Librairie Bloud et Barral (p. 180-187).


XV

La guérison de l’oncle Carloman faisait peu de progrès. Le docteur Cruzillat assurait que son malade entravait le bienfait de son traitement par les accès de colère qui, de temps à autre, le prenaient contre la lenteur de sa convalescence. M. Maudhuy se donnait ainsi des accès de fièvre nerveuse après lesquels il restait inerte, presque sans voix. L’inaction, l’immobilité constituaient à elles seules une maladie pour ce vieillard qui, jusqu’à son accident montait à cheval chaque jour et fournissait de longues courses à pied à travers ses domaines.

Cécile avait le privilège, non seulement de ne jamais irriter le malade, mais encore de calmer par sa seule présence ces mouvements fébriles qui se traduisaient en tracasseries de détail sur tout son entourage ; pourtant elle ne réussissait pas toujours à dérider le patient quand il était plongé dans une de ces crises de marasme où il s’affaissait souvent.

— Souffrez-vous ? lui dit-elle en s’approchant de lui avec une tendre expression d’intérêt, par une chaude après-midi d’août qui avait inspiré à Mme Maudhuy l’idée d’aller faire une sieste.

Allongé sur son fauteuil de malade, l’oncle Carloman abandonnait sa tête sur le dossier de cuir ; la contraction de son front et de ses lèvres, ses mains crispées l’une sur l’autre au point d’accuser le réseau des veines bleuâtres et gonflées à travers l’épiderme décoloré, témoignaient d’un effort pour lutter contre quelque assaut douloureux.

— Ce n’est pas ce que tu crois, dit-il en remuant légèrement sa jambe blessée. Ce mal n’est pas là, mais à la tête… Ne te lève donc pas pour chercher un de ces remèdes de bonne femme que ta mère excelle à proposer, et Jeanne-Marie, à essayer. Mon mal est tout moral. Je cherche quelque chose qui m’échappe, un moyen de faire un acte de justice, de prévoyance, et je ne réussis pas à le trouver… Laissons cela et causons. Dis-moi, mon enfant, as-tu du caractère ? Saurais-tu, par exemple, résister à une volonté de ton frère ?

— Cela dépend, répondit Cécile, de ce qu’il voudrait exiger de moi. Sauf en ce qui porterait atteinte à ma conscience, à ma dignité, je lui cèderais en tout afin d’avoir la paix.

— C’est ce que je pensais, murmura l’oncle Carloman, mais ta réponse est trop vague. Faisons une supposition : si je te laissais cette maison en héritage et que ton frère voulût la mettre en vente pour en avoir de l’argent comptant, le laisserais-tu faire ?

— Non, parce que cette maison doit rester aux Maudhuy. Si tout ce que vous possédez, mon cher oncle, peut être légué par vous à d’autres personnes que vos parents sans que nous ayions le droit de nous trouver lésés, cette maison seule, qui est le nid de la famille, appartient aux vôtres et doit leur rester, me semble-t-il.

— Ah ! ah ! de tout mon héritage, cette maison te paraît seule digne de n’être pas aliénée, vendue ?

— Ce sont des idées noires qui vous plissaient le front, mon cher oncle ? Chassez-les, je vous en prie ! Que ferais-je bien pour vous distraire ? Voulez-vous un peu de musique ?

— Non. Je retomberais dans ma poursuite de cette solution introuvable.

— Je vous proposerais volontiers une lecture ; mais après avoir fouillé toute la maison, je n’ai trouvé que ces deux gros volumes in-folio que j’ai feuilletés et dont quelques articles m’ont fait rire. Mais je crains que les bizarreries de ces recettes et les gravures grossières qui les accompagnent n’aient rien de neuf pour vous.

Cécile désignait à son oncle ce dictionnaire de Chomel dont le grand succès au siècle dernier a été consacré par plusieurs éditions successives. L’auteur de ce livre, d’une famille de médecins d’élite, élève, pour les arts agricoles, du célèbre La Quintinie, était un digne ecclésiastique, et joignait à ses fonctions d’économe du grand Hôpital de Lyon le titre de curé de la paroisse Saint-Vincent, de cette même ville. On retrouve ces divers caractères nettement indiqués dans ce dictionnaire de plus de trois mille pages où il résuma, à l’âge de soixante-quinze ans, les connaissances multiples acquises au cours d’une longue vie toute employée au bien. Les progrès scientifiques obtenus depuis 1732, date de l’apparition de cet ouvrage, relèguent beaucoup de ses indications au rang des vieilleries démodées ; mais toute la partie morale reste parfaite, et offre même des renseignements curieux sur les mœurs intimes de l’ancienne France, et parmi les recettes entassées dans les doubles colonnes de ses pages, on trouve des conseils d’hygiène précieux, des observations ingénieuses, des traditions oubliées. L’originalité de ce Dictionnaire Œconomique (tel est le titre de cet ouvrage), c’est de composer une sorte d’Encyclopédie de connaissances religieuses, morales, scientifiques, agricoles, cynégétiques et industrielles.

— Ah ! dit l’oncle Carloman à sa nièce, tu te moques de mon brave vieux Chomel pour avoir lu au hasard quelque feuillet contenant une médication risible, telle que la poudre du crâne de larron pendu, à prendre contre l’épilepsie.

