Librairie Bloud et Barral (p. 123-137).


XI

Trois jours après, la messagerie du chemin de fer Lyon-Méditerranée apporta à l’adresse de Mlle C. Maudhuy trois petites caisses en bois blanc, venues en grande vitesse, presqu’en même temps qu’on montait le courrier du matin, composé d’une lettre timbrée de Sennecey.

— Ah ! c’est déjà la réponse à ma lettre, s’écria Cécile tout émue.

— Non, ma fille, dit Mme Maudhuy, en regardant l’adresse inscrite sur l’enveloppe, il est heureux que j’aie eu un doute à cet égard et que je n’aie pas débuté par rompre le pli. Cette lettre est pour ton frère.

— Alors, ouvrons les caisses qui, elles, sont bien à mon adresse personnelle, dit Cécile gaiement. Qu’est-ce que cela peut bien être que cette réponse en trois colis à ma longue lettre.

Quelques pesées à l’aide d’un couteau de cuisine eurent bientôt fait sauter les ais de bois blanc. La première caisse ouverte laissa voir d’abord un lit d’ouate tout humide, puis au-dessous, un bouquet de roses entouré en guise de verdure de feuilles d’arbre de Judée qu’étoilait un cordon de pervenches.

— Ah ! les rosiers du labyrinthe, les pervenches de la charmille et l’arbre du petit logis ! s’écria Cécile en battant des mains.

La seconde caisse contenait douze pêches si soigneusement emballées qu’elles n’avaient pas perdu la fleur de leur duvet. Un panier de fraises des bois, pointues et parfumées, apparut sous le lit de fougères qui tapissait le troisième colis.

— Toutes mes plantations auraient donc réussi ! disait Cécile en allant des beaux fruits aux fleurs arrivées fraîches, grâce à l’ingéniosité de leur emballage, sans se lasser de les admirer. Je crois bien que mon oncle me flatte ; mais que c’est gracieux de sa part que de me répondre par des preuves !

Tout à coup, une crainte glaça sa joie.

— Que va penser Charles ? demanda-t-elle.

— Il a une lettre pour lui seul, répondit Mme Maudhuy avec quelque contrainte. L’oncle Carloman est trop avisé pour exposer l’un de vous à devenir jaloux de l’autre.

En effet, Charles prit en bonne part ce présent de fleurs et de fruits, grâce à la mission dont la lettre de son oncle le chargeait personnellement. Il n’était pas même question, dans cette lettre, de la babiole d’envoi parti en même temps, mais de choses plus sérieuses. L’oncle Carloman priait son neveu de lui acheter une voiture de malade et un fauteuil articulé, deux meubles indispensables à sa convalescence. Il lui envoyait l’adresse, le prospectus du fabricant que lui avait indiqué le chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Lyon ; mais il voulait que Charles vît, choisît ces objets lui-même et les fît expédier contre remboursement.

— Cette dernière indication est la seule que j’enfreindrai, dit Charles à sa mère, tout en se rengorgeant dans sa cravate. Je veux offrir à mon oncle ce fauteuil et cette voiture de mes deniers. Il a fait sur le prospectus une croix auprès d’un dessin de prix moyen pour me désigner ce qu’il veut. Je vais lui envoyer les modèles supérieurs pour lui prouver que je connais mes devoirs de neveu. J’oubliais… mon oncle vous attend toutes deux la semaine prochaine. Il est temps de songer à vos préparatifs de départ.

La dernière semaine fut accidentée par d’autres événements que les menus tracas dont les départs sont précédés habituellement. Le lendemain du jour où étaient parvenues les preuves d’entente cordiale avec le vieil oncle de Sennecey, Albert Develt arriva chez Mme Maudhuy un peu avant quatre heures. Cette visite, faite à un moment où le jeune employé de banque aurait dû être encore à son bureau, avait par cela même quelque chose de surprenant. Il trouva la mère et la fille dans le salon, Mme Maudhuy occupée à chiffonner des dentelles, Cécile se distrayant d’avoir cousu toute la matinée en jouant du piano.

L’entrée de M. Develt l’étonna tellement qu’elle répondit à son salut en lui demandant s’il n’était rien arrivé de fâcheux à Charles. Cette idée avait été aussi celle de Mme Maudhuy qui, en même temps que sa fille, adressait la même question au visiteur.

