Librairie Bloud et Barral (p. 168-179).


XIV

Cécile se réveilla si tôt le lendemain qu’il était à peine six heures lorsqu’elle revint à petits pas par l’allée principale du parterre, après avoir fait le tour de l’enclos.

Son oncle l’avait tendrement abusée par cet envoi de fleurs et de fruits qui lui avait fait croire au succès complet de ses anciennes plantations. L’arbre de Judée avait bien poussé dans la cour du petit logis, transformée en pelouse ; quelques fraisiers des bois prospéraient encore dans les fourrés du labyrinthe et le cordon fleuri des pervenches serpentait des deux côtés de la charmille ; mais les boutures de rosiers n’avaient pas pris, et il n’y avait pas trace de pêchers en espaliers au mur neuf dont l’exposition au nord n’était pas assez favorable pour qu’on eût pris garde aux sauvageons semés par Cécile. Avaient-ils seulement paru hors de terre ?…

Après une vraie promenade de papillon, toute en zigzags capricieux, la jeune fille s’arrêta devant la pyramide d’arbustes qui tenait le milieu de la cour sablée devant la maison, et son attention fut attirée par la bordure du linaire à mille fleurs lilas encapuchonnées dont les brindilles retombaient çà et là.

— Bonjour, Mademoiselle, vous êtes bien matinale pour une parisienne ! lui dit Mme Trassey qui traversait la cour.

Après lui avoir rendu son salut cordial, la jeune fille lui répondit :

— Quel est le nom de cette petite plante, et comment la cultive-t-on ? est-elle rare ?

— Rare ? Non ; elle pousse d’elle-même dans les creux des vieux murs, entre les pavés. Julien vous dirait son nom botanique, mais ici on la nomme Ruines de Rome. Il paraît qu’on la trouve à profusion sur les vieux monuments de Rome, et c’est de là que lui vient son nom vulgaire.

— La graine doit être contenue, reprit Cécile, dans les petites capsules roses qui se dressent au-dessus des feuilles. Tiens ! il y en a aussi de bleues, de noirâtres, et d’autres, d’un gris-poussière. Ces couleurs diverses doivent être dues aux divers degrés de maturité… Vous riez, Madame ?

— Oui ; le grand sérieux que vous mettez à étudier ces brins d’herbe me rappelle mon fils qui examine chaque nouvelle plante, et les cultive toutes avec passion. Il parle de leurs habitudes, de leurs goûts, de leurs répugnances de voisinage, comme s’il parlait d’êtres raisonnables.

— Ah vraiment ? Eh bien, M. Julien a raison. Si c’est une passion que le goût des fleurs, c’est la seule que je voie tout à fait aimable et innocente… À voir cette quantité de graines qui mûrit sur cette Ruine de Rome, je crois que je ne nuirai pas à ces plantes en faisant une récolte pour en semer à Paris. Qu’en pensez-vous, Madame ?

— Tu parles de ton départ dès le lendemain de ton arrivée ? dit la voix de l’oncle Carloman.

Cécile se retourna, surprise, et n’aperçut personne dans la cour ; mais Mme Trassey lui désigna en souriant une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée. Le fauteuil du malade s’encadrait dans cette baie qui servait de cadre au buste amaigri du vieillard. Il parut à Cécile de teint plus jaune, et plus tiré de traits qu’il ne lui avait semblé la veille aux lumières.

La jeune fille s’élança vers la fenêtre qui était celle d’un ancien office et, en se penchant sur le rebord de la pierre, elle réussit à embrasser son oncle qui continuait à se plaindre qu’elle s’ennuyât déjà chez lui.

— C’est injuste, très injuste ! disait Cécile. Ah ! vous espérez m’échapper en éloignant votre tête. La fenêtre n’est pas si haute et je sais encore sauter. Voyez plutôt.

En deux bonds, la jeune fille se trouva près de son oncle dans cette pièce qui avait été transformée en chambre à coucher pour éviter le transport quotidien du blessé à travers l’escalier. Tous les meubles de son appartement du premier étage se retrouvaient là, jusqu’aux portraits de famille, suspendus du panneau qui faisait face à son lit, jusqu’au bureau à cylindre, devant lequel Julien Trassey était assis et compulsait un registre chargé de comptes.

Il se leva pour saluer Cécile qui rougit d’avoir eu ce témoin de son intrusion cavalière.