— Oui, justement, dit Cécile qui ne se contraignit plus de rire, c’est sur ce remède fantaisiste que je suis tombée. J’ai pensé qu’il me serait impossible de trouver mieux dans ce genre, et je ne me suis plus amusée qu’à regarder les vignettes dont les dessins sont si raides et les hachures si grossières.

— Eh bien, tu as méprisé à la légère mon bon Chomel. À travers ce fatras de naïvetés, il donne des conseils excellents. Grâce à lui, j’ai soigné dans mes fermes beaucoup de bestiaux malades, qui auraient péri avant l’arrivée du vétérinaire ; Chomel m’a appris quelle qualité de terre comporte telle ou telle culture. Je lui dois le bon aménagement de ma basse-cour et, mieux que tout cela, le souvenir toujours présent du bon exemple qu’un maître doit à ses subordonnés.

— Tout cela ? fit Cécile surprise.

— Pour t’en convaincre, prends le premier volume, cherche à la lettre E. l’article Enf. et lis-moi les devoirs des enfants. Tu pourras juger de la façon dont Chomel prescrit à chaque classe de la société ses obligations particulières.

Cécile prit le grand in-folio relié en veau tacheté à plats épais, garnis intérieurement de gardes jaspées, rose et blanc sur fond bleu de roi, et avant qu’elle cherchât l’article désigné, son oncle lui montra au revers blanc de la garde intérieure une signature d’une écriture haute et large qui était celle de l’acquéreur de cet ouvrage :

Pierre Maudhuy, 1751.

— C’est ton aïeul, dit l’oncle Carloman, qui a mis là sa griffe.

Quand Cécile eut lu à haute voix les devoirs des enfants, elle convint de son irrévérence à l’égard de Chomel, et cela, sans qu’il fût besoin de lui demander si son opinion s’était modifiée ; elle était pénétrée de respect pour la sagesse religieuse de cette instruction.

— Mais tout cela, lui dit son oncle, est un peu sérieux comme lecture d’agrément. Tu te plains de n’avoir rien à lire ici. Il me semble pourtant que tu reçois chaque semaine ton journal ; ce journal de modes que je vois là-bas sur le guéridon, Et à propos, à quoi sert à une jeune fille un journal de ce genre, si ce n’est à l’occuper de futilités et à la rendre coquette ?

— Pardon, mon oncle, c’est tout au contraire. Ces publications sont plus utiles aux jeunes filles pauvres comme moi qu’aux riches ; elles y apprennent à faire leurs vêtements, leur lingerie et cent rubriques d’économie domestique.

— Voyons cela, fit l’oncle Carloman.

Mais il ne fit que regarder les feuilles de patrons, les modèles de chapeaux et s’arrêta au bas de la dernière page devant une succession de dessins minuscules composant un rébus.

— Ah ! j’étais autrefois très habile à deviner les rébus, dit-il. M. de Glennes aimait ce petit jeu ; il en composait et s’amusait même parfois à m’écrire ses ordres tout en rébus, pour le plaisir de m’en faire chercher la signification. Est-ce que tu y es habile, toi ?

— Guère. J’attends presque toujours le numéro suivant pour constater ce que signifiait le rébus de l’avant-dernier.

— C’est de la paresse d’esprit, s’écria l’oncle Carloman avec une vivacité singulière. Tu es ici depuis cinq semaines. Tu as donc cinq numéros de ton journal. Les voilà tous là-bas sur le chiffonnier. Porte-les moi. Je veux que tu m’expliques chaque rébus l’un après l’autre.

Cécile se prêta au caprice du malade ; mais elle ne parvenait pas à établir un sens suivi à l’aide des mots épars que les dessins lui suggéraient.

— Bah ! disait l’oncle Carloman, je les ai tous compris à première vue, moi. Cherche… ingénie-toi…

Ce fut long. Il fallut toute la docilité de Cécile, son désir d’arracher son oncle à ses idées noires pour la stimuler. Enfin, à force de se reprendre, de tâtonner, elle vint à bout des cinq énigmes proposées et sa surprise fut grande lorsqu’elle vit son oncle jeter en l’air sa toque de velours noir d’un geste dégagé, guilleret.

— J’ai trouvé, s’écria-t-il, j’ai trouvé !

— Ah ! ah ! fit-elle en le menaçant gentiment du doigt, vous m’avez attrapée, mon oncle. Je gage que c’est moi qui ai travaillé pour votre compte et que vous n’auriez rien deviné de vous-même.

— Ne cherche pas d’explication à ce qui vient de m’échapper, ma petite. C’est un rébus plus compliqué que ceux de ton journal. Mais écoute : veux-tu contenter ton vieil oncle ?

— Je viens de vous en donner la preuve, répondit Cécile.

— Eh bien, j’inventerai des rébus et tu t’exerceras à les deviner.

— Cela vous amusera ? fit Cécile avec un soupir à demi résigné.

— Beaucoup, et en récompense je vais tout de suite te faire présent de ce dictionnaire de Chomel. Donne-moi une plume et de l’encre. Je vais écrire au revers de la garde que cet ouvrage t’appartient. Mais tu me le laisseras ici, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas emporter ces deux monuments de volumes à Paris où tu n’en aurais que faire. Tu les retrouveras à Sennecey.

Malgré la puérilité de cette donation écrite, Cécile dut s’y prêter et même signer son acceptation au-dessous des caractères un peu tremblés de l’oncle Carloman. Elle le vit si radieux après cette cérémonie qu’elle se prit à penser que l’ennui de la maladie jetait son vieil oncle dans des passe-temps presque enfantins.