Librairie Bloud et Barral (p. 188-211).


XVI

Au moment où les visiteurs du soir s’apprêtaient à prendre congé, l’oncle Carloman dit à Mme Maudhuy :

— Voulez-vous permettre à Cécile d’aller demain aux Trafforts pour recevoir en mon lieu et place le bouquet traditionnel des maçons et des charpentiers qui viennent de terminer le nouveau bâtiment ? Depuis qu’elle est ici, cette enfant n’a pu faire aucune promenade, et puisqu’on ne me permet de poser les pieds à terre que pour aller de mon lit à mon fauteuil, il n’y a pas d’espoir que je puisse reprendre de sitôt les excursions dont Cécile a gardé si bon souvenir.

— Il fait bien chaud à courir la campagne, répondit Mme Maudhuy. Je ne m’en sens pas le courage.

— Mais vous n’auriez pas à vous donner cette fatigue. Mme Trassey part avec Julien pour présider au dîner que j’offre à ces gens-là, et si je vous prie de me donner une solution tout de suite, c’est afin de demander à Reine Limet si elle serait aise d’accompagner Cécile.

— Ah ! de cette façon, ce sera tout à fait convenable, reprit Mme Maudhuy.

La perspective d’un long tête-à-tête avec le malade fut pour beaucoup dans le consentement. Jusque-là, l’oncle Carloman avait évité toute conversation suivie avec sa belle-sœur. C’était Cécile qu’il rappelait à ses côtés, ou Mme Trassey dont il réclamait les soins chaque fois que Mme Maudhuy comptait avoir trouvé l’instant favorable pour l’entretenir de l’avenir de ses enfants et de cent autres questions qui s’agitaient entre elle et son fils dans leur correspondance hebdomadaire. Cette fois, elle allait être seule avec son beau-frère et il lui serait possible de se faire écouter.

Le lendemain matin, Reine Limet arriva au moment du premier déjeuner, selon les conventions faites. On devait partir aussitôt après, et le char-à-bancs, couvert de sa tendine de toile grise, stationnait déjà tout attelé devant la porte de la grand’rue.

— Vous n’avez pas fait plus de toilette que cela ? dit-elle en guise de bonjour à Cécile qui entrait dans la salle à manger, vêtue d’une robe de toile bleu foncé, et tenant à la main son chapeau de jardin.

La fille du notaire avait le droit de trouver sans façon la mise de la Parisienne, puisqu’elle arborait pour son propre compte une robe de voile rose pâle, toute ruchée de surah de la même nuance, et un chapeau enguirlandé de roses pompon. Ses gants de Suède rejoignaient aux coudes les ruches de ses manches ; le petit mouvement d’impatience qui lui faisait battre sa jupe avec le manche de son ombrelle rejettait l’étoffe en arrière et montrait ses pieds chaussés de cothurnes à hauts talons.

Cécile répondit : « Il était dans le programme de notre journée de courir les bois ; voilà pourquoi j’ai mis une robe de toile. Je vous avoue d’ailleurs que je serais fort empêchée de me parer d’un costume aussi élégant que le vôtre.

— Et pourquoi ?

— Par l’excellente raison que je n’en ai pas, dit Cécile en riant.

— Vous aller abîmer votre toilette, dit à Reine Mme Trassey avec une sollicitude de ménagère. La poussière flétrira en route les fleurs de votre chapeau et si vous allez au bois de Lancharres, vous gâterez votre robe rose.

— Bah ! j’en ai le moyen, répliqua Reine Limet en pirouettant sur ses hauts talons.

La route de Sennecey à Gigny traverse un pays plat ; mais une partie de son parcours est bordée de bois et a le charme d’une route forestière ; l’autre moitié du trajet, tracée entre des cultures, serait monotone si les larges points de vue sur la plaine qui descend en pente douce jusqu’à la Saône n’étaient variés par l’ondulation des collines de Bresse dont les plans étagés font face aux prairies basses de Gigny.

Cécile n’eut pas à cette rapide course en voiture le plaisir qu’elle s’en promettait. Il lui fallut écouter Reine qui lui contait comment elle avait étrenné sa robe rose à la noce d’une de ses amies de Mâcon. Elle ne fit grâce à sa compagne d’aucun des détails de cette fête, et, par moments, elle en appelait au témoignage de Julien qui, placé sur le premier siège de la voiture avec sa mère, se faisait répéter deux fois les questions avant d’y répondre. Encore le faisait-il en peu de mots, avec une déférence distraite.

