seconde existence, je ne trouverais pas à l’honorer d’un titre plus beau que celui d’agriculteur. Si mes neveux ne pensent pas de même, tant pis pour eux. Ma responsabilité finira à leur égard du jour où je leur aurai laissé à se partager le dépôt de la fortune des Maudhuy.

— Espérons, dit Mme Maudhuy, que ce temps est encore éloigné.

L’oncle Carloman n’entendit peut-être pas ce vœu pieux. Cécile l’embrassait en le grondant de parler de choses si tristes.

— Voilà ma transition toute trouvée, dit-il à sa nièce, car ce préambule n’était que pour en venir à tes affaires. Je serai quitte envers ton frère et ton cousin de la façon que je viens d’exposer, mais je te dois quelque chose de plus, à toi, parce que les femmes n’ont pas dans l’ordre social les facilités de s’établir qui sont le privilège des hommes, et aussi parce que je t’aime.

L’oncle Carloman prononça ce dernier mot avec énergie, tout en pressant de ses deux mains un peu tremblantes la tête de la jeune fille qui était penchée vers lui.

— Reste là, continua-t-il en lui faisant signe de s’asseoir sur un tabouret à ses pieds, et regarde-moi bien en face, que je suive la succession de tes idées sur ta figure qui ne sait rien dissimuler, Dieu merci !… et pourtant, je pourrais te reprocher de n’avoir pas été assez confiante en ton vieil oncle.

— Moi ? s’écria Cécile étonnée.

— Oui ; si ta mère ne me l’avait appris, tu m’aurais laissé ignorer que tu as un prétendu.

— Non pas un prétendu, s’écria vivement la jeune fille, mais un prétendant, et encore il l’est si peu !

— Qu’entends-tu par là ?

— Mais, reprit Cécile avec gaieté, c’est un prétendant conditionnel, c’est-à-dire un monsieur qui a cru nécessaire de nous apprendre qu’il serait aise de m’épouser quand il aura d’assez gros revenus pour entrer en ménage… si je suis encore à marier à cette époque indéterminée et si son idée, à lui, n’a pas changé.

Mme Maudhuy avança son fauteuil assez près pour pouvoir être vue de sa fille qui n’était plus sous le rayon de son regard depuis qu’elle s’était assise aux pieds de l’oncle Carloman ; puis, elle tança la gaieté de Cécile par cette semonce maternelle :

— Cécile, c’est abuser de cette sotte morgue des jeunes filles qui croient se rehausser en faisant mépris des plus flatteuses attentions. Ceci n’est ni de ton cœur ni de ton style. Tu as emprunté ces façons évaporées à Mlle Limet. Je t’engage à les lui rendre ; elles ne te sient pas. Tu es bien ingrate envers M. Develt qui m’écrit chaque semaine et se lamente de la longueur de notre absence.

— Ma sœur, dit l’oncle Carloman, je vous prie de me laisser élucider à fond cette question sans vous en mêler. Cécile, ce n’est plus une demande conditionnelle que t’adresse M. Develt. La difficulté qui l’arrêtait est levée. Te plaît-il, consens-tu à l’épouser ?

— Jamais ! à aucun prix ! s’écria Cécile avec une chaleur qui la surprit elle-même. La proposition qui venait de lui être soumise lui répugnait à tel point qu’elle ajouta avec une exagération de jeune fille :

— Je le déteste de la tête aux pieds, lui et ses airs gourmés, sa bouche pincée, ses guitares ridicules et ses ongles crochus dans lesquels il se mire.

L’oncle Carloman se frottait les mains ; il jubilait. Quant à Mme Maudhuy, elle se livrait à une pantomime désolée, et répétait l’une après l’autre en les commentant de dénégations confuses, les accusations portées par Cécile contre son prétendant. Mais la voix de Mme Maudhuy était suffoquée par l’indignation, et il n’y eut de perceptible que cette question adressée à sa fille :

— Qu’entendez-vous, mademoiselle, par « ses guitares ridicules ? »

— Pardonne-moi, mère, j’avais la tête un peu montée par l’affreuse perspective d’un tel mariage. Je nomme guitares ces cavatines de sensibilité dont M. Develt apprenait par cœur les motifs pour me les débiter, parce qu’il s’était aperçu que je suis une brave niaise, à prendre par les sentiments. Par bonheur, j’ai l’oreille musicale, et ces guitares ne sont ni dans la voix ni dans les moyens de M. Develt. Mais il a donc fait fortune depuis notre départ ?… Non, la question est mal posée. Il ne songerait pas à moi dans ce cas. Mon oncle, c’est vous qui alliez me doter ?

