Librairie Bloud et Barral (p. 138-153).


XII

Si impatiemment qu’on attende la fin d’une semaine, on finit par l’atteindre. Le matin du départ arriva. Cécile ne fut pas pourtant quitte des assiduités de l’ami de son frère. Ce fut une surprise, mais la famille Maudhuy retrouva Albert Develt à la gare de Lyon où il s’était rendu pour souhaiter un bon voyage à ces dames.

Le jeune homme tenait à la main un bouquet de roses qu’il pria Mme Maudhuy de vouloir bien accepter pour fleurir son coin de wagon ; puis, il courut prendre les billets, faire enregistrer les bagages, et, pendant que Charles suivait son ami, en protestant que tant de hâte ne servait à rien, Mme Maudhuy dit à sa fille en lui montrant le bouquet de roses :

— Voilà les bénéfices des mères. Ce bouquet me revient, parce qu’on ne peut se permettre de te l’offrir. Est-ce masculin, cette attention, et cet empressement à nous épargner les petits tracas d’un départ ?

— Non, c’est assez gentil pour prendre un faux air féminin, répondit Cécile en souriant.

Depuis leur longue causerie, Mme Maudhuy s’était emparée de la distinction faite par sa fille entre les sentiments masculins et les sentiments féminins pour en plaisanter, et c’était entre elles un jeu de paroles qui se renouvelait à l’occasion.

— Mesdames, il ne nous reste plus qu’à passer sur la voie, leur dit Albert Develt en revenant avec les billets de bagage. J’ai vu le sous-chef de gare ; on va nous ouvrir une porte spéciale de ce côté. Vous ne serez pas obligées de stationner dans la salle d’attente, et nous allons vous établir dans vos coins de wagon avant les autres voyageurs.

— Voilà pourquoi tu te dépêchais tant, lui dit Charles. Je comprends aussi pourquoi tu te trouvais à la gare avant nous.

Quand les voyageuses furent installées, Albert Develt prit à l’éventaire du marchand de journaux qui circulait sur le trottoir de la voie, quelques publications illustrées qu’il glissa auprès de Mme Maudhuy. Ses derniers mots à Cécile, au moment où il prenait congé, furent aussi ingénieux qu’aimables.

— Adieu, mademoiselle, lui dit-il. Il serait trop présomptueux d’espérer que vous aurez, pendant votre absence, le moindre souvenir de l’ami de Charles ; mais vous penserez assurément aux fleurs, aux arbustes de votre balcon. Vous avez chargé votre frère d’en prendre soin ; mais Charles n’est pas champêtre — l’expression est de vous — et je le sais capable de tout laisser griller au soleil de juillet. Comme mon rôle est de l’empêcher de périr d’ennui dans sa solitude, j’inspecterai votre jardin, je l’arroserai, ni trop ni trop peu. Oh ! vous pouvez vous fier à mon désir de vous entendre dire au retour que rien n’a souffert par ma faute. Alors si, par ricochet, en pensant à vos plantes, il vous arrive de songer à moi…, je vous en serai très reconnaissant.

On sait ce que sont ces trajets de sept ou huit heures en chemin de fer pendant les fortes chaleurs de l’été. Mme Maudhuy fut bientôt accablée au point de sommeiller dans son coin de wagon. Cécile regarda défiler à sa droite les paysages fugitifs que le train parcourait. Elle régalait ses yeux de ces tableaux mouvants, des épisodes de moissons qu’on retrouvait tout le long de la ligne. Elle rêvait à Sennecey, à l’accueil qui l’y attendait ; elle éprouvait des impatiences de marcher, de courir, de respirer l’air des champs qu’elle accusait de ne pas vouloir pénétrer par la fenêtre du wagon qui ne laissait arriver jusqu’à elle que la fumée de la locomotive et la poussière de la voie, dorée au passage par le soleil.

Après l’arrêt du dîner à Dijon, Mme Maudhuy se sentit ranimée, rafraîchie et, quand le train reprit sa marche, elle donna ses dernières instructions à sa fille sur la conduite à tenir avec les gens de Sennecey.

Les Trassey, mère et fils, étaient des adversaires naturels, mais une saine politique commandait d’être irréprochables à leur égard. On devait accabler les Trassey d’une politesse digne, étudiée, ne donnant prise à aucune familiarité. Qu’était-ce que Jeanne-Marie Trassey, après tout, sinon la gouvernante de la maison de M. Maudhuy ? Qu’était-ce que Julien Trassey ? un factotum, un employé à gages. Donc, une déférence froide à leur égard était dans l’ordre des choses.