— Mademoiselle, dit-il tout à coup à Cécile, vous souvenez-vous assez des Trafforts pour les distinguer d’ici ?

Un tuilage neuf dont le ton cru s’enlevait en vigueur au-dessus d’une série de toits moussus, rongés de lichens et portant des aigrettes de folles graminées, aurait désigné les Trafforts à Cécile au cas où sa mémoire lui aurait fait défaut ; mais elle n’avait rien oublié de ce pays, et quand on fut arrivé à la ferme elle le prouva en courant ça et là dans les vieux bâtiments construits en équerre autour de la grande cour des Trafforts et en désignant les modifications qu’elle y constatait.

La maison neuve, qui faisait face au grand portail, était destinée aux maîtres-valets dont on allait prendre l’habitation pour y aménager des étables. Encore allait-il être nécessaire d’assainir ce vieux bâtiment en pratiquant des fenêtres opposées à celles qui s’ouvraient sur la cour, afin d’y faire circuler au besoin des courants d’air.

— Vous les logez comme des bourgeois, vos cultivateurs ! vint dire Reine d’un ton un peu aigre à Julien pendant qu’il expliquait à Cécile les modifications projetées. À quoi bon ce luxe de bâtisse, si ce n’est à donner des prétentions plus grandes à ces filles de maîtres-valets qu’on voit venir à l’église le dimanche singeant les demoiselles par leur toilette. C’est vraiment ridicule d’avoir élevé un aussi belle maison dans une cour de ferme, et je m’étonne que M. Maudhuy, qui a du bon sens, ait dépensé tant d’argent pour loger ses cultivateurs, quand ces vieux bâtiments suffisaient.

Julien sourit, et continua sa démonstration à Cécile.

— Le sol de Gigny est bas, lui dit-il ; dans ces masures à toits de chaume, à plancher de sol battu des anciennes fermes, les familles des paysans sont entassées et gagnent les fièvres. La maison neuve n’est pas chose de vanité, mais acte de bonne conscience. Si vous allez du côté de la grange où l’on met le couvert des maçons, vous verrez une jeune femme un peu jaune de teint et dont l’œil est trop brillant ; puis une fillette de quatorze ans, très mince, et dont les lèvres sont décolorées ; elles ont pris les fièvres dans cette maison à petites fenêtres et à porte basse, et quoiqu’elles soient traitées à la quinine par le docteur Cruzillat, elles ne seront vraiment guéries que lorsqu’elles habiteront ce palais sur caves dont la splendeur choque Mlle Limet.

Piquée de la leçon, Reine s’entêta dans sa critique, et Julien soutint cette escarmouche avec une vivacité qui fit supposer à Cécile qu’il y avait entre eux quelque chose de plus qu’un dissentiment d’opinion. Bien que Reine ne lui eût fait aucune confidence, Cécile était persuadée que Julien et la fille du notaire étaient à demi fiancés. Depuis son arrivée à Sennecey, bien des allusions à ce mariage en expectative avaient été lancées devant elle par le docteur Cruzillat et même par M. Limet qui professait à l’égard de Julien la sollicitude tendre d’un futur beau-père. Si les Trassey et son oncle s’étaient montrés plus discrets, c’était l’effet d’une délicatesse supérieure au malin babil du docteur et au laisser-aller de M. Limet.

Cette petite querelle des jeunes gens s’en prenait sans doute au premier prétexte trouvé pour exhaler une de ces grosses rancunes d’amoureux qui cherchent des sujets de bisbille. Cécile pensa que sa présence ne ferait qu’envenimer la discussion. Déjà Reine en appelait à son témoignage pour soutenir sa thèse que Cécile ne pouvait approuver. Le bon sens, ce bon sens qui vient du cœur, était à son avis du côté de Julien.

Ne voulant pas blesser sa compagne en prenant parti contre elle, Cécile s’esquiva et se dirigea vers la grange dans laquelle tout le personnel de la ferme était occupé, les hommes, à dresser une longue table de planches sur des futailles vides, les femmes à disposer çà et là les éléments du couvert. Debout sur le char-à-bancs dételé au coin de la cour, Mme Trassey tirait des caissons ouverts une foule de paquets de formes diverses qu’elle tendait à un vieux paysan en lui disant au moment où Cécile s’approchait :

— Doucement, ceci est une tarte… Ne renversez pas cette boîte. Vous mettriez les macarons en marmelade.

