Un monde inconnu/Première partie/8

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 63-74).


CHAPITRE VIII

AU FOND DU GOUFFRE

Les ténèbres les plus profondes et le silence le plus complet régnaient dans le projectile. — Les trois hommes étaient-ils morts ? — Les sombres pressentiments de lord Rodilan s’étaient-ils réalisés ? Un trépas obscur et sans gloire, mais original à coup sûr, comme l’avait rêvé l’Anglais, était-il le dénouement de tant d’efforts et de courage ?

Marcel sortit le premier de son éva­nouissement : il se releva péniblement et, ne voyant rien, n’entendant aucun bruit, il se sentit le cœur pris d’une anxiété mortelle.

« Où sommes-nous ? se dit-il, que s’est-il passé ? »

Et il appela : « Jacques ! Milord ! »

Rien ne lui répondit.

Une sueur froide coula sur ses membres ; il frissonna d’horreur. Il chercha autour de lui en tâtonnant et bientôt sa main rencontra un bouton de cuivre qu’il pressa brusquement. Un jet de lumière électrique illumina l’intérieur de l’obus : Jacques et lord Rodilan gisaient à terre immobiles. Marcel se pencha tout d’abord vers son ami d’enfance : le jeune médecin était d’une pâleur cadavérique ; son cœur ne battait que faiblement. « Mon Dieu ! » murmura Marcel. Et, le soulevant avec précaution, il l’étendit sur le divan, la tête appuyée sur des coussins. Il défit précipitamment ses vêtements, mettant sa poitrine à nu. Mais c’est en vain qu’il lui fit respirer des sels violents, en vain qu’il frotta ses tempes et son front de vinaigre, en vain qu’il fit couler entre ses dents serrées quelques gouttes d’un puissant cordial : l’évanouissement de Jacques persistait.

Marcel se sentait pris par le désespoir. Découragé, il ne savait plus quel moyen employer lorsqu’un faible soupir s’échappa des lèvres du malade. Penché sur lui, Marcel tout frémissant se mit alors à le frictionner vigoureusement dans la région du cœur.

Bientôt sa respiration devint plus forte et les couleurs de la vie commencèrent à reparaître sur ses joues.

« Ah ! mon cher Jacques, que tu m’as fait peur ! murmura-t-il.

— Eh bien ! dit Jacques, d’une voix encore faible, hésitante, qu’est-il arrivé ?

— Ah ! pour cela, je n’en sais absolument rien ; mais avant de nous en assurer, il faut voir en quel état se trouve notre compagnon de voyage.

— Est-il donc blessé ? s’écria Jacques.

— Je l’ignore, je n’ai d’abord songé qu’à toi ; je vais maintenant m’occuper de lui.

— Et je vais t’y aider, mon cher Marcel, car maintenant mes forces sont à peu près revenues. »

Ils soulevèrent avec précaution le corps de l’Anglais.

Comme s’il n’eût attendu que ce contact pour revenir à la vie, lord Rodilan ouvrit brusquement les yeux et poussa un formidable juron.

« Goddam ! grogna-t-il d’une voix irritée, que me veut-on encore ? Je suis mort, laissez-moi en paix.

— Mais non, milord, fit Jacques en riant malgré ce que la situation avait d’effrayant, vous n’êtes pas mort et vous avez perdu votre pari. »

L’Anglais fit la grimace.

« Allons, dit-il, je n’ai pas de chance. Mais attendez un peu, si nous ne sommes pas morts, nous n’en valons pas beaucoup mieux.

— C’est ce qu’il faudra voir, interrompit Marcel, mais puisque nous sommes vivants et bien vivants, il faut aviser à sortir d’ici. »

Ils restèrent un instant immobiles.

« Tiens, mais, fit Marcel, on dirait que notre obus bouge ; notre voyage ne serait-il pas terminé ? Se poursuivrait-il dans les entrailles de notre satellite ? »

Le projectile en effet paraissait animé d’oscillations lentes et faibles, comme s’il n’eût pas reposé sur une base solide. Brusquement Jacques, ne pouvant résister à son anxiété, largua les boulons qui retenaient la plaque d’aluminium d’un des hublots percés dans la muraille de l’obus ; puis, saisissant la lampe électrique, il l’approcha de la vitre.

Il poussa un cri : « Mais nous sommes dans l’eau ! »

Ses deux compagnons s’approchèrent précipitamment. Lord Rodilan lui-même semblait avoir oublié sa mauvaise humeur : un vif sentiment de curiosité se peignait sur ses traits.

