Un naufrage parisien/Texte entier

Michel Lévy frères, éditeurs (p. --tdm).


UN
NAUFRAGE PARISIEN

poissy. — typ. arrieu, lejay et cie.
Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/11

Ah ! que c’était une jolie corvette ! fine, svelte, bien sous le vent, gréée à souhaits, et faisant honneur à son pavillon !

Et quand elle voguait — admirée, enviée, triomphante, — que de cavaliers dans son sillage !

— Des cavaliers dans le sillage d’une corvette ? — Oui ! Encore n’étaient-ce point des Tritons, montés sur des chevaux marins.

Mais vous l’avez connue, général, et vous aussi, académicien, et vous aussi, madame !… Dans ce temps-là, général, vous étiez tout bellement officier d’ordonnance, comme monsieur votre neveu qui caracole autour de vous, les jours de revue ! Vous, immortel, vous n’étiez encore que poëtereau, heureux d’être admis dans le salon du maître dont vous occupez aujourd’hui le fauteuil !

Et vous, comtesse, vous étiez tout simplement petite pensionnaire… Mais non ! — pensionnaire, comment l’eussiez-vous connue ? — Vous aviez cinq ou six ans, elle était l’amie de votre maman et elle vous a donné des bonbons en vous faisant sauter sur ses genoux.

— Les genoux d’une corvette ? — Allons ! vous m’entendez bien ! Ces corvettes-là naviguent sur l’Océan parisien et ne s’y perdent pas toujours ! Quand vous aurez lu mon histoire vous m’entendrez mieux encore, et vous vous souviendrez qu’elle était fort à la mode, et très-vantée ; qu’on citait ses toilettes dans les journaux fashionables, qu’on a mis son portrait dans un keapsake célèbre… et même que le spirituel, que l’inimitable vicomte de Launay l’a nommée, dans son courrier de Paris !

Hélas ! j’ai peur que vous ne la reconnaissiez trop, car je ne voudrais pas que son nom vous vînt à la bouche sans hésitation. Il y a une pudeur littéraire. Et, bien qu’à notre époque réaliste, l’amour du vrai soit si puissant et les curiosités si ardentes, que l’écrivain n’hésite plus à arracher le dernier voile à son modèle, que les lecteurs ne s’effraient plus de la nudité palpitante, cependant, il est encore une délicatesse intime qui se révolte, alors que sur la figure d’étude vous écrivez un nom, alors que vous arrachez, en même temps, le vêtement au corps et le masque au visage !

. . . . . . . . . . . . . . .

J’ai vu chez Pradier, mon maître, jusqu’à deux femmes — du monde ou à peu près — qui, plus fières que jalouses de leur beauté, jettèrent bas toutes draperies importunes, pour demander au plus illustre statuaire de l’école française leur portrait en pied.

À sa demande, chacune des deux femmes qui osaient ambitionner un tabouret à la cour où règne triomphante la princesse Pauline Borghèse, de par la grâce de Canova, joignit une recommandation qui en caractérisait l’esprit et en soulignait l’intention.

« Surtout, dit l’une, « — et je ne vous dirai pas laquelle, croyez-le bien ! — « faites-moi belle ! Prenez, au besoin, les modèles qu’il faudra pour perfectionner les formes ; mais, quant à la tête, qu’elle soit d’une ressemblance frappante. »

Inutile de dire qu’elle n’était pas jolie, n’est-ce pas ?

« Surtout, dit l’autre, oh ! je vous en prie, maître, faites-moi une tête grecque, une tête sans ressemblance, une tête impersonnelle, pour ainsi dire, et que nul au monde ne puisse me reconnaître, hormis… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eh bien, ces deux prières, nées de sentiments si différents, me semblent devenues les points de départ de nos modernes réalistes. Ceux-ci, volant un triste secret à la photographie, ajustent une tête connue sur un corps emprunté ailleurs. Ceux-là, profitent des modèles qui s’offrent, parfois, même, cherchent ceux qui se cachent ; surprennent la ligne qui ondule et frisonne, la couleur qui chatoie, la passion qui anime et transforme : fouillent les cerveaux et les cœurs pour scruter la pensée inconsciente et analyser les sentiments qui s’ignorent ; mais, leur étude faite, ils estompent du doigt les traits du modèle et laissent les curieux en échec devant des linéaments incertains ou une ombre décevante.

J’aime mieux cette école, et voilà pourquoi, vous livrant l’âme et la vie de mon héroïne, je ne vous peindrai pas son visage. Non ! — Je sais bien que je pourrais la maquiller un peu : là du rouge… ici du blanc… vers les tempes, quelques veines bleues…… — Allons ! elle en serait défigurée, voilà tout.

Or si je ne la veux pas nommer en la décrivant trop bien, je la veux encore moins contrefaire ! — Car, en même temps que la pudeur, nous avons, nous autres artistes, la coquetterie littéraire…

D’ailleurs, je m’en rapporte à vous, lectrice. Quand vous allez de par la ville, à pied, vous mettez volontiers un loup sur votre gracieux visage… Un petit loup de tulle, fin comme de l’air tissu, et semé de pois mats qui agacent les yeux indiscrets en rompant les lignes effaçant les contours, et posant, çà et là, des mouches coquines. Mais vous n’y mettriez pas un simulacre. Non ! pour rien au monde ! si gracieux qu’il fût et représentât-il Hélène ou Cléopâtre…

Rêvez donc mon héroïne comme il vous plaira, sous sa voilette à la fois transparente et parsemée de mouches… Et, si vous la reconnaissez, ne dites rien ! Toute femme voilée, tant peu que ce soit, ne doit pas être reconnue… Si vous ne la reconnaissez pas… — eh bien ! faites-vous un idéal à votre gré. Je compte sur vous, lecteur ! Qu’elle soit brune, au teint mat, au regard noir, si c’est votre caprice du moment ; ou bien blonde, aux yeux pers, à la chevelure légère et nuageuse, à la peau transparente et rosée ; ou bien encore, si vous êtes physionomiste et si son histoire vous intéresse, créez-vous un type d’après le caractère, un de ces types parisiens où rien n’est beauté mais où tout est charme…

Et, quand vous l’aurez créée à l’image de votre idéal, suivez-la le long des méandres de la vie, votre Parisienne. Voyez-la partir d’un pied leste et sûr, mais un bandeau sur les yeux ; se jouant comme un follet, à travers les détours, et butant, tout à coup, à l’encontre des choses, comme un étourneau ; naïve et rusée, noble et corrompue… petite et lâche… puis héroïque…

Ne la jugez pas ! vous ne pourriez l’absoudre sans faiblesse ni la condamner sans rigueur… Ne la nommez pas, elle vous entendrait ! — Quoi ?… c’est donc ?… — Chut ! c’est une femme, fille du siècle, et rien plus !