— Voulez-vous que je vous aide, Madame ? lui demanda Cécile.

Mais le vieux paysan prévint la réponse de Mme Trassey en disant à la jeune fille, après avoir soulevé le coin de son chapeau de paille :

— Merci bien, Mademoiselle, je suffis à aider Mme Trassey. On m’a renvoyé de la grange sous prétexte que je n’ai pas la force d’agencer la table ; les femmes n’osent pas me confier les piles d’assiettes parce que mes mains tremblent un peu. Si Mme Trassey ne m’employait pas, je n’aurais donc rien à faire. Puisque c’est vous, mademoiselle Maudhuy, qui avez voulu par bonté qu’on me prît aux Trafforts, vous ne voudriez pas que j’y eusse l’affront de me croiser les bras et de ne pas gagner mon pain ?

— Je ne vous comprends pas, répondit Cécile.

Elle croyait voir pour la première fois ce vieux bonhomme qui lui adressait un sourire reconnaissant.

— Ce dernier paquet est pour la cuisine, dit Mme Trassey en jetant dans les bras de son aide un paquet volumineux. Allez vite au lieu de vous amuser à babiller.

Elle avait parlé avec un peu d’humeur, et ce fut d’un bond vif qu’elle sauta du char-à-bancs sans remarquer que la jeune fille lui tendait la main, sans paraître entendre ses questions au sujet du vieux paysan.

— Venez, lui dit-elle, voir l’intérieur de la nouvelle bâtisse. C’est vous qui allez l’étrenner. Le couvert des maîtres y est mis.

— Nous n’allons donc pas dîner dans la grange avec tout le monde ?

— Fi ! s’écria Reine Limet qui les rejoignait en ce moment sur le perron du bâtiment neuf, vous auriez consenti à dîner avec ces gens-là ?

Involontairement, les regards de Cécile et de Julien se rencontrèrent et tous deux sourirent. Ils n’avaient déjà plus besoin de la parole pour constater que leurs impressions étaient les mêmes ; mais Cécile fut la première à réprimer sa gaieté un peu moqueuse :

— Vous êtes digne de votre nom, ma chère Reine, dit-elle à sa compagne ; vous vous entendriez mieux que moi à présider la cérémonie du bouquet à recevoir, du cadeau d’argent à donner qui me préoccupe, parce que j’ignore si je saurai y soutenir dignement mon rôle. C’est cette ignorance des devoirs de mon rang qui m’a fait commettre l’erreur contre laquelle vous protestez.

— Votre oncle serait servi à part, comme vous allez l’être, dit Mme Trassey, et quant à la cérémonie, elle aura lieu dès que vous le voudrez. Je vois nos invités qui arrivent par groupes.

Une heure après les deux jeunes filles et Julien Trassey quittaient à pied les Trafforts. Le programme de leur promenade comportait une visite aux trois hameaux de Gigny, un retour par la Saône au bois de Lancharres où Mme Trassey devait les rejoindre pour le déjeuner qui, d’après le vœu de Cécile, devait être servi sous la feuillée.

Cécile était quitte de la cérémonie du bouquet qui s’était faite en quelques minutes, avec cette rondeur bourguignonne dont la cordialité familière n’exclut pas la déférence. Délivrée de ce souci, elle ne songeait qu’à jouir de sa promenade et s’avançait par les chemins d’un pas alerte que Reine Limet avait peine à suivre. Julien marchait assez loin d’elles pour ne pas les gêner si elles voulaient échanger quelques-unes de ces réflexions de jeunes filles qui veulent le tête-à-tête, assez près cependant pour se mêler à leur entretien s’il y était autorisé.

Ce fut l’humeur de Reine contre cette tournée campagnarde qui valut à Cécile la connaissance des antiquités du pays. Julien s’était rapproché des deux jeunes filles pendant que Reine tournait en dérision l’éparpillement des hameaux de Gigny dans la plaine : Lampagny tout au midi, ombragé de ses bois, au centre, l’Épervière avec l’église neuve, la maison d’école et le parc de son château ; plus loin, se mirant dans les eaux de la Saône, les maisons de La Colonne, et enfin le vieux Gigny, ramassé autour de sa petite église romane, devenue une chapelle.

— Que devrait donc vous montrer Gigny pour que vous trouviez la peine de votre promenade bien récompensée ? demanda Julien à la moqueuse.

— Que sais-je ? répliqua-t-elle, quelque château dans le genre de ceux de Cormatin ou de Bresse-sur-Grosne, par exemple, et qui valût la peine d’être visité.