Le rayon électrique vigoureusement projeté par le réflecteur dont la lampe était munie, allait s’écraser sur une surface tremblante où elle se réfléchissait en s’irradiant.

À n’en pas douter, ils flottaient.

L’obscurité profonde qui régnait dans le milieu où ils étaient parvenus ne leur permettait de rien distinguer de plus.

« Voyons, dit Marcel : pour le moment nous flottons, cela est certain. Sur quoi, je ne saurais le dire encore, mais nous avons le temps d’y penser. Avant tout, il importe de savoir si l’espace dans lequel émerge notre projectile est rempli d’un air respirable.

— Mais, fit Jacques, nous ne pouvons pourtant pas ouvrir l’un de nos hublots : tout l’air que renferme notre obus s’échapperait en un clin d’œil, et c’est là une précieuse réserve que nous aurons peut-être besoin de bien ménager.

— J’y avais songé, répondit Marcel, et je suis en mesure de recueillir une certaine quantité du milieu gazeux dans lequel nous émergeons et de voir s’il renferme les éléments nécessaires à la conservation de la vie. »

En disant cela, il avait pris une clé anglaise et, saisissant l’extrémité d’un fort boulon qui traversait dans toute son épaisseur la paroi de l’obus, il se mit à la dévisser.

Au moment où la tige d’acier sortait du trou qu’elle remplissait, il y adapta sans perdre une seconde la douille à pas de vis d’un tube de platine muni d’un robinet. L’opération avait été faite avec une telle rapidité qu’aucune déperdition n’avait pu se produire de l’air renfermé dans le projectile. Jacques avait compris.

« Tu es homme de précaution, dit-il, et je vois que tu as pensé à tout. Je comprends ce que tu vas faire, et je vais t’aider, »

Lord Rodilan, complétement revenu de son étourdissement, les regardait attentivement ; cela semblait l’intéresser beaucoup.

Marcel retira avec précaution de l’une des caisses où étaient emballés les instruments scientifiques, un appareil d’apparence fort simple bien connu dans les laboratoires. Il se composait d’un tube en verre dressé verticalement et maintenu par une tige de cuivre le long de laquelle il pouvait se mouvoir, et plongeant dans une cuvette de cristal. Puis il prit un long bâton de phosphore. Pendant ce temps, Jacques avait disposé au-dessous du robinet une tablette sur laquelle l’appareil fut posé. Le tube et la cuvette furent remplis d’eau, et bientôt un tuyau de caoutchouc adapté au robinet et immergé dans la cuvette alla s’ajuster sur un renflement ménagé à la partie inférieure du tube dans lequel avait été au préalable introduit le bâton de phosphore. Puis le robinet fut ouvert et les trois voyageurs virent le gaz formant l’atmosphère extérieure pénétrer en globules dans le tube et y prendre peu à peu la place de l’eau expulsée. Au bout de quelques instants le tube était plein et le robinet fut fermé.

« Maintenant, dit Marcel, en attendant que notre expérience s’achève et comme nous avons quelque temps devant nous, nous allons déjeuner.

— Déjeuner ou dîner ? dit Jacques.

— Il serait plus logique de dire souper, reprit lord Rodilan, car nous sommes en pleine nuit.

— Comme il vous plaira, répliqua Marcel. Pour moi je me sens un furieux appétit : toutes ces émotions m’ont terriblement creusé.

— Ma foi ! fit l’Anglais, puisque nous ne sommes pas encore morts, je prendrai volontiers quelque chose.

— Voilà, dit Marcel, une conserve de volaille de « Crosse and Blackwell » dont vous me direz des nouvelles. »

Et tous les trois, assis sur le divan circulaire, se mirent à mordre à belles dents dans des ailes et des cuisses de dindes qui plongeaient au milieu d’une gelée savoureuse et fortement parfumée de truffes. Des biscuits de première marque leur servaient de pain. L’Anglais surtout travaillait consciencieusement.

« Je vois, mon cher lord, dit Jacques en riant, que pour un homme dégoûté de la vie, vous ne faites pas fi des moyens de la sustenter et de la prolonger.

— By Jove ! répondit lord Rodilan, la bouche pleine, je veux bien mourir écrasé, mais il n’est pas entré dans mon programme de me laisser bêtement mourir de faim. Or, quand on mange il faut boire ; qu’allez-vous nous donner, ami Marcel, pour arroser cette succulente nourriture ?

