Michel Lévy frères, éditeurs (p. 1-17).


UN
NAUFRAGE PARISIEN




I


Monsieur était assis dans son grand fauteuil à la Voltaire, devant le feu ; — madame n’était pas rentrée. Six heures sonnaient.

Il ne faisait pas nuit encore, mais il ne faisait plus assez jour pour lire. — Monsieur avait quitté son journal et pris les pincettes.

D’abord, il s’était appliqué à relever les tisons, à les accommoder artistement ; puis, il les avait attisés puis, les frappant avec impatience, il en faisait jaillir des gerbes d’étincelles. Évidemment, monsieur était de mauvaise humeur. — Qu’y pouvaient les tisons, pourtant ? — Rien du tout.

Les tisons noircirent et ne donnèrent plus d’étincelles. Alors monsieur se leva et arpenta le salon de long en large. De temps en temps, il s’arrêtait devant les meubles, et semblait avoir avec eux des colloques muets, tandis que son pied droit battait la semelle sur le parquet.

Enfin la porte s’ouvrit : Monsieur se retourna vivement, prêt à interroger ; mais il se détourna plus vite encore, en maugréant : c’était un domestique portant une lampe couronnée d’un globe à facettes qui lui avait — comme on dit vulgairement — fait voir trente-six chandelles.

Il retourna s’asseoir dans son fauteuil à la Voltaire, reprit les pincettes et murmura :

— C’est trop fort !

Aux alentours de la demie pourtant, des pas légers, un froufrou de soie, quelques ordres donnés dans l’antichambre, annoncèrent « Madame. »

Elle entra, en effet, élégante, souriante, nonchalante. — Vrai ! c’était une jolie femme, Parisienne des pieds à la tête, mise avec une simplicité singulière et un goût exquis : sachant poser son manchon sur un meuble, relever son voile et ôter ses gants mignons avec une incomparable grâce.

— Enfin ! dit le mari en rejetant les pincettes.

Madame ouvrit un peu plus grands ses beaux yeux, ébaucha un sourire :

— Quoi ! dit-elle, serais-je en retard ?

Pour toute réponse, Monsieur montra le cadran de la pendule.

— Ah !… d’une demi-heure ! Et vous avez faim peut-être ? Pardon.

Elle tira vivement un cordon de sonnette et dit au domestique qui parut sur le seuil :

— Vite, faites servir.

En même temps, elle dénouait les brides de son chapeau, relevait légèrement ses bandeaux ondés, avançait vers le feu son pied mignon chaussé de bottines de prunelles.

Qu’importait à Monsieur ?

Il la regarda d’un air froid, se leva tandis qu’elle s’asseyait, et demanda :

— Pourriez-vous me dire d’où vous venez, Lucie ?

— D’où… je viens ?… — Pourquoi ?

— Ma question vous étonne : je le comprends. Habituée comme vous l’êtes à faire toutes vos volontés, je parlerais mieux en disant, — à suivre tous vos caprices, — sans que jamais un contrôle les vienne contre-carrer, il vous semble nouveau que je m’inquiète enfin de vos démarches. Elles m’intéressent pourtant, et je crois le moment venu de vous demander une explication.

— Une explication ?… parlez-vous sérieusement ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie que vous sortez tous les jours de deux à six heures, et que je désire savoir où vous allez.

— Tous les jours ?

— Excepté le mercredi, votre jour de réception.

— Et le dimanche.

— Le dimanche soit ; mais les exceptions confirment la règle.

— De deux à six heures !… — Croyez-vous vraiment que ce soit de deux à six heures ? Moi, je n’y prends pas garde. — Où je vais ? Mais, chez ma couturière, peut-être, ou bien chez ma modiste. À moins que ce ne soit aux cours du collége de France, aux Tuileries, chez la marquise de Cheverus, chez madame de Langlerie, à l’église, dans les magasins, chez le dentiste !…

— Trêve de plaisanteries, Lucie ; je questionne.

— Alors, c’est une injure ?… Souffrez que je ne vous réponde pas.

— Au contraire, je désire que vous me répondiez.

— Je n’ai donc qu’une réponse à vous faire : — Je vais où il me convient.

— Vous le prenez sur un ton, Lucie, qui pourrait nous mener loin !

— Où vous voudrez.

La jolie Parisienne de tout à l’heure, si gracieuse dans ses atours, si féline dans ses mouvements, à laquelle il semblait qu’un mari prodigieusement de mauvaise humeur, seulement, pût chercher querelle, changea tout à coup de physionomie et d’attitude. Elle devint hautaine et cassante, elle parut aller au devant de la provocation. Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/25 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/26 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/27 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/28 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/29 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/30 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/31 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/32 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/33 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/34 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/35 Page:Vignon - Un naufrage parisien.djvu/36 maladresses ! — Pendant ce temps-là, le mari courait la ville, s’informait, suivait les traces, trouvait les pistes. À six heures il rentrait, et il n’y avait qu’à le voir pour comprendre que tout l’échafaudage savant des mensonges et des complaisances était écroulé.

— Je me bats demain matin à sept heures avec M. Gaston de Rouan, dit-il.

Madame de Langlerie eut une attaque de nerfs. Monsieur s’enferma chez lui pour mettre ordre à ses affaires. J’ai soigné l’une, qui sanglote encore, et j’ai essayé vainement de raisonner l’autre… — Et voilà pourquoi, mes chers amis, je vous suis arrivée à neuf heures au lieu de venir m’installer à six heures dans votre joli ménage !

— Ah ! dit M. d’Ormessant, Langlerie se bat avec l’amant de sa femme ? l’imbécile ! Il sera curieux de voir ce petit bretteur de Rouan le mettre sur le pré, pour l’achever de peindre ! C’est vraiment en pareil cas qu’on fait bien de rire des maris trompés !

— Il tuera peut-être M. de Rouan ?

— Oui ; mais il sera peut-être tué, et, vrai Dieu ! ce serait bien fait !… Un mari, un père, un citoyen, jouer sa vie pour une… allons donc !… Des fleurets en pareil cas ? un combat à armes égales ? Raillerie !

— Eh ! quoi donc ?

— Une arme qui tue toujours, — sans effusion de sang : — le Code civil.