— Des châteaux ! reprit Julien, Gigny en avait autrefois ; la formation successive de ses hameaux est même due au groupement des populations rurales autour de ces centres de l’ancienne vie féodale. Ainsi Lampagny est assis sur le territoire de trois maisons de chasse seigneuriales. Les familles de Loye, de Naturel et de Corsaire qui possédaient ces pavillons se sont éteintes au début du xviiie siècle ; plus d’une pierre de ces constructions nobiliaires se retrouverait dans les murs rustiques des habitations que nous venons de longer. Le hameau de l’Épervière a mieux gardé son château ; mais ce n’est plus l’ancien château-fort à huit tours que les Piperia élevèrent là dès les premiers temps du moyen âge. Quant à la Colonne, elle n’a plus ni son camp romain ni sa Maison rouge, fort de briques construit plus tard au même emplacement et qui protégeait l’extrême frontière du duché de Bourgogne contre la rive opposée de la Saône qui était d’empire.

— Un camp romain ! dit Cécile. Mais à défaut de monuments restés debout comme témoins de temps anciens, Gigny est vénérable par ses souvenirs.

— Ils datent de plus loin, répliqua Julien qui se sentait écouté avec intérêt. Le vieux Gigny, dont l’église romane avait déjà besoin de réparations en 1119, subsistait bien avant l’invasion romaine dans les Gaules. À l’époque néolithique, Gigny était une des stations familières aux navigateurs qui remontaient les fleuves jusqu’à la mer pour aller chercher en Cornouailles l’étain nécessaire à la fabrication des instruments de bronze.

Reine se reprit à railler de plus belle ces souvenirs antiques dont aucune trace ne subsistait, sauf dans les vieux bouquins dont Julien faisait sa pâture quotidienne.

— Il paraît, dit-elle à Cécile sans s’inquiéter d’être entendue par le jeune homme, que M. Trassey prend un plaisir extrême à compulser les vieux parchemins de toutes les paroisses environnantes, et c’est ainsi qu’il arrive à savoir que dans un champ de blé, par exemple, il y avait une tour il y a six siècles. M. Trassey a tant d’imagination que, sur la foi de ses parchemins, il revoit la tour, en compte les meurtrières et admire son grand air. J’aurais beau me perdre les yeux à lire ces vieux documents, il me serait impossible de me figurer une tour là où j’aperçois des tas de gerbes, et, comme monument plus élevé, une meule de paille. Mais les goûts ne se discutent pas. M. Trassey conserve chez lui des morceaux de mosaïque trouvés à Sens dans une vigne, et de vieux saints d’église, en bois mangé aux vers, en pierre ébréchée et manquant généralement de nez ; puis des débris de ferrailles, jusqu’à des pierres et à des monnaies rongées de vert-de-gris, à ce qu’on dit. Comprenez-vous cette passion pour les vieilleries ?

Julien ne laissa pas à Cécile le temps de répondre à cette question :

— Je ne veux pas, lui dit-il, passer pour un maniaque à vos yeux, Mademoiselle. Confiné à la campagne, j’ai dû me chercher des plaisirs à ma portée. La lecture, l’étude me reposaient le soir des fatigues du jour, et ce goût est de ceux qui s’accroissent en se satisfaisant. Des hasards heureux m’ont mis entre les mains d’anciens documents sur notre canton ; je les ai parcourus… On aime à être renseigné sur le pays qu’on habite, et tout en semble intéressant, même les traces les mieux effacées de son passé. Enfin, lors d’une vente au château de Ranfey qui a enrichi la maison de votre oncle de son mobilier, ma part de butin conquis a été une collection d’antiquités commencée par le vieux baron de Ranfey et mise en adjudication comme tout le reste à la suite des folies ruineuses de son héritier. Ces bronzes, ces panneaux de bois sculpté, ces statues de pierre que j’ai recueillis m’amusent, sont mon luxe, à moi, et si ce goût a quelque chose d’inusité, je ne pose pas pour le savant ni pour l’homme original, puisque je ne montre ma petite collection à personne et que vous n’en soupçonniez pas l’existence depuis deux mois que vous êtes à Sennecey.

— Mais vous me laisserez visiter votre musée, maintenant que j’en connais le voisinage ? lui demanda Cécile. Ne me dites pas non, monsieur Trassey, ou vous me réduiriez à y pénétrer en cachette, grâce à la complicité de Mme votre mère. Je n’en aurai pas besoin ?… Merci. Ceci me donne envie d’être indiscrète encore et de vous demander s’il ne se trouve pas dans votre bibliothèque des livres que je puisse lire.

