Un monde inconnu/Première partie/6

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 51-55).

CHAPITRE VI

LES OBSERVATEURS DE LONG’S PEAK

Le jour du départ approchait : on était au 1er décembre. Les opérations nécessaires pour le chargement de la Columbiad étaient commencées. Après de nombreuses réflexions, après avoir passé en revue et soumis aux lois d’un rigoureux calcul toutes les substances explosives récemment découvertes, les trois voyageurs étaient revenus au fulmi-coton employé par ceux qui les avaient précédés.

On se souvient que, malgré l’erreur commise par l’observatoire de Cambridge sur la vitesse initiale que devait avoir l’obus pour atteindre et franchir la zone neutre d’attraction, la charge de quatre cent mille livres de fulmi-coton avait été suffisante pour obtenir ce résultat. On s’en était donc tenu à ces données, et le 10 décembre au soir le chargement était terminé.

Bien que la tentative projetée n’eût pas été annoncée urbi et orbi, comme la précédente, et que les sociétés savantes des deux mondes en eussent été seules informées ; bien que les préoccupations politiques qui agitaient alors les États de l’Union en eussent détourné l’attention publique, un assez grand nombre de personnes, attirées surtout par l’amour de la science, s’étaient réunies dans la ville de Tampa et suivaient avec intérêt la marche de ces gigantesques travaux.

Ce fut donc au milieu d’un public encore assez nombreux que s’embarquèrent les trois compagnons.

Marcel avait amené de France un jeune ingénieur, Georges Dumesnil, attaché précédemment à l’usine du Creusot, d’une expérience éprouvée, qui l’avait aidé dans la partie technique de toutes les opérations préalables. C’est à lui qu’il confia la délicate mission de présider à la descente de l’obus dans l’âme de la Columbiad, et de lancer l’étincelle électrique qui devait mettre le feu à la charge de fulmi-coton et envoyer le projectile dans l’espace.

Le départ s’effectua comme il avait été prévu, le 15 décembre, à dix heures quarante-six minutes quarante secondes du soir. L’obus lancé avec une force prodigieuse s’échappa des flancs embrasés de la Columbiad, au milieu des hurrahs d’une foule enthousiasmée.

L’expérience du premier départ n’était pas restée inutile, et les désastres qui avaient signalé la précédente explosion du gigantesque tube de fonte furent pour la plupart évités. Les assistants ressentirent, il est vrai, une violente commotion, et bon nombre d’entre eux, bien que prévenus, roulérent sur le sol ; mais aucun train ne dérailla, aucun navire ne chassa sur ses ancres, et les vaisseaux qui sillonnaient l’Atlantique ne furent pas troublés dans leur marche. Le ciel même ne s’obscurcit pas de vapeurs insolites, et les observateurs qui, à l’heure dite, tenaient l’œil fixé à l’oculaire du télescope des Montagnes Rocheuses, constatèrent le passage dans notre atmosphère d’une sorte d’astéroïde incandescent qu’en toute autre circonstance ils auraient pris pour un vulgaire bolide, si, prévenus comme ils l’étaient, ils n’avaient reconnu en lui le projectile de la Columbiad.

Le savant Mathieu-Rollère surtout trépignait d’aise.

« Ah ! s’écriait-il en se frottant vigoureusement les mains, les voilà partis, ces braves jeunes gens. Ils ont été exacts. Maintenant le véhicule qui les transporte, sorti de notre atmosphère, a disparu dans les profondeurs de l’espace. Mais, ajoutait-il, dans trois jours nous les reverrons, nous les suivrons pas à pas dans leur chute, et nous assisterons à leur arrivée triomphale sur notre satellite. »

Hélène pleurait en silence.