— Rassurez-vous, Mesdames, répondit le jeune homme, j’ai laissé Charles fort paisible au bureau. J’admire qu’en me voyant à une heure inusitée, vous vous soyiez simultanément inquiétées de lui. Ah ! mon ami est bien heureux d’être entouré de telles affections de famille ! C’est un bonheur que je lui envie, moi qui suis orphelin. Pour être seul dans la vie, je n’en apprécie que mieux le bienfait de ces pures tendresses.

La causerie traîna un grand quart d’heure sur ce thème mélancolique pour lequel la voix aigrelette d’Albert Develt cherchait des intonations de petite flûte qui parfois détonnait. Il ressassait la même idée en variant ses phrases et les ponctuait de légers soupirs en tiraillant ses gants de Suède au poignet.

Les gants étaient neufs, le costume de M. Develt, plus cérémonieux que ses vêtements journaliers, et bien certainement ses cheveux d’un blond roux avaient ce tour que laisse le fer du coiffeur. Peu à peu Mme Maudhuy s’aperçut de ces détails et comprit le sens des phrases entrecoupées, des regards mystérieux du jeune homme, et aussi quelle impatience nerveuse le faisait changer de pose à chaque instant sur son fauteuil.

— Cécile, dit-elle à sa fille, M. Develt est trop l’ami de ton frère pour s’offenser de nous voir agir sans façon avec lui. Tu devrais bien aller finir dans ta chambre ce rangement de tes livres que tu avais commencé ce matin.

Cécile n’entendit pas malice à ce conseil maternel et elle terminait vers six heures l’alignement de sa dernière rangée de livres lorsque Charles entra dans sa chambre.

— Tu ne vas pas paraître au dîner la tête grise de poussière, comme la voilà, lui dit-il. Quelle idée t’a prise de secouer tous tes bouquins ?

— Ne gronde pas, mon petit frère. Quand on part pour quelque temps, il faut laisser tout en bon ordre derrière soi si l’on ne veut retrouver les choses dans un piteux état. Mais rassure-toi, je compte donner un coup de brosse à mes cheveux, et ce ne sera pas du luxe que d’user un peu de savon pour mes mains qui ont récolté aussi une bonne couche de poussière à remuer tant de livres et à essuyer les rayons de ma bibliothèque.

— Mais tu changeras de robe, j’espère ?

— Pourquoi donc ? je n’ai pas fait un ouvrage assez malpropre pour me tacher.

— Mais elle n’est pas convenable, ta robe de toile gros bleu. Nous avons à dîner Albert Develt.

— Comment ! il est encore là ! s’écria la jeune fille avec une expression qui tenait plus de l’impatience que de la cordialité. Il y a donc plus de deux heures qu’il tient mère au salon. Tu l’y as retrouvé et tu as cru faire merveille en l’invitant à rester.

— Comment devines-tu que c’est moi qui l’ai invité, et qu’est-ce que cet air de critique au sujet de mon meilleur ami ?

— Si je critique, c’est ton manque d’à-propos, mon bon frère ; nous n’avons pas ce soir un menu de dîner qui comporte un convive de plus, et voilà comment je suis certaine que mère ne s’est pas avancée à formuler cette invitation. Elle doit être au supplice en ce moment, et tout occupée à combiner les moyens de se tirer de cet embarras où tu l’as mise comme maîtresse de maison. Va la relever de garde en la remplaçant au salon, et…

— La relever de garde ! dit Charles vexé. Tu as des expressions…

— C’est une métaphore de circonstance, voilà tout. Une conversation qui a duré deux heures d’horloge peut bien être qualifiée ainsi.

— Je ne t’ai jamais vue si ergoteuse, Cécile. Qu’as-tu donc contre mon ami ?

– Moi ! rien du tout habituellement. J’avoue pourtant que je viens d’éprouver un peu d’humeur contre lui à cause de ta mauvaise inspiration de le garder. Ce n’est pas sa faute, après tout.

— Il est heureux que tu en conviennes, mais je ne puis te dire qu’une chose, Cécile : c’est que si je n’ai pas eu le génie de l’à-propos, ta mauvaise humeur contre Albert ne part pas d’une inspiration plus heureuse.

Cécile ne s’était pas trompée au sujet de l’embarras où ce convive inattendu mettait Mme Maudhuy, embarras que connaissent les ménagères de la petite bourgeoisie parisienne. Lorsqu’à certains jours un convive qui n’est pas de l’intimité étroite s’impose un quart d’heure avant de se mettre à table, l’économie du dîner de famille est dérangé au point qu’aucun des éléments qui le composaient n’est plus digne d’y figurer. Il faut alors à la maîtresse de la maison une vive entente des ressources qu’offrent le garde-manger et les fournisseurs les plus proches afin d’arriver à improviser un menu présentable.