— Qu’as-tu ? lui demanda son oncle. Puisque nous sommes entre nous trois, expliquons-nous une fois pour toutes. Que signifie cet air de défiance réciproque arboré tour à tour par chacun de vous ? Tu viens de faire trois pas en arrière après avoir aperçu Julien. Voilà pour ta part, Cécile. Hier soir c’est Julien qui ne t’a pas rendu une seule fois les menus services d’un voisin de table et qui n’a pas su te parler sans balbutier… Je n’ai pas deux procès à faire. Je sais que chez Julien, ce n’est qu’un peu de sauvagerie qui céderait vite si on lui donnait confiance. Mais toi, Cécile, qui as vu le monde et qui sais ce qu’on s’y rend d’égards mutuels, de bonnes apparences, tu n’as pas les mêmes excuses que lui. Avoue-moi franchement ce que tu as contre mon filleul ?

— Moi ! dit Cécile. J’ai contre M. Trassey… la petite honte d’avoir été surprise par lui en flagrant délit de gaminerie. Je croyais, mon oncle, que vous étiez seul à me voir si bien escalader les fenêtres.

— Et voilà tout ? demanda M. Maudhuy avec une insistance dans l’accent qui étendait la portée de cette question.

— Que pourrait-il y avoir encore ? dit Cécile dont le regard allait droit et pur de la figure contractée du vieillard à Julien qui rangeait ses registres à la hâte et se préparait à sortir.

— C’est que je serais peiné de vous voir vous traiter en étrangers, continua M. Maudhuy. Cécile, mon filleul a été un fils pour moi. C’est à son initiative que je dois le bien-être qui embellit mes dernières années et que je ne me serais pas avisé d’acquérir ; il n’y a pas une amélioration dans ma demeure, dans mes propriétés, et même dans mon être moral que je ne lui doive, et…

— Nul n’est obligé d’assister à son propre panégyrique, interrompit Julien d’un ton gai. On assure que les sots sont les seules gens à y prendre goût. Vous me mettez tellement mal à l’aise, mon parrain, que je vais en avoir une plus haute idée de mon petit mérite… Adieu donc. Je serai de retour vers sept heures du soir.

— Tu oublies, grand étourdi, le sujet de notre discussion de tout à l’heure.

Julien, qui avait déjà ouvert la porte, revint près du fauteuil du malade. Gagnée par la rondeur de ce débat, Cécile dit avec une pointe de malice :

— Ah ! ah ! mon oncle, ce filleul accompli vous tient tête quelquefois ?

— Oui, Mademoiselle, répondit Julien. J’ai mis peut-être plus de diplomatie que d’humilité à interrompre mon éloge. Tout panégyrique a ses ombres et mon parrain est si grand ami de la vérité que j’avais à craindre qu’il les indiquât.

M. Maudhuy souriait de les voir s’essayer aux rapports cordiaux qu’il souhaitait voir s’établir entre eux.

— Cette discussion, dit-il à sa nièce, est à ton sujet. D’abord, comment t’es-tu trouvée dans ta chambre ?

— À merveille ; mais vous êtes un magicien, mon oncle, d’avoir deviné que mon rêve était une chambre tendue de perse à branchages peuplés d’oiseaux.

— Bah ! les vieux sorciers n’ont pas des idées assez fraîches pour deviner les goûts des jeunes personnes, répondit l’oncle Carloman. Je récuse un compliment qui ne me revient pas. Mais voici le sujet de la discussion ; j’avais donné carte blanche à Julien ; pourtant, malgré son insistance, je n’avais pas consenti à faire trimballer de Châlon ici un piano de location avant de savoir si c’était nécessaire. Julien était persuadé que ce délai était inutile. Je tenais bon et voilà sur quoi nous nous sommes querellés. C’est toi qui vas nous juger. Qui avait raison de nous deux ? Ta mère a-t-elle dépensé de l’argent pendant dix ans pour que tu aies le droit de répondre si l’on te demande un air : « Je ne sais rien par cœur… je n’ai rien dans les doigts ? »… En un mot, que tu aies ou non appris la musique, est-ce que cela servira à quelque chose ou… à rien qu’on apporte ici un piano ?

— Je ne comprends pas, dit Cécile, la question que vous me posez. En retour, je vais vous en adresser une autre qui sera plus nette : mon oncle est-ce que la musique vous ennuie ?

— Au contraire.

