Un monde inconnu/Première partie/4

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 33-38).


CHAPITRE IV

MATHIEU-ROLLÈRE

Pendant que Marcel, accompagné de lord Rodilan, qui paraissait prendre à l’entreprise où il s’était engagé plus d’intérêt qu’il ne voulait l’avouer, se rendait en Floride pour y diriger les préparatifs du voyage projeté, Jacques Deligny, du consentement de ses deux amis, faisait route pour l’Europe, afin d’y accomplir ce qu’il regardait comme un devoir sacré.

Dans la rue Cassini, à Paris, près de l’Observatoire, habitait depuis près de trente ans le vieil astronome François Mathieu-Rollère. C’est là, dans une petite maison riante et qu’entourait un assez grand jardin, qu’il était venu s’installer avec sa femme, lorsqu’il avait été nommé astronome titulaire à l’Observatoire de Paris. Le jeune savant aurait été complètement heureux entre une épouse qu’il chérissait et la science à laquelle il avait voué sa vie si le ciel eût béni son union. Pendant de longues années il désespéra d’être père, et il semblait résigné à cette souffrance lorsqu’il lui naquit une fille, à laquelle il donna le nom d’Hélène. Mais ce bonheur fut chèrement payé : la naissance de l’enfant avait coûté la vie à la mère.

Cette mort inattendue jeta le savant dans un grand désespoir. Pour faire diversion à son chagrin, il se plongea plus résolument encore dans la science, qui seule pouvait lui faire oublier celle qu’il avait perdue. Hélène grandit ainsi aux côtés d’un père qui, tout entier à ses travaux scientifiques, ne songeait guère à elle et semblait ne plus se rappeler combien il avait ardemment désiré la venue d’un enfant. Bien que sa vieille bonne, la brave Catherine, eût reporté sur elle l’affection qu’elle avait pour la défunte, la vie de cette enfant privée de la tendresse maternelle, dont les journées s’écoulaient entre un savant perdu dans ses livres et une vieille servante, était assez triste. Elle ne sortait que rarement et ne se mêlait jamais aux jeux des enfants de son âge.

Elle avait déjà huit ans lorsque la venue d’un jeune compagnon vint modifier profondément sa vie.

L’astronome avait une sœur mariée avec un officier de marine qu’elle aimait profondément. Un brillant avenir s’ouvrait devant le lieutenant de vaisseau Deligny, lorsque, au cours d’une campagne dans l’Extréme-Orient, la mort l’avait soudainement ravi à la tendresse de sa femme. Celle-ci l’avait suivi de près dans la tombe, et Jacques, leur fils unique, alors âgé de quatorze ans, était resté orphelin. Son oncle, que la loi désignait pour son tuteur, avait pris chez lui le jeune homme, qui achevait alors ses études au lycée Louis-le-Grand.

Dès lors la vie avait changé pour la jeune Hélène : une étroite affection n’avait pas tardé à unir les deux enfants. Ce sentiment, grandissant avec l’âge, était devenu un amour sérieux que rien ne semblait devoir contrarier. Le vieux savant paraissait ne s’intéresser qu’aux choses du ciel ; il ne semblait pas qu’il dût jamais s’opposer à l’union des deux jeunes gens, et Jacques travaillait avec confiance pour faire à celle qu’il adorait une situation heureuse et honorée dans le monde. Aussi, grande avait été sa surprise et grand son désespoir lorsque, à la demande de lui accorder la main d’Hélène, son oncle avait répondu par un refus catégorique. Il savait que rien ne ferait revenir l’astronome sur sa résolution, et il s’était éloigné le cœur brisé et disant à Hélène qu’étouffaient les sanglots : « Je vais chercher les moyens de vous mériter. »

À partir de ce moment, la vie avait été bien triste pour la jeune fille ; elle se consumait dans une attente que chaque jour rendait plus désespérée. Jacques, depuis son départ, n’avait pas donné signe de vie, et elle se demandait parfois si celui qu’elle aimait ne l’avait pas oubliée, ou même s’il n’était pas mort dans quelque aventure périlleuse. Son teint avait pâli, ses yeux avaient perdu leur éclat, sa santé même paraissait s’altérer.

Cependant le vieux savant, tout entier à son œuvre, ne s’apercevait de rien. C’est à peine s’il jetait sur sa fille, qu’il voyait seulement à l’heure des repas, un regard distrait ; il ne remarquait pas les changements qui s’étaient opérés en elle.

Huit mois s’étaient déjà écoulés depuis le départ de Jacques : Hélène n’espérait plus.

Un matin des derniers jours du mois de février, la sonnette de la porte du jardin s’agita bruyamment, comme secouée par une main vigoureuse, et Hélène, qui était assise dans sa chambre, ressentit sans savoir pourquoi comme un coup au cœur. La vieille servante avait couru ouvrir.

En voyant le visiteur qui entrait et d’un pas rapide gagnait la maison, la jeune fille s’était levée toute droite, ses traits s’étaient couverts d’une étrange pâleur, et elle était retombée presque anéantie sur son siège.

Ce visiteur, c’était Jacques.