Mme Maudhuy possédait ces qualités, indispensables à une Parisienne, mais dans la circonstance sa présence d’esprit habituelle lui fit défaut. Cécile s’étonna de voir sa mère hésiter, donner à la bonne des ordres contradictoires, négliger des combinaisons aisées, qui s’offraient d’elles-mêmes, pour en proposer de compliquées.

— Je n’ai pas la tête à moi ce soir, disait Mme Maudhuy en s’apercevant de ses tâtonnements.

Il était visible en effet qu’elle n’était pas dans son état ordinaire. Elle allait et venait de la cuisine à la salle à manger, brouillant les objets qu’elle touchait, cherchant ceux qu’elle avait sous la main, agitée, haute en couleurs, elle dont le teint était mat et déjà terni par les teintes de la maturité.

— Bonne mère, lui dit enfin Cécile, ne te tracasse pas ainsi. Donne-moi tes pleins pouvoirs et laisse-nous. À six heures et demie, on servira un dîner convenable. Mais M. Develt est un peu sans gêne d’avoir accepté au premier mot de Charles.

Mme Maudhuy répondit avec empressement :

— M. Develt a refusé d’abord, crois-le bien. C’est un jeune homme délicat et d’éducation parfaite. C’est Charles qui a insisté de façon à rendre ce refus impossible. J’aurais préféré, à tous les points de vue, que ton frère ne précipitât pas ainsi… les choses ; mais puisque c’est fait, il s’agit de s’en tirer le mieux possible. Quand tu auras fini de donner tes ordres et d’inspecter le couvert, tu changeras de robe, n’est-ce pas ?

— Ah ! çà, qu’avez-vous donc tous les deux, Charles et toi, contre ma robe de toile bleue qui vous plaisait encore hier ? Est-ce que vous vous êtes donné le mot ?

Cette question, que Cécile faisait gaiement, laissa Mme Maudhuy interdite. La jeune fille insistant, sa mère l’embrassa et la quitta pour retourner au salon après lui avoir laissé ces mots pour adieu :

— Que tu es enfant, Cécile, et qui croirait que tu vas avoir vingt et un ans !

Le dîner fit honneur à la direction de Cécile et la soirée se passa sur le balcon. Il y eut, de la part de Mme Maudhuy et de Charles, une tendance à s’isoler en tête à tête qui laissait souvent Cécile seule avec le visiteur au coin où était installé une sorte de berceau abritant des sièges en fer. La jeune fille ne pouvait sans affectation rappeler sa mère ou la suivre chaque fois que Mme Maudhuy se levait pour se promener avec Charles à l’autre bout du balcon. Elle restait donc à écouter M. Develt qui faisait l’aimable et se développait dans le rôle sentimental qu’il avait essayé le soir de la promenade au Bois de Boulogne.

Lorsque le jeune homme eut pris congé vers dix heures et demie, et que la mère et ses deux enfants se retrouvèrent seuls au salon, Cécile regarda son frère avec un peu de malice et lui dit d’un ton enjoué :

— Je n’avais donc pas aussi tort que tu le prétendais quand je te priais d’aller relever mère de sa garde. Vous vous êtes arrangés tous les deux pour me ménager mon tour de faction.

— J’ignore, dit Charles avec dépit, où ma sœur va chercher de telles comparaisons soldatesques, mais ce que je sais bien, mère, c’est que si Cécile continue à faire la niaise de cette façon, vous ne réussirez jamais à la marier.

Il fallut ce dernier mot pour éclairer la situation aux yeux de la jeune fille ; mais elle n’eut pas le temps de manifester son sentiment sur cette révélation, car Mme Maudhuy prit son fils par le bras et le conduisit doucement hors du salon en le sermonnant tout bas. Cécile entendit ces mots entrecoupés :

— Toujours trop prompt… C’est à moi seule qu’il appartenait…

Quand Mme Maudhuy, après avoir refermé la porte sur Charles, revint vers son fauteuil avec la gravité émue d’une mère qui doit entretenir sa fille de ses intérêts de cœur, elle trouva Cécile redevenue sérieuse, mais avec une nuance de hauteur.

Cécile était restée assise près du guéridon qui supportait la lampe allumée, et telle que sa mère la revit, il n’y avait rien sur ses traits du trouble charmant, de l’aimable confusion que cause à une jeune fille l’annonce d’un prétendant, mais plutôt une expression dédaigneuse qu’une légère contraction au coin des lèvres accentuait de raillerie.