— Mes livres sont à votre disposition, Mademoiselle, répondit Julien ; mais je dois vous prévenir que Mlle Reine dont la mère m’avait fait une demande analogue à la vôtre, goûte peu les ouvrages que je lui ai prêtés.

— Je déteste les récits de voyage, dit Reine, et en quoi voulez-vous que les Chinois du Père Huc m’intéressent ?

— Serait-ce la suite du voyage au Thibet du Père Huc, missionnaire apostolique, dont vous parlez ainsi ? demanda Cécile. J’ai lu et relu les deux premiers volumes qui m’ont laissé le vif désir de connaître les deux derniers que je n’ai pu me procurer.

— Quoi ! s’écria Reine, ces voyages vous ont intéressée ?

— Sans doute, et, de plus, émue, touchée, remplie de vénération pour ces dignes missionnaires qui ont su décrire avec tant de charme les pays qu’ils ont parcourus au péril presque journalier de leur vie.

— C’est malgré moi, reprit Reine Limet ; mais je ne puis prendre les Chinois au sérieux. Ils me représentent tous des magots de paravent.

— Vous n’avez sûrement pas poussé votre lecture, répliqua Julien Trassey, jusqu’au chapitre où le Révérend Père Huc donne des extraits d’ouvrages chinois dont il dit avec justesse que les sentences ne seraient pas désavouées par La Rochefoucauld. celle-ci, par exemple, me semble belle : « Mes livres parlent à mon esprit, mes amis à mon cœur, le ciel à mon âme, et tout le reste à mes oreilles. »

— Ah ! que c’est profondément senti ! s’écria Cécile. Votre mémoire vous en rappelle-t-elle d’autres, Monsieur ?

— En voici une seconde : « Le plaisir de bien faire est le seul qui ne s’use pas. » Une troisième :

Les grandes âmes ont des vouloirs ; les autres n’ont que des velléités. » La dernière dont je me souvienne est d’un ordre moins élevé, mais elle ne manque pas de justesse. La voici : « On n’a jamais tant besoin de son esprit que lorsqu’on à affaire à un sot. »

Cécile, qui avait admiré de bonne foi les maximes chinoises, baissa la tête sans rien dire quand Julien Trassey eut lancé ce dernier axiome d’un ton de légère malice. Il lui sembla que cet accent et le regard qui l’accompagnait contenaient une allusion à Reine Limet qui vraiment ne se montrait pas ce jour-là à son avantage.

Les bateaux passeurs amarrés au petit port de la Colonne sont toujours prêts à prendre des promeneurs. Pendant que Julien Trassey entrait en pourparlers avec un batelier, les deux jeunes filles s’assirent sur des pièces de bois flotté gisant à terre. Cécile se serait volontiers absorbée dans la contemplation du beau fleuve qui roulait à ses pieds des eaux transparentes entre la grève sablonneuse de la Colonne et la rive mollement infléchie des coteaux bressans ; mais elle crut utile de donner à sa compagne quelques avis sur cette opposition maladroite qu’elle faisait à tout ce que disait Julien Trassey. Il fallait le tact inné de Cécile pour exprimer, comme elle réussit à le faire délicatement, tout ce que Reine pouvait perdre à cette bravade guerroyante dont elle se faisait un jeu.

La jeune fille prit un air singulier pour répondre à ces doux conseils :

— Vous trouvez donc que j’avais tort contre ce pédant à propos des Chinois, des antiquités. — invisibles de Gigny et au sujet de la nouvelle bâtisse ? Là, de bonne foi, vous l’approuvez en tout ? Ah ! le docteur Cruzillat est habile à voir courir le vent !

Et sans s’expliquer davantage, Reine partit d’un éclat de rire. Julien Trassey s’avançait vers les deux jeunes filles pour leur annoncer que le bateau était prêt. Cécile ne put demander à sa compagne ce que signifiait son allusion maligne à la perspicacité du docteur Cruzillat, mais il lui aurait été facile de reprendre presque aussitôt la causerie au point où elle en était restée, car après avoir installé les passagères à l’arrière du bateau, Julien Trassey s’éloigna d’elles pour aller aider à la manœuvre.