Pendant les trois nuits qui suivirent celle du départ, l’astronome à son poste essayait de sonder les ténèbres qui remplissaient
Région de la mer des Pluies.
A chaîne des Apennins ; B chaîne du Caucase ; C Archimède ; D Autolycus ;
E Aristillus ; O fissure où est tombé l’obus.
l’espace et de suivre dans son vol aérien l’obus qui emportait les trois audacieux. Mais l’obscurité était impénétrable et, bien qu’il connût scientifiquement la route que devait tenir le projectile, l’œil géant du télescope ne pouvait rien percevoir : la nuit jalouse gardait son secret. Épuisé de fatigue, il s’était endormi dans l’après-midi du quatrième jour, lorsque tout à coup (il était alors environ cinq heures du soir, mais la nuit vient vite dans cette saison et dans ces régions hyperboréennes) un des jeunes astronomes qui se relayaient au télescope poussa un cri : « Les voilà ! les voilà ! »

Mathieu-Rollère, aussitôt prévenu, bondit.

Sur le disque largement éclairé de la Lune se détachait un petit point noir presque imperceptible, mais qui, ainsi qu’on put le constater à l’aide du micromètre, se déplaçait sensiblement.

« Ce sont eux, à n’en pas douter, » murmura le savant.

En effet, le point mobile dans lequel l’astronome reconnaissait le projectile se trouvait à ce moment au-dessus de la partie occidentale de la mer des Pluies, là où s’élèvent les cratères d’Aristillus et d’Autolycus ; il semblait s’avancer dans cette vallée limitée par la pointe extrême de la chaîne du Caucase et les deux cratères.

Bien que le mouvement de translation du projectile fût, à une pareille distance, presque insensible, il était évident que la chute s’opérait avec une effrayante rapidité.

Tous les astronomes habituels de l’observatoire et bon nombre d’autres savants qu’avait attirés le désir de suivre cette étrange expérience, étaient venus successivement fixer leur œil à l’oculaire du télescope, et tous avaient constaté le déplacement du point observé par Mathieu-Rollère. Tous partageaient son avis.

Il reprit sa place à l’oculaire. Les autres astronomes, le regard attaché aux aiguilles d’une pendule sidérale, calculaient l’instant où les voyageurs devaient arriver à leur but. C’était à onze heures cinquante-neuf minutes soixante secondes qu’ils devaient atteindre la surface de notre satellite.

« Ils approchent, murmurait Mathieu-Rollère, mais il y a quelque chose que je ne m’explique pas. Ils devraient, à l’aide des fusées dont ils disposent, ralentir leur mouvement ; mais sans doute, à une telle distance, pareille constatation est impossible. »

Tout à coup il poussa un cri. On s’empressa autour de lui. Il bégayait : « Je ne les vois plus. »

Tous s’approchèrent et regardèrent à leur tour.

« Parbleu ! s’écria l’honorable W. Burnett, le directeur de l’observatoire, ils sont tombés dans une rainure.

« Voyez en effet, ajouta-t-il, cette fissure de l’écorce lunaire qui serpente au pied de la chaîne du Caucase ; elle ne nous apparaît que comme une fine ligne noire tracée à l’encre ; mais elle a en réalité plusieurs kilomètres de largeur, espace plus que suffisant pour livrer passage à des milliers de projectiles de ce calibre. Et, fit-il en se tournant vers Mathieu-Rollère, c’est sans doute parce qu’ils se sont aperçus de la direction que prenait l’obus, qu’ils ont réservé pour le dernier instant les fusées destinées à amortir leur chute.

— Mais, reprit Mathieu-Rollère, et sa voix tremblait d’émotion, que vont-ils devenir au fond de cet abîme ?

By God, fit l’Américain, voilà une question à laquelle je suis assez embarrassé de répondre. La rainure dans laquelle ils semblent être tombés, provenant d’un craquement de l’écorce lunaire, doit avoir, selon toute probabilité, des bords taillés à pic, et l’ascension doit en être difficile. D’un autre côté, si, comme les dernières observations permettent de le supposer, les basses régions lunaires renferment encore de l’air, ils ont plus de chances, en sortant de leur obus, de rencontrer une atmosphère respirable.

— Sur mon âme, grommela un des jeunes attachés de l’observatoire, je ne donnerais pas 10 schellings de leur peau. »

Hélène était tombée évanouie et le vieux savant s’efforcait de la rappeler à la vie.

Pour tous les observateurs des Montagnes Rocheuses les trois voyageurs étaient irrémédiablement perdus.