Quant au docteur Cruzillat, il fallait se défier de l’inconsistance de son caractère, mais se montrer aimable envers lui, afin de bénéficier des informations que son naturel curieux le mettait à même de procurer.

M. Martin Limet, le notaire, chercherait sans doute à lier sa fille avec Cécile. Eh bien, il ne faudrait pas refuser ces avances qui auraient l’avantage de donner à Cécile une compagne de son age.

Mme Maudhuy n’ajoutait pas, mais elle pensait que cette liaison lui fournirait les moyens de découvrir ce qu’on avait à craindre de l’alliance d’intérêts soupçonné par Charles entre le notaire et Julien Trassey. Les jeunes filles sont expansives entre elles. Reine Limet ne manquerait pas de se vanter de son prétendant auprès de sa nouvelle amie, et l’âme de Cécile était si transparente qu’il serait facile à sa mère de deviner ces confidences.

Cécile se laissait endoctriner avec docilité ; mais au fond, elle suivait moins les recommandations de sa mère que sa propre pensée. Oui, certes, elle obéirait à ces avis de politesse, de discrétion, d’affabilité ; mais peu lui importaient tous ces gens-là.

À Sennecey, son oncle seul l’intéressait, son vieil oncle qu’elle avait eu tant de chagrin à quitter autrefois et dont elle avait longtemps craint de ne pas regagner l’affection. Elle seule l’avait senti chaud de cœur, cet homme rude de dehors qu’on avait souvent accusé devant elle de bizarrerie chagrine et de tyrannie sans qu’elle osât prendre sa défense. Comment aurait-elle pu opposer son instinct de fillette de treize ans à la rancune de sa mère et à l’ascendant d’un frère aîné dont l’opinion faisait loi ?

Mais ces tristes temps de brouille où chacun commet de son côté des injustices de jugement étaient passés. Cécile avait pu enfin prendre sa douce revanche en disant tout haut ce qu’elle n’avait jamais cessé de penser tout bas de son oncle. Le cœur lui battait plus fort dans la poitrine à l’idée que chaque tour de roue du wagon, chaque aspiration haletante de la locomotive la rapprochait de Sennecey. Comme elle allait embrasser l’oncle Carloman ! Quelle joie d’avoir à lui rendre les menus services exigés par sa convalescence ! de lui faire la lecture, de le distraire en causant avec lui, de le promener dans les allées du parterre !

La part d’égoïsme que Cécile reconnaissait dans le sentiment qui l’animait, tenait à sa joie de se promener dans le jardin, de visiter ses anciennes plantations et de recommencer ses excursions d’autrefois dans la campagne si la santé de son oncle les lui permettait vers la fin du séjour de ses parents à Sennecey.

À sept heures et demie, l’express stoppa à Châlon-St-Côme. Mmes Maudhuy quittèrent leur wagon ; elles avaient à prendre l’omnibus pour aller attendre à la gare de Châlon-ville le train mnibus qui part pour Sennecey à 8 h. 6 minutes du soir. Ayant prévenu M. Maudhuy de ces détails elles espéraient trouver à la gare de Sennecey un camion quelconque propre à transporter leurs bagages jusqu’à la maison de l’oncle Carloman. Mais ce plan se trouva modifié.

Comme Cécile et sa mère s’acheminaient dans la cour de la gare vers l’omnibus, suivies d’un facteur qui traînait leurs malles sur sa brouette, un jeune homme vêtu de drap gris clair et qui se tenait, son chapeau de feutre à la main, près de la porte vitrée, s’approcha d’elles en leur disant :

— Mesdames Maudhuy, si je ne me trompe ?… M. Maudhuy m’envoie…

— Ah ! vous êtes au service de mon beau-frère ? répondit Mme Maudhuy étourdiment avant d’avoir regardé la personne qui l’interpellait ainsi : d’un geste aussi prompt, aussi irréfléchi que son exclamation, elle tendit à cet individu la valise un peu lourde qui lui chargeait la main.

— Madame, répondit le jeune homme sans ombre de dépit, mais avec un sourire qui montra sous sa moustache blonde les dents courtes et perlées de race bourguignonne, je suis Julien Trassey, filleul de M. Maudhuy, et tout à fait son serviteur et le vôtre.