— Alors, au risque de renchérir sur le panégyrique en question, j’avoue que vous aviez tort contre M. Julien, mon cher oncle. Et ne craignez pas que je fasse des façons au piano. Ma seule qualité comme musicienne est une grande mémoire et des doigts qui ne se lassent pas.

— Ah ! ah ! dit l’oncle Carloman, voilà qui va stimuler d’émulation Reine Limet qui nous régale de minauderies chaque fois qu’on la prie de montrer son petit talent.

Julien fit un geste discret, mais exprimant l’improbation. Cécile en augura qu’il était contrarié de cette critique contre la jeune personne qu’il devait épouser. L’idée que Julien était engagé lui ôta tout à coup cette réserve cérémonieuse dont elle n’avait pas su se départir jusque-là à l’égard de ce jeune homme. Il était le filleul de l’oncle Carloman et comme une sorte de parent éloigné. Autant de raisons pour Cécile de le traiter avec une cordialité familière, quasi fraternelle, d’autant mieux qu’elle y était conviée à la fois par son oncle et par une sympathie née de la veille.

Cette bonne harmonie s’accentua les jours suivants dans leurs rapports journaliers. Mme Maudhuy elle-même ne la vit pas d’un mauvais œil. Les Trassey, selon elle, auraient dû éloigner le vieillard de sa famille s’ils eussent été aussi roués que Charles l’avait supposé. Au contraire, Mme Trassey était pleine de déférence envers la belle-sœur du maître de la maison ; elle l’initiait au train domestique, lui laissait ses clés quand elle sortait, la mettait en garde contre les traits de caractère du malade, palliait au besoin les maladresses qui échappaient à la Parisienne, peu au fait des partis-pris qu’adoptent les vieillards déshabitués de toute contradiction. Quant à Julien, Mme Maudhuy ne le voyait que le soir ; elle ne se levait pas d’assez bonne heure pour assister à ces causeries matinales qui, d’un accord tacite, se renouvelaient autour du fauteuil de l’oncle Carloman.

Cécile trouvait toujours Julien occupé à inscrire des chiffres sur ses registres ou à faire à M. Maudhuy un rapport verbal de la journée de la veille. Les affaires n’étaient pas interrompues par l’arrivée de la jeune fille qui s’asseyait et travaillait à des pantoufles en drap brodé que le blessé devait trouver prêtes à chausser au jour trois fois heureux où il pourrait poser ses deux pieds à terre. Mais quand les registres étaient clos et les ordres donnés, quelles bonnes causeries à trois s’établissaient dans cette chambre de malade ! Le vieillard y portait comme appoint un tour d’esprit caustique, une verve bourguignonne qui s’éveillait peu à peu et finissait par s’échapper en traits bouffons. Cécile y mettait la gaieté de ses vingt ans, et le naïf enivrement de sa nouvelle vie dans cette résidence de son goût, auprès d’un parent dont elle était chérie. Julien, qui avait perdu son ancienne gaucherie restait le plus sérieux des trois et représentait le modeste bon sens dans ce trio de causeurs. Pourtant il prenait tant de plaisir à ces entretiens qu’il lui arrivait d’en oublier l’heure où ses travaux l’appelaient au dehors, et c’était de la part de l’oncle et de la nièce une conspiration quotidienne pour réussir à le captiver ainsi. Quels bons rires lorsque Mme Trassey venait rappeler à son fils que son cheval tout sellé l’attendait depuis une demi-heure !

Les réunions du soir n’avaient pas cette intimité. Quelques personnes amies arrivaient vers huit heures, et deux tables à jeu rapprochées l’une de l’autre permettaient d’établir un boston. Mme Maudhuy et le maître de la maison, l’une par goût, le second pour donner l’exemple, prenaient toujours place au jeu. Cécile s’en dispensait dès que le nombre des visiteurs le lui permettait. Quant à Julien, il s’excusait sur son incapacité à manier cartes et jetons. Mme Trassey veillait au bien-être de chacun et revenait faire de petites pauses sous la lampe du guéridon où elle laissait son tricot dès qu’une prévoyance de bonne réception lui venait à l’esprit. Cécile travaillait aussi sous le rayon de cette lampe qui éclairait le livre que Julien tirait de sa poche dès que le boston était engagé.

