Librairie Bloud et Barral (p. 111-122).


X

Ce soir-là Charles Maudhuy rentra de son bureau le sourire sur les lèvres.

— Je vous prie de vous habiller toutes deux avant le dîner, dit-il à sa mère et à sa sœur. Albert doit venir nous chercher à sept heures et demie avec une voiture découverte qui nous mènera au Bois faire le tour des lacs ; au retour nous prendrons des glaces au Rond-point des champs Élysées. Voilà le programme de la partie.

— Tu as décidé à toi tout seul, suivant ton habitude, répondit doucement Cécile. Mère a eu sa migraine toute la journée et je ne la crois pas disposée à s’aller promener.

Charles répliqua :

— Mère ne voudra pas faire manquer une partie que j’ai acceptée en son nom et dont mon ami se réjouit à l’avance. Et puis, le grand air ne peut que faire du bien aux têtes accablées par la chaleur. C’est justement ce temps étouffant qui nous a inspiré cette idée d’une promenade du soir au Bois de Boulogne. Vous ferez comme vous l’entendrez, mais je me suis engagé pour vous deux et si je suis en tête à tête avec Albert dans le landau qu’il a pris soin de retenir, je gage que mon compagnon sera tout désappointé. Il se faisait une si grande fête de vous promener toutes deux…

Mme Maudhuy aurait eu plusieurs objections à opposer à ce projet ; sans parler même de sa migraine, elle trouvait que cette promenade du soir en voiture donnait à M. Develt le privilège d’un prétendant autorisé avant qu’il n’eût formulé sa demande officielle. L’idée que ce jeune homme allait faire la dépense de la soirée la choquait encore plus, s’il se peut ; mais elle avait une trop longue habitude de se soumettre aux décisions de son fils pour lui résister à cette occasion, et après lui avoir simplement demandé :

— Mais est-ce convenable, Charles ?

Elle finit par acquiescer au programme en le modifiant seulement sur ce point que Charles devrait payer les glaces qu’on prendrait.

— Nous avons peu de temps devant nous, dit le jeune homme. Vous devriez vous hâter de vous habiller.

— Nous serons bientôt prêtes, répondit Mme Maudhuy. En nous attendant lis donc cette lettre que Cécile a écrite aujourd’hui à l’oncle Carloman, d’après le désir qu’il a manifesté. Ta sœur voulait l’envoyer courrier par courrier ; mais la lecture de cette lettre m’a tellement amusée que j’ai voulu que tu en eusses ta part, et je l’ai gardée à ton intention.

Lorsque, après avoir changé de costume, la mère et la fille rentrèrent à la salle à manger au moment du dîner, elles y trouvèrent Charles qui tenait encore la lettre de sa sœur à la main.

— Eh bien ! lui demanda en souriant Mme Maudhuy.

Il répondit d’un air sarcastique :

— Nous parlerons plus tard de ce chef-d’œuvre épistolaire. Il ne nous reste que juste le temps de dîner.

Puis il déplia sa serviette d’un coup sec, et tout le temps que durèrent les allées et venues de la bonne autour de la table, il servit sa mère et sa sœur sans leur adresser la parole ; mais il était impossible de se méprendre à l’irritation que révélaient ses gestes saccadés, ses maladresses rageuses qui renversaient les menus objets autour de lui, et le pli amer creusé autour de ses sourcils.

Le regard de Mme Maudhuy s’adressait à Cécile pour lui demander :

— Qu’a-t-il donc ?

Et les yeux noirs de la jeune fille répondaient avec sympathie pour cette inquiétude :

— Je l’ignore… un de ses caprices accoutumés. Ne vous en tourmentez pas, bonne mère.

Au dessert, Mme Maudhuy songea qu’Albert Develt allait bientôt arriver ; elle avait hâte de dissiper ce nuage sous peine de gâter la soirée. Il suffit en effet, dans une partie qui réunit peu de personnes, d’un seul partner maussade pour que le plaisir général en soit compromis.

— Que t’arrive-t-il donc, Charles ? demanda-t-elle à son fils de ce ton conciliant, presque humble des mères qui ont abdiqué leur autorité. Est-ce que je t’aurais gratifié de ma migraine dans mes efforts pour t’en débarrasser ?