Sans attendre que Mme Maudhuy s’excusât, le jeune homme la quitta pour aller déposer dans une jardinière arrêtée sous les arbres de la cour la valis dont il avait été nanti si lestement, et il présidât ensuite au chargement des bagages sur cette voiture, qui, au delà de ses deux sièges, offrait un emplacement assez vaste pour loger plus de colis que les voyageurs n’en avaient apporté. Pour aider à caser les malles, Julien Trassey avait sauté à l’arrière de la voiture, malgré les instances du facteur qui lui disait d’un ton respectueux :

— Laissez-moi faire tout seul, monsieur Trassey ce n’est pas là de l’ouvrage pour vous.

Mais le jeune homme enlevait les malles avec une aisance robuste et, en un instant, elles furent fixées. Il s’occupa ensuite de relever le siège de devant qui se repliait à moitié pour donner passage jusqu’au second banc mobile, ajouté pour la circonstance, chacun de ces sièges ne comportant que deux places.

— J’ai débuté par une bévue, disait pendant ce temps Mme Maudhuy à sa fille. Je me demande ce qu’il vaudrait mieux faire quand je serai assise à côté de lui, ou laisser tomber l’incident ou m’excuser sur une distraction. Le cas est embarrassant.

— Je crois, mère, que vous y ajoutez plus d’importance que M. Trassey lui-même. Il vous a répondu avec beaucoup de tact et d’esprit, de l’air d’un homme qui ne se trouve pas offensé.

— Ah ! que tu es jeune de te fier aux apparences ! Je t’assure que je ne vais savoir quelle contenance tenir. Regarde, il ouvre le passage vers le second siège. Si nous y prenons place toutes les deux, il restera seul sur le banc de devant, et nous accentuerons ainsi la situation que mon étourderie lui a infligée. Il aura l’air de notre domestique. Tu vois bien que je suis forcée de monter auprès de lui ; autrement, il pourrait faire quelque rapport enfiellé contre moi à ton oncle qui l’en croirait tout de suite, lui qui me reprochait autrefois ce qu’il appelait ma morgue bourgeoise.

— Je vais te sortir d’embarras, dit Cécile, et, s’avançant vers la jardinière elle ajouta en s’adressant à Julien Trassey qui attendait le bon plaisir des voyageuses :

— Monsieur, c’est moi qui monte près de vous, si vous le voulez bien. Je veux être la première à distinguer les toits de Sennecey.

Julien Trassey acquiesça par une inclination de tête à cette motion faite du ton le plus cordial, et quand la jeune fille fut installée à la place de gauche, il monta à droite et s’assit de façon à laisser le plus d’espace possible à sa compagne de route qui fut saisie de timidité, car elle attribua cette réserve silencieuse et cette froide déférence à la rancune.

Tant que la voiture parcourut les rues de la ville, Cécile, tout en regardant à droite et à gauche les maisons de Saint-Côme, ne put s’empêcher d’examiner à la dérobée Julien Trassey… Ce n’était vraiment pas un paysan, comme elle se l’était figuré d’après Charles qui traitait de rustre le filleul de l’oncle Carloman. Si le teint de Julien était coloré par sa vie en plein air, si la ligne blanche qui apparaissait à son poignet sous ses manchettes lorsqu’il rendait les guides au cheval, attestait par son contraste avec les mains brunies que le jeune homme usait peu de gants, ces mains-là étaient soignées et leur forme élégante, en parfaite harmonie avec le profil correct de Julien, avec ce je ne sais quoi dans les traits et l’attitude qui décèle des habitudes d’esprit délicates.

Bientôt la voiture se lança sur la route départementale. Tout occupé de son cheval qu’il excitait par des petits mots d’amitié sans toucher au fouet, à demeure dans sa gaîne de cuir, Julien ne donnait aucune occasion à Cécile de lui adresser la parole.

Ils parcoururent ainsi plusieurs kilomètres. La route traversait ces riches campagnes châlonnaises où les cultures les plus variées alternent, selon que le terrain s’abaisse ou se relève en plateau. En bas, les prairies entourées de saules noueux et de buissons échevelés, poussant leurs rejets verts, déjà hauts depuis la coupe de juin ; puis les champs de maïs avec leurs hautes quenouilles dont les feuilles lancéolées ressemblent aux oriflammes pendant d’un mât ; plus haut, les champs de blé dont quelques-uns ondulaient encore au soleil avec ce bruit d’or remué particulier aux épis mûrs ; d’autres moissons, déjà coupées, s’amoncelaient en tas réguliers de gerbes dans les sillons où pointaient des tiges de chaume entre les festons des liserons rampants. Enfin, sur toutes les pentes, la vigne étalait ses pampres verts.