UN
NAUFRAGE PARISIEN




I


Monsieur était assis dans son grand fauteuil à la Voltaire, devant le feu ; — madame n’était pas rentrée. Six heures sonnaient.

Il ne faisait pas nuit encore, mais il ne faisait plus assez jour pour lire. — Monsieur avait quitté son journal et pris les pincettes.

D’abord, il s’était appliqué à relever les tisons, à les accommoder artistement ; puis, il les avait attisés puis, les frappant avec impatience, il en faisait jaillir des gerbes d’étincelles. Évidemment, monsieur était de mauvaise humeur. — Qu’y pouvaient les tisons, pourtant ? — Rien du tout.

Les tisons noircirent et ne donnèrent plus d’étincelles. Alors monsieur se leva et arpenta le salon de long en large. De temps en temps, il s’arrêtait devant les meubles, et semblait avoir avec eux des colloques muets, tandis que son pied droit battait la semelle sur le parquet.

Enfin la porte s’ouvrit : Monsieur se retourna vivement, prêt à interroger ; mais il se détourna plus vite encore, en maugréant : c’était un domestique portant une lampe couronnée d’un globe à facettes qui lui avait — comme on dit vulgairement — fait voir trente-six chandelles.

Il retourna s’asseoir dans son fauteuil à la Voltaire, reprit les pincettes et murmura :

— C’est trop fort !

Aux alentours de la demie pourtant, des pas légers, un froufrou de soie, quelques ordres donnés dans l’antichambre, annoncèrent « Madame. »

Elle entra, en effet, élégante, souriante, nonchalante. — Vrai ! c’était une jolie femme, Parisienne des pieds à la tête, mise avec une simplicité singulière et un goût exquis : sachant poser son manchon sur un meuble, relever son voile et ôter ses gants mignons avec une incomparable grâce.

— Enfin ! dit le mari en rejetant les pincettes.

Madame ouvrit un peu plus grands ses beaux yeux, ébaucha un sourire :

— Quoi ! dit-elle, serais-je en retard ?

Pour toute réponse, Monsieur montra le cadran de la pendule.

— Ah !… d’une demi-heure ! Et vous avez faim peut-être ? Pardon.

Elle tira vivement un cordon de sonnette et dit au domestique qui parut sur le seuil :

— Vite, faites servir.

En même temps, elle dénouait les brides de son chapeau, relevait légèrement ses bandeaux ondés, avançait vers le feu son pied mignon chaussé de bottines de prunelles.

Qu’importait à Monsieur ?

Il la regarda d’un air froid, se leva tandis qu’elle s’asseyait, et demanda :

— Pourriez-vous me dire d’où vous venez, Lucie ?

— D’où… je viens ?… — Pourquoi ?

— Ma question vous étonne : je le comprends. Habituée comme vous l’êtes à faire toutes vos volontés, je parlerais mieux en disant, — à suivre tous vos caprices, — sans que jamais un contrôle les vienne contre-carrer, il vous semble nouveau que je m’inquiète enfin de vos démarches. Elles m’intéressent pourtant, et je crois le moment venu de vous demander une explication.

— Une explication ?… parlez-vous sérieusement ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie que vous sortez tous les jours de deux à six heures, et que je désire savoir où vous allez.

— Tous les jours ?

— Excepté le mercredi, votre jour de réception.

— Et le dimanche.

— Le dimanche soit ; mais les exceptions confirment la règle.

— De deux à six heures !… — Croyez-vous vraiment que ce soit de deux à six heures ? Moi, je n’y prends pas garde. — Où je vais ? Mais, chez ma couturière, peut-être, ou bien chez ma modiste. À moins que ce ne soit aux cours du collége de France, aux Tuileries, chez la marquise de Cheverus, chez madame de Langlerie, à l’église, dans les magasins, chez le dentiste !…

— Trêve de plaisanteries, Lucie ; je questionne.

— Alors, c’est une injure ?… Souffrez que je ne vous réponde pas.

— Au contraire, je désire que vous me répondiez.

— Je n’ai donc qu’une réponse à vous faire : — Je vais où il me convient.

— Vous le prenez sur un ton, Lucie, qui pourrait nous mener loin !

— Où vous voudrez.

La jolie Parisienne de tout à l’heure, si gracieuse dans ses atours, si féline dans ses mouvements, à laquelle il semblait qu’un mari prodigieusement de mauvaise humeur, seulement, pût chercher querelle, changea tout à coup de physionomie et d’attitude. Elle devint hautaine et cassante, elle parut aller au devant de la provocation. Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/25 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/26 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/27 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/28 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/29 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/30 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/31 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/32 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/33 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/34 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/35 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/36 maladresses ! — Pendant ce temps-là, le mari courait la ville, s’informait, suivait les traces, trouvait les pistes. À six heures il rentrait, et il n’y avait qu’à le voir pour comprendre que tout l’échafaudage savant des mensonges et des complaisances était écroulé.

— Je me bats demain matin à sept heures avec M. Gaston de Rouan, dit-il.

Madame de Langlerie eut une attaque de nerfs. Monsieur s’enferma chez lui pour mettre ordre à ses affaires. J’ai soigné l’une, qui sanglote encore, et j’ai essayé vainement de raisonner l’autre… — Et voilà pourquoi, mes chers amis, je vous suis arrivée à neuf heures au lieu de venir m’installer à six heures dans votre joli ménage !

— Ah ! dit M. d’Ormessant, Langlerie se bat avec l’amant de sa femme ? l’imbécile ! Il sera curieux de voir ce petit bretteur de Rouan le mettre sur le pré, pour l’achever de peindre ! C’est vraiment en pareil cas qu’on fait bien de rire des maris trompés !