— Naturellement, répondit Mme Maudhuy qui fit tenir dans ce seul mot tout un poème de regrets maternels.

Cécile venait de détruire en un instant l’œuvre de diplomatie que sa mère avait menée depuis deux mois par d’insinuants pourparlers jusqu’à cette conférence de son beau-frère.

— Grand merci, dit Cécile. Mon oncle, laissez mes beaux yeux dans votre coffre-fort.

— C’est entendu… tu refuses M. Develt ? reprit le vieillard radieux. Passons au second point de notre entretien. Charles s’ennuie seul à Paris, paraît-il, et vous réclame depuis longtemps. Ta mère veut quitter Sennecey la semaine prochaine, Je me suis si bien habitué à ta présence, mon enfant, que tu vas emporter, me semble-t-il, le bienfait de ma convalescence, et que je vais retomber plus malade que jamais dans cette maison que tu égayais de ta jeunesse. Ce sont les affections comme la tienne, vois-tu, qui sont le soleil des vieillards. Quand tu ne seras plus là prête à choyer ton vieil oncle, je ne sais ce qu’il deviendra.

Cécile s’accouda sur les genoux de l’oncle Carloman et tendant vers lui des mains suppliantes qui vinrent s’abattre doucement sur la poitrine du convalescent par une affectueuse caresse, elle lui dit :

— Et si vous consentiez à me garder quelque temps ? si je restais avec vous ? Mère sera avec Charles, nous pouvons nous partager afin que vous n’ayiez pas l’ennui de rester seul.

— Ah ! s’écria l’oncle Carloman, il faut que je t’embrasse pour te remercier d’avoir eu cette idée la première.

Mme Maudhuy s’interposa entre ces deux effusions qui mettaient à néant les plans de son fils, et elle combattit pied à pied le projet de laisser Cécile à Sennecey.

Cécile ne prit part à la longue discussion entre son oncle et sa mère que par ses larmes, car elle fut touchée à vif plus d’une fois dans le débat où l’oncle Carloman accusait Mme Maudhuy de se laisser mener par son fils, et où Mme Maudhuy se plaignait d’avoir une fille assez ingrate pour souhaiter quitter sa mère.

Toutes les objections possibles furent ressassées, tournées dans tous les sens de part et d’autre. Si absolu d’habitude, l’oncle Carloman mettait une patience évidente à ne pas aigrir la discussion. Peu à peu Mme Maudhuy faiblissait ; attendrie par les larmes de sa fille, elle était poussée dans ses derniers retranchements par les prières du vieillard qui mettait de la délicatesse à demander comme une grâce ce qu’il aurait pu réclamer sous peine de sa défaveur future. Mais la pensée des instructions de son fils retenait sur ses lèvres un acquiescement. Ne sachant plus à quel argument se vouer, elle finit par dire qu’elle ferait avec peine, mais résolument, le sacrifice d’une séparation cruelle à son cœur maternel, mais il y avait des considérations, personnelles à Cécile, qui exigeaient le retour de la jeune fille à Paris.

— Lesquelles ? demanda le vieillard.

— Cécile a vingt et un ans et il est grand temps qu’elle se marie. Les épouseurs ne viendraient pas la chercher à Sennecey, où vous ne recevez personne.

— Et pourquoi pas ? s’écria l’oncle Carloman. Vous n’obligez à dire prématurément que j’ai un mari tout trouvé pour Cécile ; un mari dont l’âge, la position et, je crois pouvoir l’affirmer, le caractère réunissent les meilleures conditions que nous puissions tous souhaiter pour notre chère enfant.

Cécile baissa la tête ; elle se sentait rougir et n’osait plus montrer son visage empourpré par un trouble invincible. Son cœur oppressé battait à coups lents et profonds… Quel pouvait être ce jeune homme patronné par l’oncle Carloman ? Une fois de plus, elle crut entendre les jolis sarcasmes de Reine Limet, et elle oublia de se défendre d’avoir été charmée, attendrie, pénétrée.

— Mon frère, disait pendant ce temps Mme Maudhuy d’une voix vibrante, si vous faites allusion à je ne sais quel papotage dont le docteur Cruzillat m’a régalée avant-hier soir, sachez que je ne consentirai jamais pour Cécile à une union qui lèserait les intérêts de Charles.

— Que signifie ceci ? demanda l’oncle Carloman qui, de bonne foi, ne comprenait pas.