— Peut-être, répondit-il sèchement.

Mme Maudhuy implora sa fille du regard. Après avoir vu son avance ainsi repoussée, sa dignité se refusait à subir une seconde défaite du même genre ; c’était au tour de la sœur maintenant.

— Voyons ! dit Cécile en venant appuyer ses deux mains sur l’épaule de son frère, encore assis à sa place où il ruminait sa méchante humeur, avoue-nous ce qui te tient tout à coup. Tu es rentré fort gai. Nous t’avons quitté sur tes recommandations aimables de nous faire aussi belles que possible, et depuis notre retour, tu as une mine de chat en colère. Qu’as-tu donc ?

— Ah ! tu le demandes, toi ? s’écria Charles en tournant brusquement vers Cécile sa figure qui blêmissait de colère. Eh bien, c’est de l’audace de ta part.

— De l’audace ! répéta Cécile qui recula d’un pas, blessée par cette expression aussi cruelle qu’inattendue.

— Oui, poursuivit Charles. Vous autres, jeunes filles, vous en imposez aux gens par vos airs doucereux et votre phraséologie câline, niaise. Sur la foi de ces apparences, on vous croit sans rouerie ; on répète des phrases de convention sur votre belle âme. Ces âmes innocentes connaissent leurs intérêts et les ménagent avec un machiavélisme dont peu d’hommes seraient capables. Ma pauvre mère n’a vu qu’un banal papotage dans ta lettre à l’oncle Carloman, puisqu’elle en a ri ; mais on ne m’abuse pas ainsi, ma chère. Qu’est-ce que c’est que cette scène de sensiblerie par laquelle tu débutes, sinon une tentative pour attendrir à ton seul profit le cœur de notre oncle ? Il t’a donc juré d’être ton père, à toi ? Et pourquoi n’est-il pas question de moi aussi dans cet article de ta lettre ? Est-ce que mes droits à sa tendresse ne valent pas les tiens ?… Mais si tu as été habile à passer mon nom sous silence au seul endroit où il aurait été bien placé, tu n’as pas manqué de le mentionner aux pages suivantes, quand mon souvenir pouvait être rappelé pour me nuire « Charles n’aime pas la campagne ; … le jour où vous vous êtes fâché contre mon frère », etc. Et qu’est-ce, s’il te plaît, que ce sot roman d’un déguisement en vendangeuse, et cette pose d’exilée à regret loin de Sennecey, et tous ces patelinages, sinon des manœuvres pour circonvenir un vieux parent ? Ta lettre ! mais c’est la fable du renard et du corbeau mise en action. Malgré les yeux étonnés que tu me fais, malgré tes grands airs de protestations, je ne suis pas ta dupe, ma petite. N’espère pas non plus que l’oncle Carloman s’y laissera prendre. Tes ficelles ont beau être enrubannées de toutes les fioritures du métier, l’oncle Carloman est un corbeau trop vieux et trop malin pour ignorer quel fromage convoitent les flatteurs. Il se moquera de tes protestations de tendresse ; il saura bien qu’elles ne s’adressent pas à lui et qu’elles ne visent que son héritage.

— Oh ! Charles, mon frère Charles, est-ce toi qui parles ? s’écria Cécile dont le visage était inondé de larmes longtemps contenues, mais qui s’échappaient à flots sous cet outrage fraternel.

— Mais c’est odieux, ce que tu dis là, continua-t-elle en s’animant peu à peu. Ma pauvre lettre, écrite d’un si naïf mouvement de cœur !… Tiens ! veux-tu que je la déchire ? Donne-la-moi.

Charles s’empressa de tendre à sa sœur l’enveloppe qui contenait les feuillets incriminés. Cécile fut sur le point d’en faire le sacrifice ; mais ce sacrifice lui coûtait trop pour qu’elle consentît à le faire gratuitement. Elle glissa donc la lettre dans sa poche et dit à Charles :