— Ma foi, dit Marcel, je dois sur ce point réclamer toute votre indulgence. Je n’ai emporté que quelques bouteilles d’un petit vin léger, suffisamment digestif et qui, je l’espère, ne vous montera pas à la tête ; car, vous le comprenez, j’ai dû prévoir et craindre les maléfices du jus de la grappe. »

Les deux amis firent une grimace significative. Marcel souriait dans sa moustache. Il prit dans une caisse, où elles étaient soigneusement enveloppées dans une chemise de paille, une bouteille au goulot hermétiquement cacheté.

« Peste ! dit Jacques, que de précautions pour de la piquette ! »

Et, le flacon débouché avec précaution, Marcel versa dans les verres que lui tendaient ses compagnons un liquide dont la couleur ambrée et le parfum pénétrant firent se dilater les narines de l’Anglais.

« Mon cher Marcel, fit-il, je crois que vous vous êtes agréablement moqué de nous. »

Et, savourant avec respect la précieuse liqueur, il s’écria, la face épanouie :

« C’est du Clos-Vougeot de 1865. — Peste ! mon camarade, si vous en avez beaucoup comme cela, je suis prêt à vous suivre dans toutes les planètes où il vous plaira de nous conduire ! »

Jacques riait sous cape : il n’avait pas cru à la plaisanterie de Marcel et connaissait trop le sens pratique de son ami pour croire qu’il eût négligé un point si important.

Le généreux bourgogne avait rendu aux trois voyageurs toute leur force et toute leur confiance.

« Voyons maintenant, dit Marcel, où nous en sommes de notre expérience ? »

Ils s’approchèrent de l’appareil. Le tube qui auparavant était complètement rempli du gaz extérieur, paraissait maintenant vide à un tiers environ de sa hauteur.

Marcel regarda la graduation marquée sur le verre : l’eau s’élevait à 26°.

« Oh ! oh ! dit-il, nous nous trouvons bien en présence d’air respirable, mais d’un air quelque peu capiteux. La proportion d’oxygène indiquée par le tube est de 26 p. 100 au lieu de 21 seulement que renferme l’atmosphère terrestre.

— Bah ! dit Jacques, nous avons tous les trois les poumons solides et nous nous y ferons.

— Eh bien, dit Marcel, il faut maintenant songer à sortir d’ici et à savoir un peu où nous sommes !

— Oui, dit Jacques, mais il ne serait peut-être pas prudent de nous exposer brusquement à cet air surchargé d’oxygène. Ne penses-tu pas qu’il y faudrait quelques précautions ? »

— Tu as raison, répondit Marcel, je vais dévisser mon tuyau de caoutchouc : l’air extérieur va pénétrer peu à peu dans l’obus par le trou que fermait le boulon, et d’ici à quelques instants la substitution sera complète. Rien ne nous empêche en attendant d’essayer, à l’aide de notre lampe électrique, de reconnaître l’endroit où nous nous trouvons.

Le faisceau lumineux fut en effet promené à travers les hublots dans diverses directions. Du côté où ils avaient tout d’abord reconnu la surface du liquide sur lequel flottait le projectile, ils ne distinguaient rien : le rayon lumineux se perdait au loin dans d’insondables ténèbres. Mais, du côté opposé, la lumière renvoyée par le réflecteur alla rencontrer une paroi qui paraissait de couleur noirâtre, d’aspect rocailleux, dont la hauteur ne put être évaluée et qui ne semblait pas située à plus de cinq encâblures. Sa base sortait d’une grève sur laquelle venaient mourir les ondes de ce lac ou de cette mer souterraine.

Cependant l’air extérieur pénétrait peu à peu dans l’obus, et les trois voyageurs se sentaient vivifiés par cette atmosphère riche en oxygène et qu’ils respiraient avec délices. Jacques avait craint un instant, au moment où Marcel avait fait connaître le résultat de son analyse, que cet air où abondait l’élément comburant ne surexcitât outre mesure l’activité des phénomènes vitaux et que leur organisme ne pût que difficilement s’y accoutumer. La précaution qu’ils avaient prise de ménager ainsi l’entrée de l’air du dehors le rassura bientôt. Un peu d’excitation cérébrale, une respiration un peu plus active et un peu plus rapide, tels furent les seuls phénomènes physiologiques qu’il constata sur lui et sur ses deux compagnons dont son doigt expérimenté avait interrogé le pouls.

« Nous pouvons nous rassurer, fit-il. L’excitation que nous ressentons en ce moment et qui provient d’un passage un peu brusque de notre atmosphère ordinaire à un air plus oxygéné n’a rien qui puisse nous inquiéter et ne durera pas.