— Il tuera peut-être M. de Rouan ?

— Oui ; mais il sera peut-être tué, et, vrai Dieu ! ce serait bien fait !… Un mari, un père, un citoyen, jouer sa vie pour une… allons donc !… Des fleurets en pareil cas ? un combat à armes égales ? Raillerie !

— Eh ! quoi donc ?

— Une arme qui tue toujours, — sans effusion de sang : — le Code civil.


II


Pour bien se rendre compte de l’état d’esprit dans lequel se trouvait madame d’Ormessant en refermant sur elle la porte de sa chambre, et pour juger la situation telle que venaient de la faire les mots « irréparables » prononcés dans cette soirée, il faut remonter à l’origine des choses et entrer dans les cœurs, les esprits et les consciences. Il faut aussi esquisser d’un trait net les situations indiquées par ce qui précède.

Madame d’Ormessant était la fille unique d’un député influent. Chacun sait ce qu’était, en 1845, l’importance d’un député qui tenait un cinquième de la Chambre dans sa main. M. Langlois idolâtrait sa fille. Il était veuf, disait-on ; d’autres murmuraient tout bas une histoire d’amour : un roman dénoué par la mort. Toujours est-il que Lucie avait réuni sur sa jolie tête tous les souvenirs et toutes les espérances de son père. Mais le député n’était pas seul à aimer Lucie : elle était si gracieuse, si bonne et si puissante, l’enfant gâtée !

Un mot d’elle pouvait ouvrir de vastes horizons à un ambitieux, et, dans ses petites mains, à seize ans, elle tenait le sort de bien des solliciteurs. Aussi, Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/39 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/40 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/41 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/42 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/43 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/44 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/45 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/46 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/47 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/48 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/49 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/50 tants eût dressé son plan et que l’autre eût seulement prévu l’attaque.

À quoi tient l’enchaînement des faits qui précipitent les destinées ? On se l’est demandé bien souvent, et la meilleure réponse qui ait été faite à cette question saugrenue, c’est que les choses sont fatales, et que la Fatalité est aveugle : ce qui la distingue de la Providence…

Quoi qu’il en soit, quelques heures et quelques paroles venaient de modifier complètement la situation du ménage. Le baromètre, toujours au beau fixe jusqu’alors, avait subitement tourné à la tempête ; et, sans transition, les deux époux passaient d’une paix profonde à la guerre ouverte.



III


Le lendemain de cette mémorable soirée, madame d’Ormessant n’était plus la même. En une nuit, elle avait vieilli de dix ans, — non pour les traits, elle était toujours jeune et jolie, et à peine un observateur aurait-il reconnu qu’elle avait veillé au léger cercle bleuâtre qui entourait ses paupières, — mais de cœur, d’esprit surtout. Il lui avait semblé, en rentrant dans sa chambre et en s’y enfermant après le départ de Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/52 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/53 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/54 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/55 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/56 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/57 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/58 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/59 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/60 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/61 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/62 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/63 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/64 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/65 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/66

— Eh bien ! se dit Lucie, voilà un galimatias fort clair !… Employer de pareils moyens !… Non ! malgré les insinuations de Laure, je n’aurais pas cru M. d’Ormessant capable de tomber si bas !… Et moi qui hésitais… qui me reprochais… Pauvre sotte !… Mais, à trompeur, trompeur et demi, monsieur mon mari !… Nous allons voir !



IV


Peu de jours après, la voiture de madame d’Ormessant s’arrêta rue Neuve-Saint-Âugustin, devant le passage Choiseul ; la jeune femme descendit, enfila le passage et gagna assez prestement la rue Saint-Roch. En suivant l’étroit trottoir de la rue, elle croisa un monsieur bien mis, qu’elle avait déjà, tout à l’heure, rencontré par hasard à la porte d’un magasin. Un rapide sourire effleura ses lèvres. Ce n’était assurément pas un encouragement à l’audace : c’était plutôt l’involontaire manifestation d’une fine raillerie. Le quidam, cependant, crut devoir, puisqu’il avait été remarqué, jouer le rôle de flâneur galant. Il essaya quelques œillades, passa derrière Lucie, et l’accompagna sans cependant la serrer de trop près.

Elle s’engagea dans les rues étroites, sinueuses et Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/68 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/69 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/70 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/71 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/72

Sa position ? Elle y tenait plus que jamais, non pas seulement parce que le milieu où sa naissance l’avait placée était le seul dans lequel il lui semblait qu’on pût vivre, non pas seulement parce qu’il lui eût été odieux de descendre de cet empyrée social, repoussée parla main d’un mari qu’elle y avait fait monter, non pas seulement, encore, parce que sa chute l’eût séparée de sa fille qu’elle idolâtrait, mais parce que son prestige, — elle l’avait compris à n’en pouvoir douter, — était pour une grande part dans l’amour de son amant ; mais parce qu’elle sentait bien que le bonheur de Miguel se décuplait à la pensée que cette femme qui, rouge et tremblante, grimpait en courant un cinquième étage, se glissait le long d’un corridor obscur, s’enfermait dans une mansarde pour se jeter dans ses bras, était une des reines de Paris !



V


Miguel de Servas, comme son nom l’indique, était Espagnol. Compromis dans les affaires politiques comme partisan de Don Carlos, il avait dû, quelques mois auparavant, émigrer en France avec beaucoup de ses compatriotes. En France, il s’était trouvé en sûreté, mais sans moyens d’existence, parce que les Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/74 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/75 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/76 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/77 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/78 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/79 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/80 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/81 il pouvait exploiter auprès de madame d’Ormessant un avertissement aussi précieux : mais la jeune femme avait-elle de l’argent ? mais pourrait-il désormais la soustraire à la surprise d’un mari dont toutes les défiances étaient éveillées ? Cela devenait peu probable : or madame d’Ormessant, une fois prise, ne donnerait plus mille francs par mois, et M. d’Ormessant, réduit à se servir lui-même, ne donnerait certainement pas deux mille francs à un serviteur inutile : et infidèle… D’ailleurs la réputation de l’espion pouvait être fort abaissée par l’insuccès de cette affaire, et son double jeu mis au jour, dans un certain milieu, pouvait lui faire perdre toute sa clientèle… Et puis, on le sait, il avait été blessé de la hauteur avec laquelle la femme adultère lui avait jeté son or enveloppé dans son mépris.