— Je la déchirerai, mais à condition que tu me demanderas pardon de la méchante idée que tu as eue à mon sujet. Est-il possible qu’on puisse soupçonner — je ne dis pas, sa sœur — mais quelqu’un d’une telle bassesse ? Il faut que dans le monde des affaires tu voies de bien vilaines gens, mon pauvre Charles, pour que tu croies si vite à de tels calculs. Tu me causes une peine affreuse, une peine que je ne connaissais pas. Je savais vaguement qu’il y a dans le monde des natures perverties, des êtres plats dont le seul Dieu au fond est l’intérêt matériel : mais je n’avais jamais vu autour de moi que de braves gens, et quant à ces monstres de l’humanité, je les reléguais je ne sais où, dans quelque repaire à serpents, mais bien loin de moi en tout cas. Et voilà que tu me prends pour un de ces êtres sordides ! Oh ! je m’en sens humiliée. J’en ai le cœur flétri. Que cette injustice me soit faite par mon frère, c’est ce qui me la rend plus amère. Tiens ! je te pardonne, mais je ne sais pas comment je parviendrai à oublier le mal que tu viens de me faire.

Un sanglot coupa la parole à Cécile qui alla cacher sa tête dans les bras de Mme Maudhuy aux genoux de laquelle un mouvement spontané la précipita. C’était un asile, non une protection ni un défenseur que Cécile cherchait là ; et en effet la mère ne sut que dire à son fils :

— Charles, c’est exagéré… Charles, tu vois que tu désoles ta sœur. Je t’en prie, mon fils, faites la paix pour moi.

Mais Charles, sûr de son ascendant, voulait l’exercer tout à fait et il ne répondit à ces faibles instances que par des railleries sur la comédie de douleur dont Cécile les régalait.

— En effet, je ne pleure plus, dit tout à coup la jeune fille en se redressant par un mouvement grave et lent.

Ses yeux étaient encore gonflés, mais le flot de larmes qui les avait baignés était tari. La fierté de la sincérité méconnue faisait étinceler le regard de Cécile sur sa figure enflammée, et arquait d’un trait plus fort le pli de ses lèvres palpitantes.

— Non, dit-elle, je ne pleure plus. Pleurer, c’est enfantin, et j’ai perdu tout droit à l’enfantillage, puisqu’on me le dénie et qu’on ne croit même pas à mes larmes.

— Mes enfants, gémit Mme Maudhuy, je ne vous ai jamais vus ainsi. Vous me rendez malheureuse.

— Mère, continua Cécile, n’aie crainte que je discute avec Charles. Il s’est trompé sur mon compte. Il en reviendra. Mais je reviens, moi, sur mon premier mouvement qui a été de déchirer cette lettre. Mon oncle la recevra, la jugera, et s’il l’attribue à un motif intéressé, n’est-ce pas moi seule qui en serai punie ?… Oh ! non par la perte de sa succession. Peut-on avoir le cœur assez mal placé pour spéculer sur les sentiments ! mais par la perte de son estime, de son affection.

— Tu enverras cette lettre ? s’écria Charles en prenant la main de Cécile qu’il serra dans les deux siennes.

— Certainement. Si mon oncle y voit une manœuvre, cela te prouvera que je suis une rouée plus maladroite que tu ne le supposes. S’il me fait au contraire l’honneur de croire à ma sincérité, en quoi peux-tu t’en trouver offensé ?

— En quoi ? tu le demandes ?

— Charles, tu me serres le poignet, tu me fais mal.

Un coup de sonnette retentit dans l’antichambre. C’était l’annonce de l’arrivée d’Albert Develt qu’on avait oublié au fort de la discussion. Charles laissa retomber la main de sa sœur, il fut le premier à retrouver le sentiment de la situation et à le prouver par ces paroles :

— Voyons, Cécile, c’est fini ; fais comme tu voudras, mais sauve-toi dans ta chambre pour baigner tes yeux d’eau fraîche.

Aux physionomies contractées de Mme Maudhuy et de son ami, Albert Develt devina quelque contrariété domestique, mais il eut l’air de ne pas la soupçonner. Cécile se fit attendre un quart d’heure. Brisée par cette scène, elle eût souhaité rester à la maison ; mais sa mère, chargée d’aller l’endoctriner, lui persuada que ce serait une grande impolitesse à faire à l’ami de son frère.

Le landau gagna les boulevards, qu’il suivit au pas, rasant le trottoir de droite dans la direction de la Madeleine. Les deux jeunes gens, qui occupaient le siège de devant, eurent à saluer une dizaine de fois des connaissances parmi les promeneurs. Charles nommait à sa mère les piétons qu’il honorait ainsi, soit d’un coup de chapeau, soit, plus familièrement, d’un signe de tête, et à chaque fois Mme Maudhuy était ressaisie par le scrupule qui l’avait fait hésiter à accepter cette promenade.