Mme Maudhuy ne put pas expliquer l’exclamation qui lui était échappée. Dans sa correspondance, Charles avait traité la question de l’héritage futur comme une partie d’échecs à jouer, c’est-à-dire en faisant toutes les suppositions possibles sur les diverses combinaisons des intérêts et des sentiments en jeu. Il n’avait donc pas négligé le cas où le vieillard, pour avoir le droit de favoriser son protégé, ménagerait un mariage entre celui-ci et Cécile, et cette crainte s’était fait jour dans les questions qu’il adressait à sa mère sur les rapports de sa sœur avec le filleul de l’oncle Carloman. Dans ses réponses, Mme Maudhuy avait rassuré son fils. D’après elle, Julien était un pédant de village, c’est-à-dire la plus triste espèce d’hommes et la moins faite pour plaire à une Parisienne. Ce butor avait d’ailleurs le bon sens de traiter la nièce de son patron en personne au-dessus de sa propre sphère. Charles pouvait être tranquille. Sa mère veillerait. Elle ne voulait pas d’un sot mariage pour Cécile, et même en dehors du danger au sujet de l’héritage, elle ne consentirait pas à donner sa fille à ce rustre prétentieux. Cécile devait épouser, soit M. Develt, soit tout autre jeune homme bien posé dans le monde et pouvant honorer la famille Maudhuy.

Tel était l’accord fait entre la mère et le fils ; mais cette conclusion était impossible à énoncer devant l’oncle Carloman, et Mme Maudhuy ne put répondre que par des faux-fuyants à la question directe qui lui était adressée.

— Je vois, lui dit le vieillard, que vous ne voulez pas m’avouer franchement votre idée, et j’ajoute trop peu d’importance aux romans biscornus de M. Cruzillat pour insister. Il est plus simple de vous décliner le nom du prétendant de mon choix. Sans vous faire languir plus longtemps, c’est mon neveu et filleul, votre neveu, ma sœur ; c’est Carloman Maudhuy.

Le cousin d’Amérique ! Cécile releva la tête, et après la première surprise, elle sourit. Elle et son cousin ne se connaissaient point. Ce n’était pas sérieux, ce projet de mariage. L’oncle Carloman ne s’était pas aperçu du trouble anxieux qu’avait subi sa nièce tant qu’il n’avait pas nommé cet épouseur inconnu ; mais il l’observait maintenant et saisissant au vol son sourire chargé d’une légère ironie, il lui dit :

— C’est un mariage plus avancé que tu ne crois, Cécile. Une des deux parties consent, et avec enthousiasme. C’est Carloman à qui j’ai envoyé ta photographie dans une lettre où je lui contais par le menu ce que tu es, quels goûts, quel caractère j’aime en toi. Il m’a répondu que tu étais juste la femme qu’il rêvait. Voici sa lettre que je tire de mon portefeuille, mais comme la primeur de cette lecture revient de droit à ta mère, fais-moi le plaisir, Cécile, d’examiner cette photographie qui porte une dédicace à ton adresse. Voici : À ma cousine Cécile, le plus dévoué de ses admirateurs, C. Maudhuy.

Cécile dut prendre des mains de son oncle la photographie qu’il lui tendait, et elle la regarda pendant que Mme Maudhuy lisait la lettre de son neveu d’Amérique.

— Eh bien ! N’est-ce pas qu’il est beau garçon ? dit le vieillard.

— Il a l’air d’un Anglais, répondit Cécile.

Et comme son oncle se récriait sur cette appréciation dont il ne savait qu’augurer, elle ajouta :

— Que puis-je vous dire sur la foi d’une photographie ? Mon cousin a l’air franc et droit. Il me plaît comme cousin ; mais je ne puis lui rendre sa politesse et je crois que je mourrai insolvable à son égard.

— Tu déclares cela sur la seule vue de son portrait ?… Vraiment vous avez raison, ma sœur, on ne conçoit rien aux jeunes filles de ce temps-ci. Peut-être suis-je devenu trop vieux pour les comprendre. Cécile condamne son cousin sans l’avoir vu, et cette autre petite tête folle, Reine Limet, s’amuse à lanterner mon filleul depuis six mois et lui ôte, par ses moqueries et ses caprices, la hardiesse de la demander une bonne fois en mariage. Que voulez-vous donc, Mesdemoiselles, et qui saura ce qui vous plaît ?

Si Reine Limet avait entendu cette dernière apostrophe de l’oncle Carloman, elle aurait pu répliquer qu’en effet il avait perdu la juste perception des sympathies naturelles qui s’imposent aux jeunes cœurs.