— Monsieur, dit-il le lendemain au mari trompé, l’amant de votre femme s’appelle Miguel de Servas, il a loué rue du Dauphin, n° 6, une chambrette, sous le nom de Martin, c’est là que madame d’Ormessant va tans les jours.



VI

Soudain elle devint pâle : les battements de son cœur s’arrêtèrent :

— Miguel ! on a frappé ! s’écria-t-elle. Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/83 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/84 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/85 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/86 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/87 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/88 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/89 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/90 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/91 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/92 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/93 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/94 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/95


VII


Madame de Langlerie attendait Lucie. Elle venait de voir Miguel de Servas qui lui avait raconté comment, après s’être défendu une demi-heure, il avait laissé entrer M. d’Ormessant, le commissaire de police et les témoins, en protestant contre la violation de son domicile ; comment il avait attendu, les bras croisés, la provocation de ce mari offensé qui n’avait seulement pas eu l’air de prendre garde à lui ; qui avait minutieusement fait relever, sur le procès-verbal du commissaire de police, les moindres traces du passage d’une femme et de sa fuite par les toits ; puis, fait constater la présence d’un jeune homme, comme celle d’un meuble sur un inventaire, sans demander le nom du quidam. Comment lui, Miguel, avait eu toutes les peines du monde à ne pas chercher cette querelle qu’on ne lui faisait pas, et à maîtriser sa révolte contre cet insultant dédain.

— Votre mari n’est pas jaloux, Lucie, conclut Laure, car il aurait tué Miguel : il veut votre fortune, c’est clair ; défendez-la !

C’était bien aussi l’opinion de Lucie. Cependant les deux femmes se trompaient à moitié. En ce moment, chez M. d’Ormessant la rage d’être joué, le besoin d’en tirer vengeance, dominaient tous les autres Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/97 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/98 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/99 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/100 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/101 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/102 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/103 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/104 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/105 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/106 UN NAlirRAGE iPA&lSIEJf SI « Un gentilhoBsme n’eût pas fait mieux, }» pensa Lucie. Puis, un éclair de triomphe et de joie passa dans ’ ses yeux. Soudain son plan de campagne changeait, ou, du moins, ses chances dans la lutte doublaient : « Oui ! j’attaquerai la première, se dit-elle, et dès demain j’irai voir le plus fameux avoué de Paris !... Qui sait ? ce sera moi peut-être qui découvrirai des intrigues à M. d’Ormessant ! » En attendant, elle baigna sa main malade dans de l’eau coupée d’extrait de saturne, et acheva de se déshabiller. Vers trois heures du matin elle s’endormit. VIII Tant d’émotions Tavaient brisée de fatigue. A onze heures, le lendemain, elle s’éveillait à peine, lorsque sa femme de chambre entra et lui présenta une carte : elle la prit et lut : M. Comuet^ avoué, •— Faites attendre, dit-elle, je vais me lever. Revenez me donner tout ce qu’il me faut. — Ah I à propre 1 qui donc a rapporté mon manchon ? ^ Un garçon des magasins de la Ckausié9’d'A’»Jtmy dby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/108 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/109 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/110 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/111 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/112 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/113 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/114 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/115 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/116 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/117 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/118 UN NAUFRAGE PARISIEN 9 <p»B VOUS osez tout et que vous cassez les vitres, votre -mari reculera sans dou|p. — J’y compte bien !... Craintive, il me ferait payer rançon ; menaçante, il calculera que mieux vaut, après tout^ le partage de mon opulence que la mis^e, >r- après le scandale. IX Huit jours après, madame d’Ormessant était installée chez les Dames de Saint-Joseph, dans un couvent situé en haut de la rue Saint-Jacques, avec sa petite fille, la gouvernante anglaise et une femme de chambre. Son avoué, prenant les devants sur celui de M. d’Ormessant, qui , sa visite faite, en avait attendu le résultat, s’était lancé dans la’xarrière avec une fougue imprévue. En quarante-huit heures il avait obtenu un jugement par référé, au profit de sa cliente, en allégu^ant de la part du mari des mauvais traitements, des injures, des accès de monomanie jalouse qui menaçaient de devenir des accès de folie furieuse. Sans perdre de temps, Lucie avait été en larmes se jeter dans les bras des femmes les plus respectables de la société, pour leur demander appui , conseil et 255542B

VjOOQIC Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/120 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/121 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/122 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/123 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/124 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/125 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/126 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/127 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/128 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/129 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/130 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/131 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/132 la dette pouvait revêtir : vaguement, elle songeait à 

l’intermédiaire de son amie, à la signature de son amant... Je le répète, les femmes vont vite et loin une fois engagées dans certaines voies. Et cependant elle ne remarquait pas , le long du chemin, une animation inusitée , des groupes où Ton parlait haut, un je ne sais quoi de fiévreux qui faisait pressentir une ébullition populaire. Que lui importait ? ...

Depuis trois mois peut-être, elle n’avait pas ouvert un journal, et depuis la mort de son père elle ne s’était pas occupée de savoir qui triomphait à la chambre, de la gauche, de la droite ou d« juste-milieu. On était au 20 février 1848’cependant, et, de l’agitation émue à propos d’un banquet réformiste, allait sortir une révolution qui devait avoir son influence sur la destinée de Lucie d’Ormessant, — comme sur celle de tant d’autres.

De par les passions et le désordre, les haines aveugles et la force des choses, voilà donc quelle se trouva, au lendemain de la révolution de 1848, la situation de ce ménage que nous avons vu, au début de ce récit, c’est-à-dire à la fin de l’hiver 1846-1847, logé dans un élégant hôtel, entouré de luxe et de considération, tedby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/134 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/135 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/136 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/137 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/138 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/139 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/140 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/141 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/142 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/143 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/144


XI


J’ai dit quelle était la situation douloureuse de Lucie et de Miguel vers le commencement de juin 1849, et comment chacun des deux époux morganatiques traînait misérablement sa vie dans l’ornière de la pauvreté.