Le lendemain, ces gens-là rencontreraient Albert Develt et lui demanderaient si la fille de Mme Maudhuy était sa fiancée. Vraiment, Charles traitait trop légèrement ces questions de convenance ; il n’aurait pas dû exhiber sa sœur dans cette voiture découverte en face d’un jeune homme qui n’était que l’ami de son frère et dont on ne connaissait pas les intentions à son égard.

Ces idées ne pouvaient donner une physionomie gracieuse à Mme Maudhuy. Cette première partie de la promenade fut d’autant plus silencieuse que chacun avait sa part de gêne intime. Charles était confus de s’être emporté, d’avoir dévoilé sa crainte jalouse ; il était mortifié aussi d’avoir trouvé sa sœur moins docile que de coutume. Il y avait un danger pour lui de ce côté. Albert Develt, préoccupé des attitudes contraintes de son ami et de Mme Maudhuy, cherchait à deviner ce qui avait pu se passer entre eux. Quant à Cécile, il s’apercevait bien qu’elle avait pleuré.

Accotée au dossier du landau, la jeune fille ne cherchait pas à dissimuler sa mélancolie ; elle s’y absorbait même, au lieu de se distraire par le spectacle animé de la chaussée que sillonnaient de nombreux équipages, ou par le kaléidoscope mouvant du trottoir où, dans la masse noire des piétons, les toilettes d’été des promeneuses faisaient des taches claires, des tons gais. La tête un peu renversée en arrière, Cécile regardait le ciel. Des nuages légers y chatoyaient des teintes ardentes du soleil couchant, et, bien au-dessus des toits, des ailes rapides le traversaient. Oh ! si la jeune fille avait pu fuir avec ces hirondelles !

Tout à coup, sur un mot de Charles au cocher, le landau tourna vers la place de la Madeleine et avant que Cécile se fût aperçue de l’arrêt pendant lequel son frère mettait pied à terre, Charles debout devant la portière ouverte lui disait en lui tendant la main pour lui aider à descendre :

— Ma petite sœur, je me suis souvenu que tu as une lettre à jeter à la poste. Veux-tu accepter mon bras d’ici au bureau qui est de l’autre côté de la rue.

Trop heureuse de cette réparation, la jeune fille sauta d’un bond léger sur le trottoir, et quand le frère et la sœur revinrent vers le landau, ils se disaient l’un à l’autre :

— C’est bien fini. Nous ne nous fâcherons plus ainsi. Cela fait trop de mal.

— Tu nous trouves à tous deux meilleure figure, dit Charles à son ami quand la voiture eut gagné l’avenue des Champs-Élysées. Au lieu de t’intriguer par ce changement à vue, je préfère t’avouer que j’ai commis une injustice envers ma sœur et que nous venons de nous réconcilier.

Après ce début, il raconta, mais en termes mesurés, l’incident de la lettre, et Cécile trouva un défenseur chaleureux dans Albert Develt ; mais elle ne lui en sut pas gré ; elle se sentait un peu froissée que cet étranger fût dans le secret des larmes qu’elle venait de répandre.

Albert Develt ne s’embarrassait pas de ces délicatesses ; il reprochait tout net à Charles sa sortie bourrue ; mais il envisageait la question du litige passé à un singulier point de vue :

— Admets, disait-il à Charles, que Mademoiselle gagne l’esprit de ton oncle. N’est-ce pas ce que tu peux souhaiter de plus favorable à ton propre intérêt ? Donc, tu ne t’es pas contenté d’être grognon et injuste, tu l’es montré absurde par-dessus le marché, mon bon ami.

L’intérêt de Charles ! Il y avait donc un fond d’intérêt personnel dans cette triste discussion fraternelle, puisque Charles convenait de son tort après cette démonstration de son camarade ? Cette idée poursuivit Cécile pendant le reste de la promenade et elle ne prêta qu’une oreille distraite aux ponts-neufs poétiques débités à son intention par Albert Develt, sur la beauté mystérieuse de la nuit dans les bois.