— Eh bien ! Cécile ?

Ce fut tout ce que Mme Maudhuy sut dire, tant elle fut surprise de ce jeu de physionomie, peu habituel à la douce nature de sa fille.

— Mère, répondit Cécile avec une tristesse subite, il me semble que j’ai plutôt à vous écouter qu’à vous parler la première.

— À la bonne heure, ma fille ; je te retrouve, maintenant que tu as quitté cette moue hautaine qui m’empêchait de reconnaître en toi ma Cécile. J’ai donc à t’apprendre les détails de ce que ton frère t’a jeté en bloc. M. Develt est venu aujourd’hui, non pas te demander en mariage — c’est son patron, à défaut de parents à Paris, qui fera cette démarche en temps et lieu — mais me mettre au courant de sa situation de fortune, me confier sa sympathie pour toi, et me demander la permission de venir chaque soir jusqu’à notre départ, afin de faire plus ample connaissance. Il a sur le mariage des idées fort justes, ce jeune homme ! Il ne voudrait pas d’une union de pure convenance, il professe à l’égard de l’harmonie des goûts et des caractères une théorie qui est celle de tous les gens sensés. C’est notre départ pour une absence de deux mois qui l’a décidé à me révéler ses intentions. Si nous n’avions pas dû quitter Paris, il comptait profiter des quelques visites qu’il nous fait pour se faire estimer de toi, t’habituer à lui et en venir ainsi plus tard à une demande en forme. Mais il a craint que pendant ce voyage, tu ne sois soumise à d’autres sollicitations devant lesquelles un souvenir aussi effacé que celui de l’ami de ton frère ne tiendrait pas. Il s’est trompé en ceci ; ce n’est certes pas à Sennecey qu’il peut se trouver un prétendant pour toi ; mais enfin cette crainte prouve la sincérité, la délicatesse des sentiments de M. Develt. Il m’a donc demandé la permission de venir chaque soir, permission qui ne préjugera rien à l’égard de la fréquence de ses visites plus tard, car tu penses que je ne permettrais pas à un jeune homme qui ne serait pas agréé par nous tous de se présenter ici journellement. Il a été entendu qu’il se tiendrait à ton égard dans les limites d’une réserve respectueuse, et ne ferait appel qu’à ta sympathie. Voilà, ma chère Cécile, l’explication que j’avais à te donner et tu me diras, je l’espère, en retour, quel est ton sentiment là-dessus.

La jeune fille vint s’asseoir sur un tabouret, aux pieds de sa mère dont elle prit les deux mains :

— Ne t’y trompe pas, petite mère, répondit-elle d’un ton caressant, si je me mets à tes genoux, si je t’embrasse ainsi — elle se haussait pour mettre un baiser filial sur les joues de Mme Maudhuy, — c’est pour excuser un peu ce que j’ai à te dire, à mon tour. Je puis avoir foi dans ton indulgence, n’est-ce pas ? Eh bien, voici mon opinion sur ce qui s’est passé aujourd’hui : c’est que tu as eu plus d’égards pour l’ami de mon frère que pour ta fille.

— Et comment ?

— Tu as autorisé ce jeune homme à venir chaque soir ; tu m’as laissée presque en tête à tête avec lui, et tout cela sans me demander à l’avance si je vois quelque raison d’être à ces entrevues d’épreuve.

— M. Develt te déplaît donc sans plus ample examen ? Je ne me le serais pas figuré. Tu l’avais toujours accueilli avec cordialité.

— Parce que c’était l’ami de mon frère ; mais je n’ai rien contre lui, si ce n’est qu’il a sur toutes choses des idées opposées aux miennes. Chaque mot qu’il me dit est pour moi un voyage de découvertes dans un pays inconnu.

— Et quel est ce pays, ma fille ?

— Je pourrais l’appeler : la foire aux intérêts matériels et aux vanités parisiennes.

— Tu as donc des lumières spéciales, car j’ai toujours trouvé M. Develt dans une excellente moyenne de bon sens et d’impressions droites ?