Ils s’aimaient toujours cependant, et les privations n’avaient point raison de l’amour dans ces cœurs de vingt-cinq ans. Au contraire, peut-être s’aimaient-ils mieux alors qu’au commencement de leur liaison. Pour Miguel, la présence de Lucie n’était-elle pas comme le rayon de soleil dans la cellule du prisonnier ? comme l’oasis dans le désert ? le repos après l’angoisse ? le rafraîchissement au milieu de l’enfer I Pour Lucie, l’amour exalté de Miguel n’était-il pas la revanche de mille supplices ? la compensation de toutes ses pertes sociales ? la cause et le but de ses luttes et de ses espérances ?

Elle avait besoin, d’ailleurs, d’exalter sa passion pour légitimer ses actes, et d’ennoblir le mobile de sa chute pour soutenir son courage. — Et puis, son amour grandissait de sa haine^ pour ainsi dire, et plus elle sentait cuisantes sur son front les blessures du joug conjugal, plus elle savourait les délices de la passion révoltée. Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/146 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/147 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/148 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/149 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/150 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/151 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/152 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/153 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/154 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/155 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/156 traverse. — Tiens, voici le fond de ma bourse : meti^ à côté ce qu’il y a dans la tienne ; mêlons tout. Bieriv Cette fois, je me marie sous le régime de la commur nauté : partageons ! — Avec ce que j’emporte, je payerai quelques menues dettes et mon emménagement ici. Toi, prends le reste... et retourne à cette maison ’funèbre... — Allons, du courage, ami ; ce sera pour la dernière fois. D*ici à demain matin, liquide ta situation ; désintéresse le propriétaire en vendant ou laissant ce qu’il faudra de ton mobilier ; puis viens ici avec le reste, installe-toi et congédie la domestique. J’arriverai vers quatre heures.


XII

Lucie avait conçu ce plan la nuit précédente, et le croyait assez bien ourdi pour pouvoir en risquer Texécution sans danger.

En effet, son mari n’étant pas à Paris, qui pouvait avoir assez d’intérêt à la surveiller pour s’assurer si, en quittant le couvent, elle s’était véritablement rendue à son château de Cormeilles ? — Personne. Elle comptait bien, d’ailleurs, y aller passer quelques jours en septembre, et ramener sa fille et la gouvernante. Quant à son procès, il ne nécessitait pas sa présence à l^ris, puisque récemment, d’après une 6.

VjOOQIC Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/158 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/159 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/160 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/161 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/162 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/163 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/164 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/165 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/166 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/167 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/168 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/169 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/170 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/171 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/172 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/173 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/174 dresser celui du fils. Je vais le consulter à la mairie 

de leur quartier : puis revenir faire, à celle de la rue d’Anjou, la déclaration en règle... Enfin je vais m’ occuper de tous ces funèbres détails. Attendez-moi, madame. .. Madame 1... chère et pauvre femme ! Tremblante, brisée, Lucie d’Ormessant se leva, accompagna le jeune commis jusqu’à la porte, et, s’appuyant sur son épaule, murmura — rouge de honte et si bas qu’il Tentendit à peine.

— Paul, cette fois encore... je... je n’ai pas d’argent I

— N’y pensez pas, dit-il ; j’y pourvoirai. Elle répondit : « Merci ! » et retourna s’agenouiller près du cadavre.

XIIÏ

Ne nous attardons pas à l’analyse de la douleur dans Fâme de Lucie. Elle-même, d’ailleurs, n’eut pas le temps de pleurer. A peine les funèbres devoirs furent-ils rendus à Miguel, à peine son cercueil, accompagné du seul Paul, avait-il quitté la chambre aux tentures roses, pour gagner ce coin de cimetière où l’on venait — à quel prix ? — de lui acheter le droit de dormir cinq ans, que la réalité brutale s^ dby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/176 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/177 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/178 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/179 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/180 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/181 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/182 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/183 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/184 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/185 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/186 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/187 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/188 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/189


XIV


Si elle pleura lorsqu’elle fut seule et libre, est-il besoin de le dire ? Il me semble la voir s’enfermant dans la pièce la plus reculée de son château, et là, donnant un libre cours à ses larmes, à ses plaintes, à ses cris. Mais la nature humaine n’a qu’une certaine somme de forces. Quand elles sont épuisées, quand les nerfs ont donné tout ce qu’ils avaient de vibrations et nos yeux tout ce qu’ils avaient de larmes, nous tombons fatalement dans une sorte de prostration, d’engourdissement moral qui ressemble au sommeil. Après une crise de douleur aigiie, Lucie tomba dans la douleur morne, puis dans une accalmie stupide.

Les milieux, avec cela, influent plus qu’on ne saurait dire sur notre pauvre nature riumaine. L’atmosphère fiévreuse de Paris soudain remplacée par le calme des champs, le fracas des événements par l’uniformité de la vie : les violentes secousses, les terribles angoisses, les périls sans cesse renaissants, par le recommencement perpétuel des choses, par le roulement égal et monotone des habitudes quotidiennes,

— tout concourut à abattre l’explosion de sa douleur, comme la pluie abat le vent.

dby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/191 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/192 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/193 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/194 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/195 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/196 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/197 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/198 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/199 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/200 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/201 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/202 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/203 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/204 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/205 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/206 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/207

« Ainsi, pensait-elle, la chère créature se souvient. .. Elle se souviendrait donc de moi... si... — Bientôt ! chérie ! répondit la mère à haute voix.

Elle n’était pas résolue, certes, mais ébranlée. Le plus sage lui parut de retourner s’installer au couvent. Des questions graves et délicates comme celles qui l’occupaient, ne se traitent ni se résolvent par correspondance ; sur le terrain, elle pourrait mieux juger les choses, tâter les esprits, arrêter les dangers. Et, d’autre part, en reprenant sa situation où elle Pavait laissée, elle ne s’engageait inconsidérément ni dans une voie ni dans l’autre, réservant tout et ne repoussant rien.