Il s’élança joyeux dans la petite salle où si souvent il s’était assis entre son oncle et celle qu’il aimait. Le vieux savant, qui se disposait à se rendre à l’Observatoire, venait d’y pénétrer.

« Ah ! mon oncle, s’écria Jacques en sautant à son cou, que je suis heureux de vous voir ! Vous allez être content de moi. Mais où donc est ma cousine ? Je veux l’embrasser aussi.

— Doucement, doucement, fit l’astronome, que l’accolade du jeune homme avait failli renverser. Tu pars comme un fou, tu restes huit mois sans donner de tes nouvelles et tu tombes ici comme un aérolithe. Que signifie tout cela ?

— Je vous expliquerai tout dans quelques instants. Et d’abord, fit-il, en retirant à son oncle encore ahuri sa canne et son chapeau, l’Observatoire vous donne congé pour aujourd’hui ; vous allez pour une fois être tout à nous. »

Cependant Hélène, surmontant son émotion, était descendue et entrait dans la salle… Ses joues maintenant étaient couvertes d’une vive rougeur, ses yeux avaient retrouvé un éclat qu’on ne leur connaissait plus depuis longtemps. Elle tendit son front à Jacques et, pendant qu’il y déposait un baiser brûlant : « Méchant, murmura-t-elle, comme vous m’avez fait souffrir. »

Lorsque le déjeuner fut achevé et pendant qu’il savourait son café, Jacques raconta à son oncle et à sa cousine tout ce qu’il avait fait depuis qu’il les avait quittés.

La jeune fille écoutait avidement ce récit où elle sentait palpiter tout l’amour dont le cœur de Jacques était rempli. Le vieillard n’y prétait qu’une oreille distraite. Mais lorsque le narrateur arriva à sa rencontre avec Marcel de Rouzé, aux derniers événements qui avaient rempli sa vie, à l’audacieux voyage enfin qu’il était décidé à tenter, l’œil de l’astronome s’anima, son attention devint soutenue, un vieux reste de sang afflua à ses joues : il était gagné par l’enthousiasme de son neveu. À la fin sa joie déborda.

« Bravo ! mon cher enfant, cria-t-il. Voilà en effet une grande et noble entreprise, qui va faire sécher d’envie et de jalousie tous les astronomes de l’Europe, et fournir à la science une mine inépuisable de riches documents, de découvertes dont on ne peut encore pressentir la portée.

— Mais, mon père, interrompit Hélène, dont la joie semblait tout à coup tombée, et qui se sentait prise d’une inexprimable angoisse, vous n’y songez pas ! Consentir à ce que Jacques s’engage dans cette aventure insensée, c’est le vouer à une mort certaine, c’est me condamner moi-même : car, bien sûr, je ne lui survivrai pas.

— Ta ! ta ! ta ! fit le vieux savant, voilà bien les petites filles, ignorantes et timides. Si on les écoutait, on ne tenterait jamais rien et la science resterait immobile. Mais, aveugle que tu es, ce voyage qui te cause tant de craintes, on l’a déjà fait et on en est revenu. Il s’agit aujourd’hui de le recommencer dans des conditions d’absolue sécurité. On t’a dit que là-haut, sur notre satellite, il y a des gens qui nous attendent, qui brûlent d’entrer en communication avec nous. Rien ne sera plus facile à ceux qui auront atteint la Lune que d’en revenir. »

Hélène ne partageait pas l’enthousiaste conviction de son père et, pendant les jours qui suivirent, elle usa de tout son ascendant sur Jacques pour le faire revenir sur sa terrible résolution. Mais ses efforts restèrent inutiles : Jacques s’était peu à peu grisé à la pensée de ce voyage dans l’immensité. L’ardente foi de Marcel dans le succès final l’avait gagné lui-même ; il ne voyait pas d’ailleurs à sa portée d’autres moyens d’obtenir la main de celle qu’il aimait.

Son amour le rendit éloquent, persuasif, et, s’il ne parvint pas à faire partager sa confiance à la jeune fille, il obtint d’elle qu’elle cessât de s’opposer à son projet. Mais elle voulut au moins rester jusqu’au dernier moment près de celui qu’elle aimait et le suivre des yeux dans sa périlleuse entreprise.

« Je vois bien, dit-elle un jour à son père, que tout ce que je pourrais tenter pour vous détourner, Jacques d’entreprendre ce voyage, toi de l’approuver, resterait inutile. Il faut donc que je m’y résigne. Mais pourquoi ne l’accompagnerions-nous pas en Amérique ? Et puisqu’il existe dans les Montagnes Rocheuses un télescope qui permet de suivre le projectile dans son trajet, pourquoi ne nous rendrions-nous pas dans cette contrée, afin de rester, autant que possible, en communication avec celui qui nous est si cher ?

— Tu as raison, s’écria l’astronome ; voilà une excellente idée. Rien ne sera plus facile que d’obtenir une mission spéciale de l’Observatoire. »

Il fut donc convenu qu’on partirait ensemble pour New-York et que, pendant que Jacques gagnerait la Floride, le vieux savant et sa fille se rendraient aux Montagnes Rocheuses pour y attendre le prochain départ du projectile de la Columbiad.