Un monde inconnu/Première partie/7

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 57-61).


CHAPITRE VII

LA CHUTE

— Hurrah ! s’écria Marcel, nous tombons !…

— Tu en es bien sùr ? dit Jacques.

— Parfaitement sûr ; nous venons de franchir le point neutre où, notre obus étant soumis à la double attraction de la Terre et de la Lune, la pesanteur se trouvait annihilée, et tu as dû sentir comme moi que nous ne pesions plus sur le fond du projectile.

— Oh yes ! fit lord Rodilan ; et je dois dire que je n’ai jamais rien éprouvé de semblable à cette sensation étrange : il me semblait que je n’avais plus de corps et que j’étais devenu un pur esprit. Cela seul vaut la peine d’avoir fait le voyage. Mais il n’y a rien de durable en ce monde, et nous voici maintenant redevenus lourds et matériels comme auparavant. Heureusement que cela va bientôt finir et que, dans quelques instants, nous allons…

— C’est entendu, mon cher ami, fit Jacques, mais gardez cela pour vous ; nous avons les moyens d’amortir notre chute et nous débarquerons tranquillement sur le sol de la Lune comme les voyageurs qui descendent sur le quai de Charing-Cross.

— Mille guinées, dit lord Rodilan, que nous serons réduits en bouillie.

— Tenu, riposta Marcel en riant. Je suis bien sùr que, si vous gagnez, vous ne viendrez pas me réclamer le prix de la gageure.

— Pour moi, dit Jacques, j’ai pleine confiance, je sens que je reverrai Hélène.

— Bravo ! mon fils, dit solennellement Marcel ; il faut avoir foi dans la science. Et maintenant, attention, canonniers à vos pièces ! »

Sous les regards des voyageurs s’étendait alors le lit desséché d’une immense mer de forme ovale de laquelle émergeaient quelques cratères isolés aux flancs abrupts et tourmentés. Vers l’occident trois de ces cratères, disposés comme en triangle, se rapprochaient des montagnes qui, de ce côté, formaient l’enceinte de cette vaste plaine. Au milieu de ces montagnes s’ouvrait un large détroit qui la faisait communiquer avec une autre mer de moindres dimensions. Les rayons du Soleil, dont aucune vapeur ne venait atténuer la force, versaient sur ce paysage désolé une éblouissante lumière. Ce sol, absolument aride, où l’on ne voyait pas trace de végétation, semblait ne présenter au regard que les assises rocheuses d’un monde éteint ; sa surface, irrégulièrement creusée de profondes dépressions, était hérissée de pics qui jaillissaient brusquement ; les parties planes elles-mêmes paraissaient soulevées en boursouflures infinies, qu’on aurait, à cette distance, prises pour des granulations serrées. Tout cet étrange panorama offrait aux yeux des voyageurs émerveillés un spectacle d’une incontestable grandeur.

« Que c’est beau ! » murmurait Jacques, comme écrasé d’admiration.

L’Anglais lui-même, malgré son flegme et son détachement de toutes choses, n’avait pu conserver son indifférence.

« En vérité, s’écria-t-il, je n’ai jamais rien vu d’aussi splendide. »

Quant à Marcel, il triomphait.

« Voyez, disait-il à ses compagnons ; nous allons arriver dans la région peut-être la plus intéressante de notre satellite. Gette grande dépression qui s’étend au-dessous de nous est évidemment le lit d’un ancien océan que les sélénographes ont baptisé du nom de Mer des Pluies. Les trois cratères que vous voyez un peu sur la gauche ont aussi leurs noms : voici Archimède, le plus vaste ; à côté de lui Aristillus, et, un peu plus au nord, Autolycus. Le détroit qui sépare ces deux chaînes de montagnes que vous apercevez, l’une, la plus épaisse, s’avançant du sud et qu’on nomme les Apennins, l’autre moins importante, descendant du nord, le Caucase, conduit à une plaine qui n’est autre que la mer de la Sérénité. À en juger par la direction de notre chute, nous allons, j’imagine, tomber mollement dans les marais du Brouillard qui s’étendent au pied d’Autolycus, du côté du nord-est.

— Oh ! mollement ! fit l’Anglais en ricanant.

— Eh bien ! vous allez voir, » répliqua Marcel.

Il avait la main sur le levier destiné à déplacer les obturateurs des tubes formant la première série des fusées à oxygène liquéfié, et il l’inclina brusquement.

Soudain les voyageurs ressentirent une secousse si violente qu’ils furent précipités sur le sol. Le mouvement de recul imprimé au projectile avait été tel qu’emporté comme il l’était dans sa chute vertigineuse, il eût infailliblement volé en éclats entre ces deux forces contraires, s’il n’avait eu la solidité d’un bloc plein.