Le soleil qui se couchait dans une gloire de rayons jetait des teintes chaudes sur cet agreste paysage ; les lointains, aperçus entre la ligne fugitive des arbres bordant la route, s’estompaient dans une ombre transparente, couleur gris de lin. Des vols d’ailes rayaient le ciel où nageaient de légères gazes de vapeurs, nuancées de rose et de pourpre chatoyante.

— Ah ! ce n’est plus là le ciel de Paris ! dit Cécile à demi tournée vers le second banc, mais prête à donner la réplique à Julien Trassey s’il croyait cette exclamation à son adresse.

Ce fut Mme Maudhuy qui répondit à sa fille. Les yeux fixés à vingt pas au delà de son attelage, le jeune homme resta absorbé dans son rôle de cocher.

Malgré les encouragements que lui apportaient les signes de sa mère, Cécile n’osa pas renouveler sa tentative. La réserve de Julien lui en imposait. Elle sentait instinctivement que ce sérieux, cette immobilité n’étaient pas causés par une rancune mesquine, qu’ils exprimaient plutôt une dignité quelque peu sauvage ; mais Cécile ne savait comment rompre la glace, et elle n’aurait pu se résoudre à parler la première à son muet compagnon si un incident ne lui en avait donné l’occasion.

Une voix s’éleva tout à coup du fond d’un fossé, en même temps qu’un chapeau de paille était agité par un bras nu jusqu’au coude, apparaissant au niveau du talus herbu de la route :

— Ohé ! vous de la voiture, allez-vous jusqu’à Sennecey ?

Julien Trassey poussa le cheval jusqu’au bord du talus gazonné et l’on aperçut un vieux paysan assis sur l’herbe du fossé, les jambes étendues ; il était visible que la fatigue et quelque malaise physique l’avaient jeté là, car il était livide, malgré le masque de hâle qui noircissait ses traits ridés, et bien qu’il se trouvât à l’ombre d’un buisson, de grosses gouttes de sueur couraient sur son front et sur ses joues.

— Comment vous trouvez-vous si loin de chez vous, Claude Costet ? lui demanda Julien Trassey.

— Ah ! c’est vous, monsieur Julien ! s’écria le vieillard dont les yeux languissants se ranimèrent. Le bon Dieu m’aime de vous avoir envoyé par ici à la place de tant d’autres qui auraient passé sans faire attention à un pauvre homme dans l’embarras.

— Que vous est-il arrivé, mon pauvre vieux ? dit Julien avec bonté. Mais je le devine. Cette gerbée à côté de vous me prouve que vous avez glané toute la journée. Vous avez couru de champ en champ, sans vous rappeler que vos soixante-seize ans vous donnent droit au repos, et vous en avez pris plus que votre compte.

— Il y a de ça, répondit le paysan en se grattant la tête d’une main, pendant que son autre main se portait vers ses genoux par un geste douloureux, je suis vanné de fatigue… mais il y a autre chose aussi. Le fait est que je ne puis remuer ni pied ni patte et vous me rendrez service, puisque vous avez à passer devant la maison de mon gendre, en lui disant d’emprunter une carriole et un cheval pour venir me tirer d’ici.

Julien Trassey allait répondre spontanément ; mais les premières syllabes s’arrêtèrent sur ses lèvres, qui ne laissèrent échapper qu’un soupir. Cette fois, Cécile avait compris, et elle n’hésita point à se pencher vers le jeune homme pour lui dire tout bas :

— Monsieur, il serait inhumain d’abandonner là ce pauvre homme. La voiture a quatre places, nous n’en occupons que trois. Est-ce que vous auriez, pour votre part, de la répugnance à lui offrir l’hospitalité ?

— Moi !

En disant ce simple mot, Julien tourna vers la jeune fille ses yeux dont la pupille noire envahissait l’auréole bleue, et ils échangèrent un sourire. Mais un sourire suffit pour se comprendre, entre gens d’égale délicatesse.

— Allez donc, monsieur, dit alors Cécile, voir si ce pauvre homme a besoin d’aide. Vous pouvez me confier les guides ; je maintiendrai le cheval.

Julien fit d’abord rétrograder la voiture en ligne sur la chaussée, puis il descendit dans le fossé ; il y resta au moins cinq minutes, et, quand il reparut, ce fut sans être suivi par Claude Costet. Cécile remarqua en lui une expression soucieuse pendant qu’il venait fouiller dans le coffre pratiqué sous le siège de la jardinière. Il en tira un écrin un peu volumineux.

— Monsieur, qu’a donc ce pauvre homme ? lui demanda Cécile.