Une timidité qu’elle-même ne s’expliquait pas empêcha Cécile de questionner Reine Limet. Des scrupules, si délicats qu’elle-même n’aurait pu les définir, enchaînaient sa curiosité. Par bonheur, Reine ne demandait qu’à s’expliquer, et elle dit avec le même accent mutin :

— Il se passe entre nous deux quelque chose de comique. Vous me prenez pour une étourdie, une tête à l’envers. Oh ! ne protestez pas, ce serait inutile. Quant à moi, je vous ai méconnue jusqu’à vos conseils désintéressés de tout à l’heure. Je m’aperçois maintenant que la douceur, la sincérité de votre figure ne mentent pas et que de nous deux, c’est vous qui êtes la plus naïve. Vous ne me comprenez pas ? mais je vous comprends désormais, moi !

— Ce n’est pas difficile, répondit Cécile avec un sourire qui taxait d’aimable enfantillage cette dernière saillie de Reine ; mon caractère est très peu compliqué.

Reine tira de son corsage un bouquet de pâquerettes à pétales légèrement rosés qu’elle avait cueilli chemin faisant dans les prés avoisinant la Saône, et elle le fixa au corsage de Cécile en lui répondant :

— Ces fleurs vous iront mieux qu’à moi, car elles sont votre emblème. Elles ont un cœur d’or irradié de jolies blancheurs un peu rougissantes. Vraiment, elles vous ressemblent en tout.

— Vous devenez poétique, ma chère Reine.

— Parce que c’est vous qui m’inspirez. Écoutez : je vais vous faire un aveu. Pendant les premiers temps de votre séjour à Sennecey, je ne vous aimais guère. Vous me portiez ombrage.

— Moi !… Mais en me connaissant davantage, vous vous êtes donc aperçue que je valais mieux que vous ne l’aviez supposé d’abord ?

— Voilà qui est raisonné d’après votre caractère, et non d’après le mien. Mon estime n’était pas en question. Vous n’avez qu’à paraître pour que votre mérite, votre charme aimable et doux s’imposent… et ce n’était pas là mon moindre grief contre vous. Je n’avais pu me comparer à aucune autre jeune fille avant votre arrivée ou du moins les parallèles que j’avais pu établir jusque-là tournaient tous à mon avantage. Mais la comparaison de vous à moi, blessante pour mon amour-propre, m’a permis de m’étudier, de me juger, ce à quoi je n’avais jamais songé… Ne me croyez pas en proie à un accès d’humilité. C’étaient vos talents que j’enviais, et ces manières aisées que je n’avais pu acquérir à Sennecey. Quant à vos goûts, si je les préférais aux miens, je cesserais d’être moi même, vous concevez ? J’ai donc appris à me connaître, à savoir ce qui convient à mon naturel. L’incident de cette noce à Mâcon m’y a aidée aussi ; je me suis amusée là autant que M. Julien s’y est ennuyé. C’était pour lui une corvée que ce jour de fête ; et il a porté jusqu’au bal (où il n’a pas dansé) la mine d’un homme qui ravale ses bâillements. Moi je rêve encore des plaisirs de ce jour-là. Il n’y avait donc plus pour m’exciter à lutter contre vous qu’un petit reste d’humeur batailleuse, sans autre intérêt que de vanité. Je combattais pour l’honneur, et non pour le profit, car, en résumé, si je l’emportais, j’aurais joué à qui gagne perd. Mais votre candeur a raison de ces dernières velléités. Cécile, je vous rends les armes. Voyons ! qu’avez-vous donc à me regarder de cet air ébahi ?

— C’est que j’aurais autant compris les maximes chinoises de tout à l’heure si M. Trassey nous les avait débitées dans leur idiôme oriental.

— Il y a là un peu d’affectation, reprit Reine. Il est impossible que vous ne m’entendiez point.

— Je vois que vous vous êtes donné pour amusement de taquiner vos compagnons de promenade, l’un par des non-sens spirituels, moi, par des énigmes, et cela est assez en rapport avec votre naturel enjoué pour que nous le prenions de bonne part.

— Hum ! parlez pour vous, Cécile, car M. Trassey a bien l’air de me bouder… ce qui est d’un ingrat. Je vais le rappeler et continuer ce que vous nommez mon jeu ; mais je m’y livrerai dans d’autres dispositions qu’auparavant.

Malgré Cécile qui l’en dissuadait, Reine appela le jeune homme qui abandonna sa rame au passeur et gagna l’arrière du bateau. Quand il fut assis sur la planche restée inoccupée jusque-là, Reine se plaignit de l’abandon où il laissait ses compagnes de route.