La vitesse de la descente en fut pendant quelques instants presque complètement annihilée, et le projectile recommença à tomber comme si cet instant d’arrêt marquait le point initial de sa chute,

« Eh bien ! milord, qu’en dites-vous ? fit Marcel.

— C’est là, j’en conviens, répondit l’Anglais, un joli tour de passe-passe ; mais vous aurez beau faire, et je distingue déjà au-dessous de nous des pointes de rochers qui ne tarderont pas à nous mettre en charpie. Pour ma part, je ne me consolerais pas qu’il en fût autrement.

— Eh bien ! il en sera tout autrement, je vous l’affirme. Préparez-vous à faire au milieu des plaines lunaires une entrée digne d’un gentleman. »

Jacques était tout entier à la contemplation du merveilleux tableau qui se déroulait sous ses yeux. De seconde en seconde les sommets des cratères, vers lesquels semblait se diriger l’obus, grandissaient et apparaissaient d’une facon plus vive ; leurs arêtes aiguës se détachaient avec une netteté que rendait plus précise encore l’absence d’atmosphère ; sur leurs flancs profondément labourés se creusaient de sombres précipices, que remplissait une ombre dont aucune lumière diffuse ne diminuait la noirceur. Tout autour, le sol était semé de crevasses et de brusques saillies : on aurait dit les vagues d’un océan surpris tout à coup et figé au milieu des déchaînements de la tempête. Mais nulle part on n’apercevait rien qui pût indiquer la présence d’êtres animés.

Marcel appuya de nouveau sa main sur le levier. Pour la seconde fois l’oxygène fusa. Cette secousse fut moins violente que la première et le temps d’arrêt moins marqué. Le jeune ingénieur put se rendre compte exactement de la marche du projectile.

Il s’écria :

« Nous allons passer au-dessus du groupe des cratères ; nous ne tomberons pas dans les marais du Brouillard.

— Où donc alors allons-nous aborder ? demanda Jacques.

— Sur les rives de l’Achéron, » murmura lord Rodilan.

Personne ne songea à relever cette boutade.

Le visage de Marcel exprimait une certaine anxiété ; celui de Jacques était grave.

Au moment d’atteindre leur but, ces hommes si fortement trempés, dont l’audace n’avait pas reculé devant les périls d’un tel voyage, se sentaient pris d’une secrète angoisse.

Qu’allait-il advenir ? Comment arriveraient-ils sur le sol de notre satellite ? Y arriveraient-ils vivants ?

« Ah ! s’écria tout à coup Marcel, nous allons passer entre les deux cratères d’Autolycus et d’Aristillus, et nous allons sûrement tomber dans la vallée qui s’étend du pied des cratères jusqu’aux derniers pics de la chaîne du Caucase. »

Lord Rodilan, assis sur le divan circulaire, semblait ne pas écouter cet entretien fiévreux et se perdait dans une rêverie profonde, comme si tout ce qui l’entourait lui eût été complètement étranger.

« Mais, fit tout à coup Jacques, qu’est cela ? »

Et du doigt il désignait une large fissure du sol lunaire dont les sinuosités serpentaient au milieu de la vallée. Elle allait s’élargissant à mesure que le projectile se rapprochait et, entre ses bords, s’ouvrait un sombre abîme dont les côtés étaient hérissés d’aspérités rocheuses et dont l’œil ne pouvait sonder la mystérieuse profondeur.

Marcel avait vu, lui aussi. Le front plissé, l’œil fixe, le visage pâle, il regardait silencieusement ce gouffre qui grandissait d’instant en instant. Ses bords semblaient s’ouvrir comme pour les engloutir.

« J’avais tout prévu, hormis cela, murmura-t-il ; c’est une rainure et nous y tombons à pic. »

L’horreur grandiose de leur situation avait arraché lord Rodilan lui-même à son flegme imperturbable. Ils étaient maintenant tous les trois debout et comme prêts au dernier sacrifice.

Marcel avait pris son parti. Il gardait ses dernières fusées comme ressource suprême. À l’instant précis où l’obus arrivait avec une effroyable rapidité au niveau de la crevasse, il appuya une dernière fois sur le levier. Le projectile sembla bondir en arrière. Dans cet instant d’arrêt les trois hommes s’étreignirent avec force et, l’œil tranquille, le visage calme, sans qu’aucun muscle de leur face tressaillit, fiers et résolus, s’enfoncèrent dans les entrailles de ce monde qu’ils étaient venus conquérir.