XV


— Eh bien ? qu’en pensez-vous ? disait-elle quelques jours après à maître Lamaze, en lui montrant la lettre de madame Desvignes. — Mais, c’est à vous d’avoir une opinion là-dessus, ma belle cliente. — C’est justement que je n’en ai point, — Ce qui veut dire que vous en avez une, au condby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/209 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/210 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/211 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/212 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/213 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/214 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/215


XVI


— Je ne les connais pas, dit-elle, après avoir jeté les yeux sur les deux cartes que lui présentait sa femme de chambre. — Vous êtes sûre que c’est bien à moi que ces messieurs veulent parier ? Expliquez- vous avec la sœur tourière 1 — Oh I ce n est pas la peine, madame. Ces messieurs ont parfaitement demandé : <ic Madame d’Ormessant. » J’étais là. Lucie reporta les yeux vers les deux cartes. L’une portait : M. BONNATON Eaireprenear de maçonnerie. et l’autre M. ROUSSEL Entrepreneur de peintare. dby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/217 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/218 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/219 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/220 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/221 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/222 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/223 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/224 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/225 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/226 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/227 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/228 semaine suivante... Êtes-vous séparée de biens, ma dame ?

— Pourquoi cela ?

— C’est que, si vous n’êtes pas séparée de biens, c’est collectivement avec monsieur votre mari, que nous devons vous poursuivre,..

— Je suis mariée sous le régime dotal et presque tous mes biens sont paraphernaux ! s’écria Lucie, folle de terreur et saisie par le vertige.

— Les clauses de votre contrat ne font rien à l’affaire, madame, répliqua Roussel en saluant.

— Allons, allons, ne prenez pas ça tragiquement, ma petite dame, dit Bonnaton sur le seuil de la porte. Nous n’en viendrons pas là... que diable t... vous êtes raisonnable... et... on n’est pas des Turcs 1 Nous aurions pu^ sans dire « gare, » envoyer une sommation au domicile conjugal... Mais non ! 11 n’y a qu’à la dernière extrémité que... Moi, d’ailleurs, je suis rond^ en affaires I... rond !... — Au plaisir de vous revoir 1


XVII


Elle retomba sur son fauteuil, brisée, perdue, frappée d’une stupeur intense, qui éteignit toute idée dans son cerveau et la tint une heure là, immobile, les yeux fixes et démesurément ouverts. Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/230 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/231 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/232 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/233 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/234 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/235 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/236 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/237 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/238 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/239


XVIII


— Et voici la plus élégante des Parisiennes ! s’écria la veuve en entrant chez son amie, en s’accommodant, tant bien que mal, dans un vieux fauteuil de velours d’Utrecht, et en jetant autour d’elle des regards désolés sur le papier gris à ramages rougeâtres et blanchâtres, sur les cadres de bois noir qui sertissaient une madone mal enluminée, un saint Joseph d’Épinal, un portrait du père Ravignan et une Madeleine en tapisserie de soie, brodée au petit point ; sur la glace étroite et tachée, les rideaux de damas déteint, le canapé rigide, aux’bras de bois, tout cet ensemble enfin, qui, malgré des prétentions mondaines, portait rempreinte claustrale.

— Ah t que font ces choses au bonheur ou au malheur ?

répondit Lucie. — Rien d’extérieur n*a jamais 

eu de prise sur mon âme, et ce ne sont point les meubles pauvres et incommodes qui rendent ce séjour triste...

— Je le comprends, interrompit madame Desvignes, — profitant du joint qui s’offrait de lui-même :

— la solitude du cœur, la dissolution des liens les plus chers et les plus sacrés sont de bien autres sudby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/241 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/242 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/243 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/244 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/245 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/246 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/247 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/248 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/249 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/250 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/251 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/252


XIX

a Arrive que pourra t se dit Lucie après la visite de CoUard. li faut à tout prix une prompte réconciliation. .. Mon mari n’ignore rien du fond des choses, et ne doute point qu’en me rouvrant la porte de mon hôtel il n’absolve Tadultère... C’est un ignoble calcul qui, jadis, Ta poussé à me déclarer la guerre : c’est un ignoble calcul qui le pousse, aujourd’hui, à faire la paix... N’ayons donc pas de scrupules ; et, puisque, tant que nous sommes en conflit, ses intérêts sont opposés aux miens , dépêchons-nous de les faire solidaires ! ... »

^Elle chercha son buvard et écrivit fiévreusement à madame Desvignes :

« Eh bien I s’il faut en finir, mieux vaut que ce soit » plus tôt que plus tard... Ma fille me tourmente... Oh ! » les enfants ! Quelle puissance et quel amour, chère !.. jo Vous n’en avez pas... vous êtes libre !... Moi... )> Dites à M. d’Ormessant que mardi prochain^ vers » deux heures, notre fille jouera, près de sa mère, dans » la pépinière du Luxembourg... » Adieu I — Non I — A bientôt. 3» Lucie.»

VjOOQIC Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/254 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/255 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/256 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/257 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/258 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/259 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/260 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/261 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/262 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/263 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/264 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/265 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/266 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/267 

D’abord il alla devant lui, au hasard ; ensuite, comprenant les nécessités de la situation, il se rendit chez madame Desvignes qu’il ne rencontra pas. Ce fut un soulagement pour lui, en ce moment, que de ne pas être obligé de lui donner, en face, de mauvaises raisons. Il lui écrivit un billet par lequel il lui annonçait qu’un ordre du ministre l’obligeait à partir sur l’heure pour l’Italie, et qu’il fallait remettre à son retour l’examen des projets dont on avait causé.

Puis, de peur d’une demande d’explications… — d’une faiblesse peut-être, — il retourna chez lui, fit faire une valise précipitamment, donna ordre aux valets ébahis de diriger des autres bagages sur Rome, écrivit à son avoué d’aller de l’avant, et partit, non sans avoir dit à la concierge de l’hôtel d’envoyer à maître Cornuet tous les papiers timbrés qui pourraient venir à l’adresse de « Monsieur » ou de « Madame. »

Collard le lui avait recommandé.


XX


En rentrant au couvent, après avoir attendu jusqu’au soir, Lucie était d’une colère inutile à décrire.

De qui avait-elle été le jouet ?… De son mari ou de Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/269 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/270 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/271 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/272 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/273 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/274 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/275 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/276 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/277 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/278 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/279 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/280 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/281 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/282 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/283 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/284 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/285

— Non, non ! s’écria vivement Lucie, comme quelqu’un qui a peur de revenir sur une détermination prise — allez, et renvoyez-le… avec beaucoup d’égards !