— La conversation du batelier avait sans doute plus d’attraits pour vous que la nôtre, ajouta-t-elle. Qu’est-ce que cette sorte d’uniforme qu’il porte ? Cette ceinture de laine bleue serrant sa chemise, ce pantalon garance, est-ce la tenue officielle de passeurs de Gigny ?

— Quelle question vous faites pour une personne du pays, Mademoiselle ! répondit Julien. Ce garçon-là est tout simplement en congé militaire et use par économie ses vieux effets du régiment. Si je suis resté près de lui, c’est qu’il me demandait conseil. Son temps est presque fini, et comme il a les galons de sergent, il est tenté de poursuivre la carrière militaire.

— Sans doute vous l’en avez détourné ?

— Bien au contraire. Intelligent comme il l’est, ce jeune homme rendra des services à son pays dans le poste qu’il a déjà gagné, et s’il étudie, s’il se distingue, il finira par conquérir l’épaulette. Notre armée manque de bons sous-officiers. Je viens de lui en assurer un.

— Je me figurais, répondit Reine, que l’exemple est le meilleur sermon, l’instruction la plus efficace, si notre armée a un si grand besoin de sous-officiers, souhaitons que ce batelier ignore que vous lui conseillez un devoir patriotique dont, pour votre compte, vous vous êtes dispensé, après avoir fait parade publique de votre vocation militaire.

Si le ton de la jeune fille était resté celui d’une plaisanterie mutine, ses paroles avaient quelque chose de si agressif que Julien Trassey en fut blessé ; mais ce ne fut pas à Reine qu’il adressa sa justification.

— Mademoiselle, dit-il à Cécile en s’inclinant devant elle, peu vous importe que je sois militaire ou fermier, et il ne me serait jamais venu à l’esprit de vous entretenir de mon passé, du choix de ma carrière ; mais je tiens à votre estime et je me vois forcé de vous prouver que je ne mérite pas le reproche qui m’a été adressé devant vous… Je comptais suivre l’exemple de mon père ; il m’avait élevé dans l’idée que la première des fonctions sociales, c’est la défense de la patrie. Cette opinion de mon adolescence a été trop justifiée en 1870 pour être abandonnée par moi quand j’ai atteint l’âge d’homme. Mais à ce moment, j’ai dû faire à mon parrain, à ma mère, le dur sacrifice de renoncer à ma vocation. Votre oncle, resté seul, déçu dans l’espoir de fixer les siens auprès de lui, était plongé dans un marasme qui, disait-il, pouvait lui devenir fatal. En invoquant le bienfait de mon éducation que je lui devais en grande partie, en me rappelant l’asile et l’aide amicale que ma mère avait trouvés chez lui, il m’a prié de renoncer à mes idées et de me consacrer à ses dernières années. J’ai dû m’y résoudre. Je l’avoue, ce n’a pas été sans luttes — non contre M. Maudhuy ; je n’aurais voulu pour rien au monde blesser mon bienfaiteur — mais avec moi-même. J’ai passé quelques tristes années. Rien ne m’avait préparé au rôle que je devais jouer. Très sensible aux riantes beautés naturelles de notre pays, je répugnais aux détails de l’exploitation agricole. Tout ce tracas de récoltes, de marchés, ce va-et-vient de gros sous, de bestiaux et de charrues me semblait trivial. J’avais la nostalgie du champ de manœuvre et de ce clairon qui, pendant les cinq mois du siège de Paris, m’avait sonné le réveil. Mais le devoir, ce que je croyais mon devoir, m’enchaînait ici. Je n’ai donc été ni versatile, ni… lâche. Ce ne sont ni les dangers, ni les rigueurs de l’état militaire qui m’ont détourné de ma voie. J’ai mené ici une existence aussi rude et moins en rapport avec mes goûts, du moins au début.

— Ici, je proteste, s’écria Reine. Votre passion pour les fleurs, vos succès aux comices agricoles prouvent bien qu’en homme intelligent, vous avez eu l’esprit de vous intéresser à votre tâche obligée et vous auriez tort de me garder rancune, monsieur Julien, de ce que j’ai provoqué cette explication. Croyez-vous que Cécile puisse prendre en mauvaise part l’aveu de votre dévouement à son oncle ?