« Nous sommes tous les trois sains et vigoureux, nos organes auront bientôt fait de s’adapter au milieu ambiant. Nous y trouverons même, j’en suis sûr, un surcroît de vitalité qui augmentera nos forces, et notre cerveau y puisera une puissance intellectuelle que nous ne soupçonnons pas. »

Les prévisions de Jacques semblaient du reste s’être déjà réalisées. Depuis qu’ils avaient retrouvé l’usage de leurs sens, les trois amis se trouvaient dans un état singulier : ils se sentaient animés d’une vigueur inaccoutumée ; leur corps semblait avoir perdu de son poids ; tous leurs mouvements s’exécutaient avec une aisance et une facilité à laquelle ils n’étaient pas habitués. Ils s’étonnaient de mouvoir sans efforts et comme en se jouant des objets qui partout ailleurs leur auraient semblé lourds ; leurs pieds ne pesaient plus sur le sol et même lord Rodilan, ayant voulu se hausser pour atteindre un objet arrimé sur une tablette supérieure, se trouva emporté par son mouvement jusqu’au haut du projectile, dont sa tête heurta le capitonnage supérieur.

« Où allez-vous ainsi, mon cher lord ? s’écria Jacques en riant ; prenez-vous votre vol pour nous quitter ? »

— Pardieu ! fit l’Anglais en retombant doucement sur le sol, voilà qui est bizarre. Du diable si j’y comprends rien.

— Cela est pourtant bien simple, interrompit Marcel, et suffirait à prouver, s’il pouvait nous rester encore un doute, que nous sommes bien arrivés sur la Lune ou dans la Lune.

— Bah ! fit lord Rodilan intrigué.

— Mais oui, mon cher ami. Vous savez bien que sur la Lune la pesanteur est six fois moindre que sur la Terre. Ainsi votre honorable personne qui, aux balances du Yachting-club accusait 148 pounds, n’en pèse que 24 environ. C’est pour cela que tous les objets que vous touchez vous paraissent si légers et que le simple effort que vous avez fait tout à l’heure a suffi pour vous élever si haut.

— Tout cela est fort bien, dit alors lord Rodilan, mais si je dois continuer à vivre, je voudrais bien ne pas rester trop longtemps dans ces ténèbres ; ce n’est pas la peine d’être vivant pour être ainsi enterré.

— Oh ! dit Marcel, nous n’en sommes pas là. Je n’ai pas pu évaluer encore la distance qui nous sépare de la surface lunaire, mais elle doit être considérable. Il nous faut tout d’abord sortir d’ici et reconnaître l’endroit où nous nous trouvons. »

L’air extérieur avait achevé de remplir l’obus : on pouvait maintenant ouvrir les hublots. Cela fait, Marcel s’empressa de consulter les instruments d’observation dont le projectile était muni. Le thermomètre centigrade marquait + 18°,5 ; le baromètre indiquait une pression de 641 millimètres correspondant sur la Terre à une
« Où allez-vous ainsi, mon cher lord ? » (p. 70).
altitude de 1.480 mètres ; l’aiguille de l’hygromètre de Saussure se trouvait arrêtée à 90°, ce qui, suivant la table construite par Gay-Lussac, correspondait à 0,791 de saturation : c’était une atmosphère très chargée d’humidité.

« Tout cela est fort rassurant, dit Marcel ; il faut maintenant savoir quelle est la nature du liquide sur lequel nous flottons. »

Aussitôt Jacques plongea à l’extérieur un gobelet d’étain et le ramena plein d’un liquide transparent et incolore. Marcel l’examina attentivement, en versa quelques gouttes dans le creux de sa main, et y trempa ses lèvres.

« C’est de l’eau, fit-il, mais avec un goût légèrement salin. — Nous voilà tout au moins assurés de ne pas mourir de soif. »

Il s’agissait maintenant de gagner la grève, et cela paraissait d’autant plus urgent que Marcel avait cru remarquer depuis quelques instants que l’obus semblait s’en éloigner par un mouvement à peine sensible. Il le fit observer à ses compagnons.

« Il est probable, leur dit-il, que ce lac se déverse dans quelque bassin inférieur, et le courant tend à nous entraîner Dieu sait où. Il nous importe donc d’aborder sans perdre de temps. »

Comme ils s’étaient attendus à tomber sur la surface de la Lune et à avoir à cheminer sur un sol très tourmenté, ils s’étaient prudemment munis de longs et solides bâtons ferrés. Deux de ces bâtons furent liés bout à bout et fortements assujettis.