Lorsque la famille Limet était au nombre de ces visiteurs, Julien ne renonçait pas à sa lecture, ni Cécile à sa broderie, mais l’un et l’autre en étaient forcément distraits par le babil de Reine Limet. Elle adressait à Cécile des questions sans fin sur Paris qu’elle ne connaissait pas et qu’elle s’imaginait comme un lieu enchanté où les fêtes se succèdent sans interruption, faisant de l’existence une fantasmagorie féerique. Elle s’étonnait des réponses de Cécile qui lui avouait ne pas connaître la plupart des lieux de plaisir et des pièces de théâtre qu’elle lui nommait.

Un peu vaine d’être mieux renseignée qu’une Parisienne, ou charmée d’avoir un motif d’arracher Julien à sa lecture, Reine en appela au jeune homme pour savoir s’il était vrai, comme l’affirmait Cécile, que les plaisirs de Paris ne fussent à la portée que d’une minorité d’oisifs.

— Faites-nous la grâce de quitter un instant votre livre pour trancher ce débat entre nous, lui dit-elle avec une vivacité coquette. Vous êtes allé deux fois à Paris. C’est assez pour avoir une opinion.

— J’ai passé, dit Julien, huit jours à Paris il y a six mois ; j’allais y traiter des affaires qui prenaient mes matinées. Je courais les musées dans mes après-midi ; le soir, rompu de fatigue, je m’endormais à l’heure des campagnards.

— Mais à votre autre voyage ? car je vois que celui-là ne compte pas.

— Vous oubliez, Mademoiselle, répondit Julien subitement grave, ou vous ne savez peut-être pas que cet autre voyage a eu lieu en 1870. Mes plaisirs parisiens ont été alors de passer les nuits arme au bras en grand’garde aux avancées, de dormir dans la boue et la neige des tranchées avec ma compagnie de mobiles de Saône-et-Loire. Je n’aurais échangé ni alors ni aujourd’hui ces privilèges contre ceux que vous enviez… et que j’avoue ne pas connaître.

— Mais, Monsieur, comment faisiez-vous partie en 1870, des mobiles de Saône-et-Loire ? lui demanda Cécile. Mon oncle disait l’autre jour que vous étiez du même âge que mon frère, et Charles s’est employé pendant le siège aux bureaux de notre mairie, parce qu’il n’avait pas atteint l’âge de la conscription.

— Je n’avais que dix-neuf ans, en effet, répondit Julien, mais j’étais grand et fort, capable de me servir de mon fusil, ce qui m’a permis de devancer l’appel. Le souvenir de mon père, l’idée qu’il aurait repris du service s’il avait vécu, enfin le désir de faire mon devoir parmi nos gens de Saône-et-Loire, tout m’a poussé dans la garde mobile plutôt que vers un autre corps.

— Ah ! Monsieur, dit Cécile émue, vous avez été des défenseurs de notre pauvre Paris. Merci !

Ce soir-là, Reine Limet étouffa plus d’un bâillement, car la conversation se maintint entre Mme Trassey, Cécile et Julien à un diapason qui n’était pas le sien.

Elle n’était pas plus heureuse quand une fansie des joueurs battus ou la vanité de sa mère réclamait un intermède musical. Il fallait qu’elle payât de sa personne, puisque Cécile avait la simplicité de ne jamais se faire prier. Reine massacrait un des deux morceaux qui constituaient son répertoire : la fantaisie sur Faust ou le Thème allemand, de Leybach. Elle lançait à toute volée ce fouillis de notes, s’accrochant aux passages difficiles, enlevant par routine quelques arpèges, martelant ses accords pour dissimuler les défaillances des basses ; mais bien ou mal rendu au point de vue mécanique, aucun de ces deux morceaux n’arrivait sous ses doigts à exprimer un sentiment quelconque.

M. Martin Limet s’extasiait paternellement devant cette gymnastique tapageuse, mais il exprima ce soir l’opinion générale en disant à sa fille :

— Ces morceaux sont brillants, mais pourquoi ne nous joues-tu pas du nouveau, à l’exemple de Mlle Cécile ?

— Ah ! il faudrait étudier. Tant pis. J’ai fini mon temps de pension, répondit Reine, dont le ton délibéré fit rire l’assistance.

— Savez-vous quelle commission mon parrain vient de me donner pour vous ? vint dire tout bas Julien à Cécile. Il m’a chargé de vous demander si après ce charivari, vous voulez bien lui faire entendre un peu de musique.

Cécile se mit au piano en souriant, mais elle se reprocha vite ce sourire peu charitable, qui ravalait la pauvre Reine Limet.