— Il a été piqué à la cheville, et, je le crains, par une mouche charbonneuse. Le bouton est déjà noirâtre, le pied un peu gonflé ; voilà pourquoi il ne pouvait marcher. Par bonheur, j’ai toujours avec moi cette petite pharmacie de campagne. Je vais ouvrir, débrider la piqure, la cautériser à l’ammoniaque ou à l’acide phénique, la faire saigner un peu. Il vaut mieux que le patient ait un chirurgien novice que d’attendre trois quarts d’heure plus tard l’office d’un vrai médecin.

— Monsieur, puis-je vous aider ?

Mais Julien ne répondit pas à cette offre de Cécile ; après cette explication donnée à la hâte, il s’était empressé de redescendre dans le fossé pour y remplir sa mission charitable.

Mme Maudhuy s’opposa au vœu de sa fille ; cette histoire de mouche charbonneuse la terrorisait ; elle ne se croyait pas elle-même en sûreté sur cette route où des milliers d’insectes tournoyaient aux derniers rayons du soleil ; mais Cécile, animée du désir d’être utile, combattit les frayeurs de sa mère et, s’autorisant d’un demi-consentement, elle remit les guides à Mme Maudhuy, sauta légèrement à terre et descendit le talus de la route.

Julien, à genoux sur l’herbe du fossé, tenait à deux mains la cheville du blessé et faisait saigner la plaie qu’il y avait ouverte.

— Monsieur, dit la jeune fille en se baissant, ne faudrait-il pas essuyer un peu le sang avant de verser l’ammoniaque ? Voici mon mouchoir.

Julien s’en servit, tout en lui répondant tout bas :

— Vous n’êtes pas trop péniblement affectée de la vue de ce sang ? Moi, je me fais l’effet d’un bourreau. De grâce, mademoiselle, retirez-vous ; je crains que vos forces n’égalent pas votre courage.

— Il ne s’agit pas de moi, dit Cécile. Puis-je vous aider, à verser l’ammoniaque par exemple, pendant que vous tiendriez la plaie bien ouverte ?

— Il est certain que j’opérerai mieux et plus vite si vous ne répugnez point…

Ils abrégeaient leurs explications, s’entendant à demi-mot. La plaie était cautérisée, bandée lorsque Cécile s’aperçut que le vieux paysan laissait aller sa tête de tous les côtés et paraissait près de perdre connaissance. Jusque-là, il avait gémi tout bas, en se mordant les doigts pour ne pas crier, mais l’action corrosive de l’ammoniaque s’ajoutant à la somme de souffrances endurées, épuisait sa force de résistance.

La jeune fille courut soutenir le buste du patient en s’agenouillant derrière lui, et, n’ayant pas d’autre moyen de le secourir, elle agita l’air avec sa main devant la figure blême du vieillard dont les yeux à demi ouverts ne montraient plus que le blanc des prunelles noyées de larmes.

— Eh quoi ! qu’y a-t-il ? dit Julien qui, tout occupé des derniers soins du pansement, avait attribué le mouvement soudain de Cécile à sa hâte de fuir un spectacle répugnant.

Quand il releva la tête et qu’il l’aperçut ainsi penchée vers le vieillard moitié évanoui qu’elle soutenait, il lui fit amende honorable dans son cœur, et, peu habitué à cacher ses impressions, il lui avoua ce qu’il avait pensé.

— Monsieur, dit Cécile, vous avez de l’arnica dans votre pharmacie ?

— Oui.

— Alors, nous pouvons soulager notre malade. Courez vers la voiture. Il reste une demi-bouteille d’eau et du sucre dans notre panier de voyage. N’oubliez pas le verre. Vite, monsieur !

Julien obéit, et quand le vieillard, ranimé par leurs soins, eut avalé avec un peu d’effort la boisson salutaire qu’on lui avait préparée, il dit, en regardant la jeune fille :

— C’est bien la nièce à M. Maudhuy, cette belle demoiselle-là ?

— Oui, père Costet, dit Julien.

— Oui, oui, continua le vieux paysan, vous n’avez pas besoin de me l’apprendre. C’est intrépide et franc de cœur comme vous, maître Julien, et comme tous les Maudhuy.

Le blessé fut installé, non pas sur un des sièges, mais à l’arrière de la voiture, adossé aux malles, afin que sa jambe blessée restât étendue de tout son long.

Après une assez longue halte, la jardinière repartit d’une allure moins hâtée ; elle emportait vers Sennecey des gens qui ne se défiaient plus les uns des autres, et qu’unissait cette sympathie qui naît d’une bonne action entreprise, accomplie en commun.