Un naufrage parisien/Avant-Propos

Michel Lévy frères, éditeurs (p. i--).

Ah ! que c’était une jolie corvette ! fine, svelte, bien sous le vent, gréée à souhaits, et faisant honneur à son pavillon !

Et quand elle voguait — admirée, enviée, triomphante, — que de cavaliers dans son sillage !

— Des cavaliers dans le sillage d’une corvette ? — Oui ! Encore n’étaient-ce point des Tritons, montés sur des chevaux marins.

Mais vous l’avez connue, général, et vous aussi, académicien, et vous aussi, madame !… Dans ce temps-là, général, vous étiez tout bellement officier d’ordonnance, comme monsieur votre neveu qui caracole autour de vous, les jours de revue ! Vous, immortel, vous n’étiez encore que poëtereau, heureux d’être admis dans le salon du maître dont vous occupez aujourd’hui le fauteuil !

Et vous, comtesse, vous étiez tout simplement petite pensionnaire… Mais non ! — pensionnaire, comment l’eussiez-vous connue ? — Vous aviez cinq ou six ans, elle était l’amie de votre maman et elle vous a donné des bonbons en vous faisant sauter sur ses genoux.

— Les genoux d’une corvette ? — Allons ! vous m’entendez bien ! Ces corvettes-là naviguent sur l’Océan parisien et ne s’y perdent pas toujours ! Quand vous aurez lu mon histoire vous m’entendrez mieux encore, et vous vous souviendrez qu’elle était fort à la mode, et très-vantée ; qu’on citait ses toilettes dans les journaux fashionables, qu’on a mis son portrait dans un keapsake célèbre… et même que le spirituel, que l’inimitable vicomte de Launay l’a nommée, dans son courrier de Paris !

Hélas ! j’ai peur que vous ne la reconnaissiez trop, car je ne voudrais pas que son nom vous vînt à la bouche sans hésitation. Il y a une pudeur littéraire. Et, bien qu’à notre époque réaliste, l’amour du vrai soit si puissant et les curiosités si ardentes, que l’écrivain n’hésite plus à arracher le dernier voile à son modèle, que les lecteurs ne s’effraient plus de la nudité palpitante, cependant, il est encore une délicatesse intime qui se révolte, alors que sur la figure d’étude vous écrivez un nom, alors que vous arrachez, en même temps, le vêtement au corps et le masque au visage !

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J’ai vu chez Pradier, mon maître, jusqu’à deux femmes — du monde ou à peu près — qui, plus fières que jalouses de leur beauté, jettèrent bas toutes draperies importunes, pour demander au plus illustre statuaire de l’école française leur portrait en pied.

À sa demande, chacune des deux femmes qui osaient ambitionner un tabouret à la cour où règne triomphante la princesse Pauline Borghèse, de par la grâce de Canova, joignit une recommandation qui en caractérisait l’esprit et en soulignait l’intention.

« Surtout, dit l’une, « — et je ne vous dirai pas laquelle, croyez-le bien ! — « faites-moi belle ! Prenez, au besoin, les modèles qu’il faudra pour perfectionner les formes ; mais, quant à la tête, qu’elle soit d’une ressemblance frappante. »

Inutile de dire qu’elle n’était pas jolie, n’est-ce pas ?

« Surtout, dit l’autre, oh ! je vous en prie, maître, faites-moi une tête grecque, une tête sans ressemblance, une tête impersonnelle, pour ainsi dire, et que nul au monde ne puisse me reconnaître, hormis… »

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Eh bien, ces deux prières, nées de sentiments si différents, me semblent devenues les points de départ de nos modernes réalistes. Ceux-ci, volant un triste secret à la photographie, ajustent une tête connue sur un corps emprunté ailleurs. Ceux-là, profitent des modèles qui s’offrent, parfois, même, cherchent ceux qui se cachent ; surprennent la ligne qui ondule et frisonne, la couleur qui chatoie, la passion qui anime et transforme : fouillent les cerveaux et les cœurs pour scruter la pensée inconsciente et analyser les sentiments qui s’ignorent ; mais, leur étude faite, ils estompent du doigt les traits du modèle et laissent les curieux en échec devant des linéaments incertains ou une ombre décevante.

J’aime mieux cette école, et voilà pourquoi, vous livrant l’âme et la vie de mon héroïne, je ne vous peindrai pas son visage. Non ! — Je sais bien que je pourrais la maquiller un peu : là du rouge… ici du blanc… vers les tempes, quelques veines bleues…… — Allons ! elle en serait défigurée, voilà tout.

Or si je ne la veux pas nommer en la décrivant trop bien, je la veux encore moins contrefaire ! — Car, en même temps que la pudeur, nous avons, nous autres artistes, la coquetterie littéraire…

D’ailleurs, je m’en rapporte à vous, lectrice. Quand vous allez de par la ville, à pied, vous mettez volontiers un loup sur votre gracieux visage… Un petit loup de tulle, fin comme de l’air tissu, et semé de pois mats qui agacent les yeux indiscrets en rompant les lignes effaçant les contours, et posant, çà et là, des mouches coquines. Mais vous n’y mettriez pas un simulacre. Non ! pour rien au monde ! si gracieux qu’il fût et représentât-il Hélène ou Cléopâtre…

Rêvez donc mon héroïne comme il vous plaira, sous sa voilette à la fois transparente et parsemée de mouches… Et, si vous la reconnaissez, ne dites rien ! Toute femme voilée, tant peu que ce soit, ne doit pas être reconnue… Si vous ne la reconnaissez pas… — eh bien ! faites-vous un idéal à votre gré. Je compte sur vous, lecteur ! Qu’elle soit brune, au teint mat, au regard noir, si c’est votre caprice du moment ; ou bien blonde, aux yeux pers, à la chevelure légère et nuageuse, à la peau transparente et rosée ; ou bien encore, si vous êtes physionomiste et si son histoire vous intéresse, créez-vous un type d’après le caractère, un de ces types parisiens où rien n’est beauté mais où tout est charme…

Et, quand vous l’aurez créée à l’image de votre idéal, suivez-la le long des méandres de la vie, votre Parisienne. Voyez-la partir d’un pied leste et sûr, mais un bandeau sur les yeux ; se jouant comme un follet, à travers les détours, et butant, tout à coup, à l’encontre des choses, comme un étourneau ; naïve et rusée, noble et corrompue… petite et lâche… puis héroïque…

Ne la jugez pas ! vous ne pourriez l’absoudre sans faiblesse ni la condamner sans rigueur… Ne la nommez pas, elle vous entendrait ! — Quoi ?… c’est donc ?… — Chut ! c’est une femme, fille du siècle, et rien plus !