La barque avait dépassé le pont de Gigny dont le guet hardi domine d’assez haut la Saône pour être respecté par les débordements les plus élevés, et l’on apercevait déjà la masse feuillue du bois de Lancharres. L’entretien continuait entre les passagers sur un ton amical. Julien montrait à Cécile, sur la rive de Bresse, la longue file de peupliers qui borde la route de Saint-Germain-du-Plain, et lui désignait, en arrière, les deux villages d’Ormes et de Noiry, vaguement profilés au penchant du coteau.

— Il y a deux personnes là-bas dans la prairie qui borde le bois de Lancharres, dit tout à coup Reine Limet. Il me semble que c’est Mme Trassey qui dispose sous un saule les éléments de notre déjeuner. Ce carré blanc sur le gazon, c’est une nappe étendue, et ces paniers d’où l’on déballe des ustensiles de couvert me rappellent qu’une promenade sur l’eau est un excellent apéritif. Mais je ne sais pas quel est ce paysan qui aide Mme votre mère, Monsieur Julien. Il doit gémir d’avoir été obligé de renoncer pour notre service au festin de la grange.

— Non, il n’est plus d’âge à aimer les repas bruyants, répondit Julien. C’est Claude Costet.

— Ah ! c’est lui qui m’a parlé dans la cour des Trafforts, s’écria Cécile. Je ne l’avais pas reconnu. Que voulait-il dire en prétendant que c’était à moi qu’il devait d’être là ? Mais il me l’expliquera lui-même.

— Je ne puis pas vous renseigner sur ce point, dit Reine Limet ; M. Julien en sait plus que moi là dessus ; mais si j’en juge d’après son air embarrassé il ne se soucie pas de vous l’apprendre.

— C’est vous, mademoiselle, qui vous plaisez à me mettre au supplice aujourd’hui, dit Julie Trassey, après s’être remis d’une légère confusion qui n’avait pas échappé à l’œil malin de la jeune fille. Mais je n’ai pas à esquiver cette seconde explication, et il vaut mieux qu’elle vienne de moi que de Claude Costet. Je ne me serais pas ingénié à tirer ce vieillard de chez son gendre où il est un peu durement traité, si Mlle Cécile ne s’était intéressée à lui au point de demander chaque jour de ses nouvelles tant qu’il a été souffrant, et de s’inquiéter ensuite de sa situation précaire. Cette bonté de Mlle Cécile m’imposait de chercher un moyen d’adoucir le sort de ce vieillard. Il s’est trouvé que la fermière des Trafforts, alanguie par les fièvres, ne pouvait soigner sa basse-cour qui est la plus nombreuse de tout l’arrondissement et qui exige des soins minutieux, sans parler de fréquents voyages aux foires d’alentour. Je lui ai conseillé de prendre Claude Costet pour cette besogne qui demande de la méthode, de la régularité et qui n’a rien de fatigant. Il s’acquitte à merveille de son office et s’occupe entre temps à cent autres menus travaux, ce qui le fait prendre en gré aux Trafforts où l’on avait commencé par rire de cette place de fille de basse-cour donnée à un vieillard. J’avais dû, pour mettre fin à ces quolibets, annoncer que c’était Mlle Maudhuy qui avait voulu qu’on employât ainsi Claude Costet. Ce n’était pas là un mensonge. L’idée était vôtre, Mademoiselle ; je n’avais fait que l’exécuter.

Le bateau évoluait vers la rive. Au moment où Julien finissait de parler, le passeur accostait une grève sablonneuse et s’élançait à terre en tirant à lui la corde qu’il ne se donna pas la peine de fixer à l’un des pieux enfoncés çà et là.

— Quand vous voudrez ! dit-il dès qu’il eut attiré assez près l’embarcation dont le balancement obéissait à la traction de son bras vigoureux.

Julien Trassey présida avec sollicitude au débarquement des deux jeunes filles. Cécile sauta la première sur le sable et fit quelques pas en avant. Tout ce qui s’était dit au cours de cette promenade sur la Saône l’agitait un peu sans qu’elle s’expliquât pourquoi.

Lorsque ce fut le tour de Reine de s’aider du bras de Julien, elle lui dit :

— Je gage que vous m’en voulez ?

— N’en aurais-je pas un peu le droit, mademoiselle ? répondit le jeune homme avec une intonation de reproche.

— Mais, pas du tout. Vous devriez au contraire me remercier.

— De quoi donc ?

— Vous en êtes là ?… C’est donc le privilège des belles âmes ?… Bah ! je ne suis pas chargée de leur apprendre ce que parler veut dire, et il est plaisant que, de nous trois, je sois la seule à le savoir.