« À vous, mon cher lord, dit alors Marcel, à vous, l’un des plus glorieux champions d’Oxford, l’honneur de diriger sur ce lac lunaire la première embarcation terrestre qui s’y soit certes jamais hasardée.

Alright ! répondit l’Anglais ; il est bien fâcheux que quelque champion de Cambridge ne soit pas ici pour être témoin de cette navigation sous-lunaire et crever de jalousie.

— On ne peut pas tout avoir, » murmura philosophiquement Jacques.

Défaisant alors son habit et relevant les manches de sa chemise, lord Rodilan mit à nu ses bras musculeux ; puis, saisissant la perche formée des deux bâtons ferrés, il la passa par le hublot opposé à la rive et qui s’élevait de deux pieds environ au-dessus de la surface de l’eau. Elle atteignit le fond. S’arc-boutant alors vigoureusement sur l’extrémité de la perche, il donna une énergique impulsion, et la lourde machine commença à se déplacer et à se rapprocher d’une facon sensible du rivage. Il était évident que le lac souterrain dans lequel avait eu lieu la chute, remplissait une dépression d’une profondeur considérable, assez semblable au cratère d’un volcan. L’obus devait être tombé vers le centre ; puis, remonté à la surface, il avait été saisi par le courant qui, en raison des sinuosités du rivage, semblait tantôt l’en rapprocher, tantôt l’en éloigner.

Marcel et Jacques se tenaient à l’autre hublot, éclairant au moyen de leurs lampes électriques la direction à suivre. Comme l’obus, de forme absolument cylindrique, ne pouvait avancer rigoureusement en ligne droite, ils indiquaient à lord Rodilan le sens dans lequel il devait pousser cet incommode esquif.

L’Anglais travaillait avec ardeur. Ses membres robustes n’avaient rien perdu de leur souplesse et de leur élasticité, et sa force se trouvait décuplée dans ce milieu où la pesanteur avait diminué d’une façon si remarquable. Aussi, malgré la difficulté d’un tel travail, une heure s’était à peine écoulée que l’obus venait échouer sur le fond insensiblement relevé et s’arrêtait à environ 50 mètres de la grève.

« Ah ! fit lord Rodilan en étirant ses bras, cette petite gymnastique m’a fait du bien, »

Et, s’approchant du hublot qui regardait le rivage, il ajouta en riant :

« Bon ! voilà qu’il nous va falloir maintenant prendre un bain. Après un violent exercice cela est tout à fait hygiénique. »

L’obus en effet plongeait d’environ quatre pieds dans l’eau et il fallait franchir à gué la distance qui séparait les voyageurs de la terre ferme.

Détachant alors l’échelle de fer mobile qui leur servait à atteindre ceux de leurs bagages qui étaient arrimés dans la partie supérieure du projectile, ils la passèrent par le hublot et la plongérent dans l’eau, où son poids la maintint immobile. Les trois amis avaient rapidement passé par-dessus leurs habits un vêtement de caoutchouc absolument imperméable et qui les enveloppait de la tête aux pieds. Ainsi équipés, ils franchirent en quelques bonds la distance qui les séparait de la rive.

En posant le pied sur le sabie fin qui formait le sol de la caverne et que n’avait jamais foulé jusqu’ici aucune créature terrestre, Marcel eut un moment d’exaltation et de triomphe.

« Victoire ! amis, s’écria-t-il ; nous voici au sein de ce monde mystérieux dont notre audace a rêvé de pénétrer les secrets. Les calculs de la science sont confirmés. Rendons grâce à Dieu qui nous a conduits jusqu’ici sains et saufs, et vive la France ! »

Jacques lui serrait la main avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler.

« Pardon, mon cher Marcel, fit alors l’Anglais ; puisque je ne suis pas mort, laissez-moi prendre ma part de votre joie et y associer aussi l’Angleterre. Ne croyez-vous pas juste de crier avec moi :

— Hurrah pour l’Angleterre ?

— De grand cœur, mon cher Rodilan, et, quoi que nous réserve l’avenir, c’est entre nous maintenant à la vie et à la mort. »

Et les trois amis s’étreignirent avec transport.

L’obus fut alors amarré, à l’aide d’un câble que Marcel avait solidement fixé à l’intérieur et déroulé en s’avançant vers la grève, à une saillie rocheuse qui, non loin de l’endroit où ils avaient abordé, surplombait et s’avançait presque au bord de l’eau.