XXI


Le lendemain matin, Lucie était comme transfigurée. Sur son pâle visage se lisait une résolution austère et décisive. Elle s’habilla pour sortir. Ses mains tremblaient ; elle avait embrassé sa fille avec des lèvres froides, mais en la couvrant de regards ardents : puis elle avait ordonné qu’on emportât l’enfant, ne voulant ni écouter son babil, ni se laisser amuser par ses mignonnes caresses. Il semblait, à la fois, qu’elle l’aimât d’une profonde tendresse et qu’elle éprouvât, en la touchant, une sorte de frémissement répulsif.

C’est que le parti qu’avait pris Lucie était terrible et redoutable. C’est que la démarche qu’elle allait faire, pour l’amour de cette petite créature, lui coûtait plus qu’on ne saurait dire^ et ne laissait plus d’espoir de retour.

Vrai… pour ne pas hésiter, il fallait agir vite et sans revenir sur ses pensées. Curtius, en se préciPage:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/287 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/288 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/289 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/290 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/291 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/292 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/293 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/294 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/295 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/296 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/297 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/298 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/299 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/300

La voiture montait la rue Saint- Jacques, Lucie, pourpre de honte, émue jusqu’aux larmes, au comble du malheur en même temps qu’en proie au vertige, indiqua, d’un signe, qu’elle voulait descendre.

— J’attends vos ordres, balbutia Paul.

— Mes ordres ?… mes ordres ?… — Eh bien ! cherchez-moi donc quelque part un asile inconnu… Dieu ! je voudrais un gouffre !… un gouffre qui m’anéantissel Elle entra dans un magasin par contenance, car elle avait fait arrêter la voiture à quelque distance du couvent : puis, après une emplette insignifiantcelle regagna la maison des Dames de Saint-Joaeph, cet asile à l’abri duquel, depuis plus de deux ans, elle avait caché tant de désordres, de fautes et de malheurs. Dernier abri honorable de sa vie perdue, et dont, dès le lendemain, elle allait franchir le seuil bénit, pour aller… où ?…

Elle eut le frisson, traversa la cour d’un pas pressé, sans lever les yeux, monta chez elle, et s’y enferma.


XXII

Peut-être, si elle avait été moins absorbée, eûtrelle remarqué l’expression composée du visage de la tourière, et les regards singuliers de deux ou trois converses qu’elle rencontra. Mais elle ne vit rien ; seulePage:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/302 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/303 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/304 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/305 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/306 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/307 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/308 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/309 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/310 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/311 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/312 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/313 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/314 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/315 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/316


XXIII


Après le départ de la marquise, Lucie éprouva un apaisement étrange. Son cerveau cessa d’enfanter des idées incohérentes, exagérées et douloureuses : son sang de bouillonner brûlant dans ses veines. La fièvre tomba enfin, et je ne sais quel calme consolant entra dans son âme en même temps que dans ses veines.

La confession fait quelquefois du bien.

Elle en avait assez, la pauvre créature, de porter seule le poids de ses passions, de ses remords, de ses douleurs !

Que lui importait, d’ailleurs, ce que la marquise allait faire d’elle ? Une idée seulement lui était insupportable : celle de retourner au foyer conjugal, et cette idée était écartée. Non ! décidément, elle n’aurait pas pu se faire à ce martyre… et un irrésistible besoin d’expansion l’aurait jetée à un nouvel amour… Mieux valait une retraite absolue, si tel devait être son sort. Elle se souvenait, avec une sorte de bien-être moral, de sa retraite à Cormeilles, et de ce deuil passé solitaire sous les grands arbres, et de cette douleur, d’aPage:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/318 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/319 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/320 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/321 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/322 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/323 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/324 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/325 4^ UN NAUFRAGE PARISIEN ^ ’fes persécuteurs de madame d’Otmessanli plein d’ardeur pour déjouer leurs indignes trames... et rêvant déjà de son siège à la Cour. Pour la marquise, elle écrivit ce billet : <( J’ai marché, monsieur, dans la voie que vous ]» m’aviez indiquée. Je crois avoir atteint le but« Avertissez monsieur P. S., qui est dans les meilleurs sentiments, et venez me voir, s’il y a lieu de pourvoir à » de nouveaux détails. » Elle mit pour suscription : « Monsieur Lamaze^ avoué, b Et fit jeter à la poste. XXIV — Eh bien f s’écria M. Lamaze, quelques jours après, en entrant chez sa cliente madame Lucie Langlois, épouse d’Ormessant^ qui, obéissant aux recommandations de la marquise, s’était tenue enfermée dans son couvent, où ne l’avaient atteinte ni reprodies ni humiliations. — Eh bien ! voilà un joli sau* vetage, et vous pouvez vous vanter d’avoir, en madame de Gheverus^ une puissante et habile protectrice 1 dby Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/327 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/328 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/329 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/330 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/331 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/332 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/333 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/334 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/335 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/336 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/337 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/338 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/339 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/340 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/341 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/342 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/343 vers la barre pour déclarer qu’en présence des témoignages entendus, ses clients se désistaient, n’espérant pas avoir plus de succès auprès du tribunal, que le ministère public.



XXV


Ce même jour, vers deux heures, devant la porte du couvent de la rue Saint-Jacques, une berline attendait, déjà toute chargée des bagages de madame d’Ormessant.

Tandis que la femme de chambre achevait d’y placer divers menus objets, la gouvernante se promenait dans la première cour du couvent, tenant à la main la petite Marie et lui faisant ses adieux, car elle avait reçu son congé, avec une récompense et la promesse d’une pension convenable. Au parloir attendaient Paul et madame Desvignes.

Tous deux étaient silencieux. L’un avec un visage grave, dont il ne pouvait chasser l’empreinte d’une tristesse profonde ; l’autre, les yeux baissés, les lèvres discrètement closes, recueillie dans le sentiment de son importance et de sa dignité.

Lucie et la marquise étaient chez la supérieure, dont elles prenaient congé. Madame de Cheverus, remerciant la bonne mère de la patience et de la cha- rité dont elle avait fait preuve, depuis quelques jours, en conservant à madame d’Ormessant un asile respectable ; Lucie, faisant une amende honorable qui était sa première étape sur la route de l’expiation.