— Je ne te dis pas, mère, qu’il énonce des choses choquantes. Il s’écoute trop parler pour laisser échapper des énormités, et certes, devant nous, soigne la toilette de ses phrases. Sous cette forme onctueuse, l’âpreté du fond paraît pourtant. Ce sont de bien petits détails, mais significatifs. Souviens-toi, mère, comment l’autre soir il a refusé l’aumône à ce vieillard tout cassé, et comme il a dit que ces pauvres diables abusaient de la faculté de vieillir et d’être hideux. Souviens-toi de ce qu’il nous a conté en voyant passer un équipage fringant. Il y avait dans cette voiture un homme qu’il a salué très bas ; M. Develt nous a nommé cet homme-là qui, d’après lui et Charles, s’est enrichi d’une façon peu honnête ; il ne trouvait qu’à vanter sa dextérité, et il avait salué ce fripon, honoré d’en recevoir en échange un petit signe du bout des doigts… Tiens, mère, après tout, je crois que j’ai moins de préventions contre M. Develt que contre le mariage. Ce que j’apprécie le plus au monde, c’est la douceur des rapports journaliers, et je me défends, parce que mon instinct m’avertit que M. Develt est semblable aux autres hommes, que ses sentiments sont tout à fait masculins.

— Qu’entends-tu par là, mon enfant ? Que peux tu connaître des différences que la nature et l’éducation établissent ou non entre les hommes et les femmes ? Tu ne m’as jamais quittée, et je ne vois que ton frère d’après lequel il te soit possible de préjuger ce que peuvent être les jeunes hommes de son âge.

— Oui, mais cela suffit si je retrouve chez ceux-ci les idées, les expressions qui, venant de Charles, blessent quelque chose en moi, Oh ma chère maman, vous savez que j’aime Charles, que je suis toujours prête à lui céder, que je vous aide à le soigner, à le choyer ; mais vous savez aussi que, lorsqu’il nous paie de quelque brusquerie, vous avez l’habitude de l’excuser par cette réflexion : « Les hommes sont ainsi… » Eh bien, les jeunes filles tirent les conséquences de ces faits journaliers. Peu à peu je me suis mise à établir une distinction entre ce que j’appelle les sentiments masculins et les sentiments féminins. Les premiers sont tous de personnalité impérieuse, envahissante ; les autres sont d’oubli de soi pour autrui. Voilà le fruit de mon expérience de jeune fille.

— C’est la divagation d’une ignorante qui juge de tout ce qu’elle ne connaît pas, d’après un thème forgé à plaisir, répliqua Mme Maudhuy avec quelque sévérité. Il te plaît d’honorer ton sexe du privilège de l’élévation des sentiments, et de refuser aux hommes la faculté de dévouement que tu déclares exclusivement féminine. Et c’est là-dessus que tu bases ta prévention contre le mariage… Charles t’accusait de niaiserie tout à l’heure ; je serai aussi dure que lui, mais plus juste, en te reprochant de pousser l’orgueil jusqu’à l’absurdité. Tous tes raisonnements aboutissent à déclarer que tu refuses M. Develt comme indigne de toi, et que tu repousses l’idée du mariage parce que tu ne veux pas faire le troc de ta belle âme contre quelque égoïsme masculin.

— C’est cela même, répondit Cécile doucement, mais comme tu t’exprimes avec un peu de colère, ma pauvre maman, le tour de ta phrase me donne du ridicule. Comprends-moi : je ne prétends pas u’il n’y ait pas des hommes dévoués ; j’ai même de la joie à me figurer que certains d’entre eux surpassent les femmes en héroïsme de sentiment ; mais je crois qu’en général, la nécessité d’une position sociale à se faire développe chez les hommes autre chose que la sensibilité, et tant que je ne serai sollicitée que par des prétendants de cette sorte, je ne mettrai pas même mon mariage en question.

— Mais qu’allons-nous dire à Charles ? demanda Mme Maudhuy. Je voudrais bien passer en paix mes derniers jours à Paris.

— Ah ! dit Cécile en souriant, tu vois bien que mon idéal est le tien : la paix dans la maison. Mais cette fois nous n’avons rien à débattre contre Charles. On ne me demande que d’écouter M. Develt patiemment. Puisque tu t’es engagée, je consens à l’entendre, mais à condition que tu seras plus souvent entre nous deux. Ce n’est pas qu’il me gêne ou m’embarrasse, mais je m’ennuie un peu avec lui, je te l’avoue ; je fais les efforts d’une personne obligée de parler une langue étrangère peu familière, et puis tout cela ne mène à rien.

— On ne sait pas, dit Mme Maudhuy, M. Develt a six jours encore pour plaider la cause de son caractère calomnié par toi, et l’on a vu des jeunes filles revenir sur leurs préventions.