En sortant de chez la digne supérieure, elles descendirent au parloir, où madame d’Ormessant avait aussi des remerciements et des aveux à faire. Elle s’approcha de madame Desvignes d’abord, peut-être parce que son cœur la poussait violemment vers Paul, et, avec une humilité si haute qu’on eût dit la confession d’une reine, elle lui demanda pardon : d’abord de l’avoir abusée par les dehors menteurs d’une fausse vertu, ensuite, d’avoir profité de ses bons offices auprès de M. d’Ormessant, alors qu’elle savait déjà l’affreux scandale qui se préparait dans l’ombre ; enfin, de l’avoir conduite jusque devant le tribunal correctionnel.

En s’accusant ainsi, la pécheresse tremblait. Il lui en coûtait, en effet, de cqurber le front devant une femme dont le caractère ne lui inspirait ni estime, ni sympathie ; que nulle charité, d’ailleurs, n’avait amenée à se mêler de ses affaires, et qui, en dernier lieu, ne s’était montrée à la police correctionnelle que pour y être vue en compagnie de la marquise de Cheverus.

Mais n’était-ce pas là, précisément, qu’était la valeur de l’acte de Lucie, et, en parlant ainsi à la veuve ambitieuse, qui ne songeait à rien autre qu’à asseoir son influence et à se constituer une sorte de magistrature mondaine, ne s’adressait-elle pas, en réalité, à madame de Cheverus, dont la haute et sereine vertu, dont la vraie charité, s’étaient faites palladium pour couvrir sa honte et protéger sa retraite sur la route de perdition ? dont la puissance, noblement conquise, l’avait arrachée à la dégradation et au désespoir, lui conservait sa fille et lui rendait la réhabilitation possible ?

— Adieu, Paul, dit-elle ensuite ; nous ne nous reverrons plus en ce monde, bans doute, et je n’aurai d’autre moyen de vous témoigner ma reconnaissance que de la dire à Dieu. Mais je vous laisse une noble amitié, celle de madame la marquise de Cheverus, qui sait ce que vous valez, et dont la seule estime est une récompense.

— Vous partez ? balbutia Paul, dont la voix s’altéra, dont les yeux, malgré sa vive énergie, s’emplirent de larmes.

— Oui, mon ami. Et pourquoi ne vous dirais-je pas où je vais ? Pourquoi vous dissimulerais-je l’avenir que madame de Cheverus m’a préparé, et vers lequel je cours avec reconnaissance, résolution… bonheur…

» Je ne vais pas loin : à dix lieues de Paris seulement. Je quitte ce couvent, que j’ai profané, pour un autre d’un ordre plus sévère, où l’on ne saura rien de mon passé, et dont les religieuses consacrent leurs soins à l’éducation des jeunes filles. Elles élèveront Marie… lui feront aimer… ces fortes et douces vertus de femme, que je saurais mal lui enseigner.

» Moi… elles daigneront m’accueillir comme pensionnaire cloîtrée. Tous les jours je verrai Marie, qui vivra près de mon cœur, qui ne saura rien de moi… — sinon que je l’ai aimée. — Pour son père… on lui dira qu’il voyage.

» Quand elle aura vingt ans… et moi les cheveux gris… le front ridé… toutes deux nous sortirons du couvent… Elle, pour être mariée… Moi, pour aller vivre à Cormeilles, où je soignerai les premières années de mes petits-enfants… où je travaillerai à leur fortune, tout en faisant… — le mieux possible… — du bien autour de moi… Il faut vivre de quelque chose !

— Et vous verrez, Lucie, dit la marquise, lorsque Dieu vous accordera d’être à votre tour, pour une pauvre femme égarée, ce que j’ai été pour vous, que dans la pratique du bien tout n’est pas résignation !

Quelques phrases de madame Desvignes tombèrent à froid sur ces paroles parties du cœur, et commentèrent, à l’usage du monde, et les arrangements pris, et les sentiments exprimés. On eût dit l’écho lointain des salons, expliquant à leur manière, et la retraite de Lucie, et la dissolution du ménage d’Ormessant.

« … Mon Dieu ! si la pauvre femme a failli, c’est son mari qui en est cause… qui l’a poussée !… — Et voyez son repentir !… — Encore, qui sait ? il y a peut-être quelque mystère d’iniquité là-dessous… — Toujours est-il que la marquise de Cheverus a hautement pris son parti, et que madame d’Ormessant a gardé sa fille… — C’était vraiment une charmante femme ! — Oui, et ce d’Ormessant est un vilain oiseau !… »

Paul pleurait, en silence et sans vergogne.

— Allons ! partons ! dit la marquise après avoir jeté un regard sur sa montre.

Lucie monta dans la berline : madame de Cheverus se plaça près d’elle ; madame Desvignes, pour laquelle on avait fait avancer une voiture de remise, hésitait entre le désir de s’associer jusqu’au bout à la marquise, et l’ennui de faire, à l’improviste, un voyage triste, qui dérangeait peut-être quelque projet.

Paul, qui venait d’embrasser au front, de tout son cœur, la petite Marie, en la prenant des mains de sa gouvernante pour la mettre dans celles de sa mère, était pâle et tremblait.

Peut-être la marquise comprit-elle la douleur infinie qui tordait le cœur du pauvre garçon ; peut-être — les vraies grandes âmes ont de ces indulgences ! — ne voulut-elle pas le priver d’une consolation suprême…

— Monsieur, lui dit-elle, si vous êtes libre, voulez-vous nous accompagner ? Je reviendrai tard ; la protection d’un homme ne me sera pas de trop.

Une flamme passa dans les yeux du jeune homme. Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/349 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/350 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/351 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/352 cinquante mille livres de rente : une moitié de ses revenus fut employée en bonnes œuvres ; l’autre accrut à la dot de Marie.

Vers 1862, la jeune fille est sortie du couvent pour se marier : madame d’Ormessant, pour aller vieillir dans sa terre.

La marquise de Cheverus est morte. — Paul Simonet, protégé et commandité par elle et ses amies, a fondé une maison de confection bien connue à Paris pour avoir la clientèle des femmes élégantes avec distinction et sans excentricité. — Madame Desvignes joue, de plus en plus, sur la scène du monde, les rôles d’utilités. — Madame de Langlerie essaie de retenir la jeunesse, et d’attirer, à tout prix, auprès d’elle, des femmes douteuses et des hommes ennuyés.

— M. d’Ormessant ?… — Un homme à la mer !


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)